Il est pris de vertiges et se sent nauséeux. Il n'a pas mangé de petit-déjeuner, ce matin. Sûrement un oubli de sa part ou un manque d'appétit. Il est étourdi parfois, mais il ne devrait pas prendre cela à la légère. Cela risque de lui coûter, sa dernière crise ne remontant à pas si longtemps que ça. Comme à son habitude, il prend une dose d'insuline de secours, ne serait-ce que pour tenir jusqu'à midi. Plus de peur que de mal, sans doute. C'est pensif qu'il termine sa lecture matinale. Il s'étire quelques instants et se rend à la cuisine. Il croise un de ses camarades sans l'aperçoive lorsque son regard darde plus longtemps sur une silhouette plus familière, mais demeure floue. La raison à cela c'est qu'il a oublié de mettre ses lunettes de vue, à défaut de ne pas porter ses lentilles aujourd'hui. Il arrive à la hauteur de son camarade, les lunettes visées à son nez, il pose une main amicale sur l'épaule de l'indien pour le saluer.  « Naveen. » Il fait léger salutation de la tête et commence à s'activer en cuisine. Il passe derrière le comptoir, retire son pull, enfile un tablier de cuisine autour de sa taille et pose ses yeux sur l'homme en face de lui. « Tu déjeune avec moi ? J'allais me mettre en cuisine. », qu'il lui fait savoir en sortant déjà la planche à découper de sa cachette habituelle. Tout le matériel nécessaire pour la cuisine se trouve à portée de main. Lino aime les cuisines pratiques comme celle-ci. Avant, l'italien adore la cuisine. Cuisiner pour les autres lui donne une satisfaction sans nom.  « Tu as une idée de ce que tu souhaite manger ? Je te prépare ce que tu veux. Tant que ça reste dans le domaine possible. » Il rit légèrement. A part les plats indiens puisqu'il n'a pas cette corde à son arc bien qu'il en ait déjà goûté. Lui curieux et aventurier de nature, il n'a pas tenté de reproduire des recettes indiennes car il a bien trop de respect pour leur héritage culinaire et ne souhaite en aucun cas commettre un blasphème.  « J'aimerai goûter une de tes spécialités culinaires, un jour. Quand je suis allé en Inde, j'ai eu très bon souvenir de mon séjour. Pour un végétarien comme moi, j'ai été plus que ravi des plats qu'on m'a servi. », lui déclare-t-il en se remémorant son voyage. Ce qu'il retient de celui-ci, ce sont les odeurs et les couleurs qui l'ont enchanté durant tout son séjour. Et bien sûre, l'hospitalité des habitants. Un beau pays, en somme. « Tu cuisines, j'espère ? », dit-il en le taquinant. Il lui lance un regard inquisiteur en plissant légèrement les yeux. Ce serait bien dommage qu'il ne fasse pas profiter ses talents de cuisiner. Du moins, si il sait réellement cuisiner. Un coup de main ne serait pas de refus.

L'indien occupait la cuisine depuis un petit moment maintenant, lui qui au départ n'était entré que pour se servir un verre d'eau et n'en était finalement pas ressorti, s'étant assis sur l'une des chaises hautes, tandis que sa mine fatiguée laissait entrevoir qu'il n'avait pas passé une nuit évidente. Il faut dire que sa conversation avec Grey s'était un peu éternisée, puis qu'il n'avait plus tellement été en mesure de trouver le sommeil, trop occupé à repenser à certaines choses qu'ils avaient évoqué et qu'il avait ressassé pendant une bonne partie de la nuit, forcé d'admettre que cet échange l'avait fait réfléchir. Il n'était donc pas au mieux de sa forme, à somnoler à moitié sur sa chaise. Mais heureusement pour lui, un candidat eut l'idée d'entrer dans la cuisine juste à temps pour lui éviter de piquer du nez, et tandis qu'il se redressa l'indien reconnut Lino. « Oh Lino, bonjour. » Il lui adressa un sourire et le suivit du regard tandis que son camarade semblait sur le point de faire la cuisine. Il lui demanda d'ailleurs s'il comptait déjeuner, l'invitant à le rejoindre. « Je commençais justement à avoir un petit creux, alors oui, ce serait avec plaisir. » Il quitta ainsi la chaise qu'il occupait jusqu'ici pour ne pas donner l'impression de paresser pendant que Lino s'activait de son coté, et se rapprocha du comptoir derrière lequel il se trouvait. « Je ne suis pas difficile, à vrai dire. Mais je ne compte pas te laisser te débrouiller seul, il n'y a pas de raison. » Il serait même ravi de lui donner un coup de main, autant parce qu'il ne rechignait jamais à mettre la main à la pâte que parce que Lino était un jeune homme agréable qu'il aiderait volontiers. Mais bientôt, les confessions de son camarade changèrent la donne. « Tu es allé en Inde, vraiment ? Dans quel coin ? » Forcément, il était maintenant curieux d'en savoir plus, car il croyait savoir que personne d'autre ici n'y avait un jour mis les pieds, alors il était forcément ravi de pouvoir en parler avec quelqu'un. « Et tu es végétarien, toi aussi ? C'est fou, je crois qu'on est décidément faits pour s'entendre. » Il esquissa un sourire amusé, parce qu'effectivement c'était une agréable coïncidence que de partager ça avec lui. Il fut d'ailleurs tenté de le questionner sur ce choix, parce que ça pouvait être lié à ses convictions religieuses, ou à ses valeurs, mais dans l'immédiat il ne voudrait pas risquer d'être indiscret. La question de Lino le fit alors sourire. « Je cuisine, oui, et même bien selon ma mère. Mais elle n'est pas très objective, et puis elle n'a pas eu tant d'occasions que ça de goûter à mes plats. » Parce qu'il lui était arrivé de cuisiner pour elle et sa famille quand il était souvent chez ses parents, mais aujourd'hui ils partageaient moins de repas, alors c'était surtout Sunil qui profitait de ses aptitudes culinaires. « Si tu préfères, je peux m'occuper du repas. Puisque tu veux goûter à des spécialités indiennes, je devrais pouvoir trouver de quoi te préparer un plat bien de chez moi. » Et c'est sans plus attendre qu'il ouvrit tous les placards dans l'espoir de trouver quelque chose qui lui inspirerait une recette. Et tandis qu'il tomba sur un paquet de farine, il eut une idée. « Des chapatis, est-ce que ça te dirait ? » Il se retourna vers lui et l'interrogea du regard. « Ce sont des pains qui ont la forme de crêpes, et que l'on accompagne généralement de légumes. » En d'autres termes, c'était idéal dans leur situation, puisque ni l'un ni l'autre ne mangeait de viande. « Tu y as peut être déjà goûté, d'ailleurs. » Puisqu'il disait avoir déjà passé un peu de temps en Inde, et parce que les chapatis étaient des valeurs sûres de la cuisine végétarienne indienne. Et s'il y avait bien une recette qu'il maîtrisait, qui faisait toujours son petit effet et qui en plus ne demandait pas des aptitudes exceptionnelles en cuisine, c'était celle-là.

Par un heureux hasard, il tombe sur Naveen avec lequel il a des affinités évidentes depuis le début. C'est toujours un plaisir de le croiser et de discuter de tout et de rien, comme s'ils se connaissent depuis toujours. Un ressenti qu'il espère réciproque. Lino convie l'indien à partager le repas de midi ensemble. Chose qu'ils n'ont pas encore fait, dans ses souvenirs. Il n'est jamais trop tard pour le faire. Le libraire ne perd pas de temps car il a cru comprendre que son camarade avait faim. Il enfile un tablier, remet ses lunettes de vue et s'active derrière le comptoir, à commencer par la planche à découper qu'il dépose sur le plan de travail lorsque son interlocuteur lui propose son aide. Un sourire enjoué s'étire sur ses lèvres. Il réplique : « C'est sympa de ta part. Tiens, je te sors un tablier. » Il s'exécute, il passe le tablier au jeune homme. Pendant qu'il met le tablier, l'italien lui confie qu'il a visité l'Inde lors de son périple à moto. Cela a fait mouche. Naveen réagit immédiatement à sa réponse. Lui de même aurait réagi de la même façon quand on lui parle de son pays natal. « Oui. Au départ, je ne devais que y faire un court passage pour faire le plein, etc. Mais je suis resté plus longtemps que prévu. C'était à Bombay. », lui raconte-t-il comme si il y était. Il n'a gardé que des bons souvenirs de son séjour. Quand il est en présence du brun, il se souvient des odeurs, des rires des enfants, des salutations des anciens. Tout resurgit en lui. Il n'a pas regretté de s'être arrêté, d'être resté parmi eux. Il mentionne son régime alimentaire. La réponse de son locuteur le fait sourire de plus bel. « Oui. Mon diabète m'oblige à manger équilibré - beaucoup de légumes - et surtout, mon père a fait de moi un convaincu. Je vais finir par croire qu'on a été des frères dans une autre vie. » Il fait allusion à leur conversation concernant la réincarnation. Ce que Naveen ne sait pas en revanche, c'est que Lino y croit aussi, à la réincarnation. Il ne s'est jamais considéré comme catholique malgré les protestations de son grand-père qui est un fervent pratiquant. Concernant son régime, il ne l'a pas vraiment choisi mais il ne regrette pas du tout la viande. Les plats ont une toute autre saveur. Moins d'huile, moins de graisse. Son corps est plus sain depuis qu'il se déclare véritablement végétarien. Son père aurait été fier, c'est certain. Ils reviennent sur la cuisine. Lino veut savoir si il est doué en cuisine. Apparemment oui, selon la mère de Naveen. L'italien s'esclaffe, puis soupire, amusé :  « Ah les mères ! La mienne ne sait pas cuisiner. C'est l'horreur. Mes soeurs et moi lui font toujours à manger car elle est incapable de cuir des oeufs correctement. Au grand dam de ma grand-mère. » Il rit de nouveau quand il repense à la fois où sa mère a tenté de cuire de pâtes. Une catastrophe. Un comble pour une italienne de souche comme elle. On ne s'y refait pas. Elle n'a jamais plus tenté de faire quoique ce soit. Au fond, elle aime être servie comme une reine. Naveen propose de cuisiner un plat indien puisque le jeune homme le lui a expressément demandé avec ferveur.   « Oh oui, s'il te plait. », répond-t-il en joie. L'indien lui annonce qu'il fera des chapatis avec des légumes. Il s'en lèche les babines, il en saliverait presque. Il acquiesce : « Oui, oui et oui. Je les adore même. » Il en est tout excité. Lino est un fin gourmet, savoure d'autant plus les plats lorsqu'ils sont faits main. En plus, Naveen semble particulièrement content de ses origines et fier des les afficher. « Je te laisse la main. Par contre, je serai ton commis. Deal ? », qu'il lui lance en le gratifiant d'un clin d'oeil amical.

Si l'indien était encore à moitié endormi quelques instants plus tôt, l'arrivée de Lino avait suffi à ce qu'il retrouve toute sa contenance, aussi bien parce qu'il ne voulait pas s'écrouler de fatigue devant lui, que parce que chaque instant passé en sa compagnie était suffisamment agréable pour qu'il n'en gâche pas une seule seconde. C'est en tout cas avec plaisir qu'il accepta son invitation à déjeuner en sa compagnie, avant de lui faire savoir qu'il ne comptait pas le laisser se débrouiller seul. Et il n'en fallut pas plus pour que Lino lui passe un tablier, ce qui le fit sourire. « Merci » qu'il souffla alors, au moment de le mettre, avant d'apprendre que son camarade aimerait à l'occasion se familiariser avec la cuisine indienne, lui qui confessa d'ailleurs s'être déjà rendu en Inde. Naturellement curieux, l'indien souhaita en savoir plus et la réponse de l'italien lui valut d'afficher une mine fascinée. « Oh, parce que tu allais ailleurs, à la base ? Tu as traversé plusieurs pays, peut être ?» Il supposait maintenant que son camarade était une sorte d'aventurier, d'explorateur, et ça l'emplissait d'une certaine admiration. Il précisa alors s'être rendu à Bombay. « Ça va peut être t'étonner, mais … je n'y suis jamais allé, moi. Ma famille habite dans le Tamil Nadu, je me suis installé dans le Karnataka pour mon travail, et la seule fois où je suis monté un peu plus au Nord, c'était pour me rendre à une université de New Delhi. » En dehors de ça, il n'avait jamais visité d'autre endroits. L'inde était un territoire vaste, et lui qui était resté longtemps sans avoir de quoi voyager avait certainement laissé passer beaucoup d'occasions. Apprenant en tout cas que Lino était végétarien au même titre que lui, il fut désolé d'apprendre que ça n'était pas totalement un choix. « Est-ce que c'est difficile de vivre avec ? » Il ne connaissait pas vraiment les inconvénients du diabète, mais si ça impliquait des restrictions alimentaires, ça devait être assez compliqué à gérer. Sa mine irradia toutefois lorsque Lino reprit la parole. « C'est peut être vrai ! Oui, peut être que nos karmas devaient s'entrecroiser une nouvelle fois, et que c'est ici qu'ils étaient censés le faire. » Ce serait sûrement une théorie improbable aux yeux des autres, mais lui il n'avait jamais caché qu'il croyait fermement à la réincarnation, et à l'attraction entre karmas. « Ça me plairait, en tout cas, qu'on ait été frères dans une vie antérieure. » Il confessa ensuite, dans un sourire un peu plus timide. Lino était quelqu'un de spirituel, d'extrêmement sympathique alors oui, l'idée qu'ils aient pu être liés dans une autre vie était on ne peut plus agréable. L'indien le rassura ensuite sur ses aptitudes culinaires, évoquant sa mère et son manque d'objectivité, avant que Lino n'évoque la sienne. « Il n'est peut être pas trop tard pour qu'elle apprenne ? Vous ne pourrez pas toujours lui faire à manger, alors peut être qu'il faudrait lui montrer quelques bases pour qu'elle puisse se débrouiller seule ? » Il respectait entièrement le fait que Lino soit disponible pour sa mère – lui-même l'était pour la sienne – mais il partait toujours du principe qu'on pouvait apprendre sur le tard. Lui proposant ensuite de lui préparer une spécialité indienne, puisqu'il avait manifesté de l'intérêt pour cette cuisine, il en vint à envisager de faire des chapatis, une recette à laquelle Lino avait peut être déjà goûté durant son séjour en Inde. Et l'enthousiasme qu'il manifesta pour le lui confirmer amusa l'indien. « Parfait, alors va pour des chapatis » qu'il s'exclama dans un rire, avant d'acquiescer solennellement à la proposition de Lino. « Ça me va, je suis sûr que tu vas te révéler efficace. » Ça lui faisait même plaisir que Lino se propose d'être son commis, ça prouvait qu'il s'intéressait à l'élaboration de cette recette, et peut être même qu'il souhaitait apprendre à la préparer. « Nous allons avoir besoin de farine, d'huile, de sel et d'un peu d'eau. » Naveen quitta sa place pour ouvrir les placards et récupérer ce dont ils auraient besoin, ainsi qu'un récipient. Il posa le tout sur le comptoir puis se tourna vers Lino. « On va former un tas avec la farine, et créer un puits en son milieu, dans lequel on versera l'huile, l'eau et le sel. » Il se contentait de lui expliquer, sans pour autant entamer la préparation. « L'idée, ce sera ensuite de mélanger délicatement les ingrédients pour former une pâte en forme de boule. Cette pâte devra être molle, et c'est elle qu'on aplatira ensuite grâce au rouleau. » Il s'empara d'ailleurs du rouleau à pâtisserie, qu'il vint poser près des ingrédients. « Maintenant que tu sais tout ça, j'aimerais que tu essaies. » Il esquissa un sourire bienveillant, pour l'aider à avoir confiance en ses capacités. Il ne lui tendait pas de piège, Lino avait souhaité lui laisser la main mais il tâchait de lui transmettre quelque chose, comme tout le monde ici le faisait avec lui depuis le départ. « Le secret, c'est d'être délicat lorsqu'on pétrit la pâte, mais je ne crois pas que tu sois du genre balourd, alors je ne m'inquiète pas. » Lino lui donnait plutôt l'impression d'être une force tranquille, un peu comme lui. Il était donc à peu près certain que si quelqu'un ici risquait de réussir cette recette, c'était bien lui. Et s'il venait à se tromper, ils trouveraient de toute façon un moyen de rattraper ça, ce n'était jamais qu'un essai après tout.