C'est étrange comme on pouvait passer toute une semaine à regretter de ne pas pouvoir profiter de la compagnie de quelqu'un, et malgré tout se retrouver dans l'incapacité de l'approcher au moment où l'on y était à nouveau autorisé. Naveen n'avait pas pu entrer en contact avec Lino la semaine passée, comme quelques autres ici, et il s'en était désolé pour plusieurs raisons. D'abord parce que Lino était quelqu'un qu'il appréciait, un jeune homme plaisant avec qui il aurait aimé passer encore un peu plus de temps. Aussi parce qu'il lui était toujours reconnaissant de lui avoir prêté quelques affaires à lui, à l'occasion de la soirée de Noël, et qu'il aurait voulu faire quelque chose pour le remercier comme il se doit. Et puis, surtout, parce que ce que Lino avait laissé entendre lors de leur dernier échange lui donnait depuis l'impression qu'ils étaient attirés comme deux aimants, destinés l'un à l'autre. C'était sûrement psychologique, et la preuve que ses croyances influençaient beaucoup de ses pensées, mais c'était bel et bien ce qui avait rendu cette séparation d'autant plus frustrante à ses yeux. Et pourtant, à cet instant, tandis qu'il l'observait depuis l'une des baies vitrées donnant sur le patio, l'indien n'était pas certain de devoir le rejoindre. Parce que la rubrique d'Akela lui avait appris un certain nombre de choses, à commencer par l'attirance de l'italien pour Khadija, et il n'était pas certain de savoir comment se comporter une fois face à lui. Ce qu'il avait entendu de la bouche de Lino ne lui avait pas nécessairement plu, non pas parce qu'une possessivité malvenue l'incitait à déprécier quiconque chercherait à s'emparer du cœur de la brune, mais parce qu'il n'avait rien vu du rapprochement des deux candidats et qu'il aurait voulu, c'est vrai, que Khadija l'informe qu'elle trouverait peut être l'amour plus tôt que prévu, dans les bras d'un homme qu'il connaissait déjà, et avec qui il vivait. Il était jusqu'ici tellement sûr qu'elle ne recherchait pas l'amour ici, qu'elle était bien moins aveuglée qu'il ne l'était et ne croyait pas à l'idée de rencontrer la bonne personne dans un cadre pareil, que les jeux de regards et les gestes tendres qu'il avait aperçu à travers l'écran l'avaient pris de court. C'est pour ça qu'il n'osait pas approcher Lino, parce qu'il y avait des choses qu'il aimerait lui demander, mais qu'il n'était peut être pas en droit d'évoquer. Auprès de Khadija, il oserait sans problème. Mais auprès de lui, c'était plus délicat. Et pourtant, après quelques instants à envisager de repartir d'où il venait, l'indien finit par gagner le patio à son tour. S'avançant vers Lino, alors tranquillement attablé, il le salua par un doux sourire, puis osa tirer une chaise pour prendre place à ses cotés. L'observant alors silencieusement, envahi par le besoin d'être rassuré sur toutes sortes de choses, il choisit de faire allusion à une chose qui lui tenait à cœur. « Tu pensais ce que tu m'as dit, la dernière fois ? » Il souffla alors, les yeux rivés vers les siens. « Qu'on avait peut être été des frères dans une autre vie. » Des propos qu'il avait tenu dans la cuisine, deux semaines plus tôt, et qui l'avaient décidément marqué. « Tu le pensais ? » Si cette question l'avait rendu curieux pendant plusieurs jours, ici il la lui posait autant pour être certain qu'il croyait effectivement en cette possibilité, que pour s'assurer qu'il pourrait lui parler comme à un frère, sans qu'aucun de ses propos ne soit mal interprété, ou ne gâche quoi que ce soit à leur complicité naissante.

Un certain relâchement se fait sentir et Lino n’est pas dupe. Les jours qui viennent seront décisifs pour la suite de l’aventure. Scarlett et lui ont écopé du double de votes contre eux. Il ne serait pas surprenant qu’il soit nominé. Il brille par son manque d’entreprise et de volonté concernant le jeu. Lui qui s’est juré de jouer jusqu’au bout, sans en venir à la ruse et à la manipulation pour autant. Au lieu de cela, il s’éloigne de son caractère originel, son comportement se modelant aux attentes des personnes avec lesquelles il interagisse. Il l’adapte selon la personne qui se retrouve en face de lui. Est-ce de la pure stratégie ou une manière pour lui de s’intégrer plus rapidement ? Au contraire, il se sent peut-être intimidé par les caractères forts du l’émission ou c’est simplement parce qu’il ne se dévoile pas assez et qu’il se sent donc lésé. Tant de questionnements qui resteront sans réponses. L’italien n’est pas le genre à douter autant de lui-même. Cette aventure remet bel et bien certaines choses en perspective. Des choses qu’on pense acquises. Sa confiance ébranlée, il s’est fait à l’idée qu’il demeurera en pleine indécision. L’unique chose dont il est persuadé c’est qu’il est doté d’une persévérance à toute épreuve, une certaine obstination à aller à l’encontre des idées préconçues et des attentes. Il est imprévisible, Lino et instinctif, ne suivant que ses humeurs et ses émotions du moment. La versatilité dont il fait preuve parfois se traduit par des gestes ou paroles inattendues, immodérées. Sur le moment, il ne réfléchit pas. Fidèle à lui-même, il ne fait pas dans la demi-mesure. C’est tout ou rien avec lui. C’est machinal, c’est spontané. Cette spontanéité en déconcerte toujours plus d’un. Il rebondit avec adresse, accordant sa langue affûtée à une gestuelle bien singulière et familière. Une part de sa personnalité qu’il a dévoilé à Khadija lorsqu’il lui avoue son attirance pour elle. Il a cru bien faire sauf qu’il se trouve que cette révélation a étonné certains, suscitant chez de vives interrogations que le candidat n’est pas en mesure de justifier. Il n’a pas à le faire. Cet aveu ne s’apparente en rien à une déclaration « amoureuse ». Loin de là. Encore faut-il que l’attrait soit réciproque. Jusqu’aux dernières nouvelles, ce n’est pas encore le cas. Il patiente, guettant le moindre signe de la part de l’intéressée. Pour l’heure, il demeure dans l’incertitude. Ce qui le rend d’autant plus enclin à prendre les devants. Il n’attend pas que cela passe, il agit. Il n’est pas du genre à tourner autour du pot bien longtemps sauf quand c’est exigé et encore, il n’en fait qu’à sa tête. Dans le patio, il déguste au calme son thé, un livre sous le nez et le regard concentré. Il lève les yeux et croit reconnaître Naveen. Le visage de l’italien s’illumine, esquissant un sourire bienveillant à l’égard de son camarade. Il lui indique la chaise en face de soir, l’invitant à s’asseoir tandis qu’il referme son bouquin, une réédition des aventures d’Arsène Lupin, qu’il a toujours sur lui, en toute circonstance. Ce chef d’œuvre de la littérature française entre les mains, pour lutter contre l’ennui, il n’y a pas mieux. Lino éprouve de la joie en voyant l’indien près de lui, car ils n’ont pas pu se parler à cause du fameux gage d’une certaine animatrice. Ce dernier entame la conversation pour une question bien étrange. Il hausse un sourcil interrogateur. Il se souvient des mots échangés entre eux. Il parait qu’ils auraient été frères dans une autre vie. Le libraire en est fortement convaincu. « Oui, je le pensais. », qu’il lui réplique en toute sincérité, d’un ton calme. Ce n’étaient pas des paroles en l’air, la fois où ils ont déjeuné ensemble. Ils se ressemblent d’une certaine manière, ils ont des valeurs similaires. Il éprouve pour l’indien de l’amitié et du respect. «  Et je le pense toujours. Pourquoi ? » »l’interroge-t-il, dubitatif. Quelque chose le tracasse. Lino se demande même si c’est en rapport avec Khadija, avec qui Naveen, il sait, se sent très proche.

Il y a encore quelques jours, Naveen avait une idée plus que précise des circonstances dans lesquelles Lino et lui se retrouveraient. L'indien s'était imaginé qu'il le rejoindrait dans ce même patio – ou ailleurs, en soi, ça n'était qu'un détail – un gâteau entre les mains et un large sourire accroché à ses lèvres, avec l'idée de le remercier pour tout un ensemble de choses. Seulement, un prime avait suffi à ce qu'il aborde cette rencontre différemment. Les images du rapprochement de l'italien et de Khadija avaient changé la donne, non pas parce que ça l'avait contrarié – comment pourrait-il l’être alors qu'il était question du bonheur de la brune ? – mais parce qu'il n'avait rien vu venir, et qu'une partie de lui s'était en quelques sortes sentie mise à l'écart. Ce n'était pas tant qu'il voulait tout savoir dès lors que ça impliquait deux personnes qu'il affectionnait, c'était plutôt qu'à défaut d'ignorer plus longtemps la teneur de ce rapprochement, il aurait autant aimé que ce soit Khadija, ou bien Lino, qui le lui en fasse part. Parce qu'il la voyait comme une sœur, et que Lino, lui, était comme son frère. C'était lui-même qui l'avait laissé entendre, quelques jours plus tôt. Que peut être ils avaient été des frères dans une autre vie. Que peut être ils étaient deux âmes destinées à se retrouver, et à s'aimer à nouveau, d'une façon moins fraternelle qu'amicale, sûrement, mais pour lui ça ne changeait rien. Parce qu'à compter du moment où Lino semblait croire à cette éventualité, rien ne les empêchait de partir du principe qu'ils étaient aussi des frères dans cette vie-là. C'est du moins ce qu'il aimait se dire, parce qu'en plus d'être une idée définitivement réjouissante, ici elle l'aiderait surtout à aborder avec lui un sujet qu'il craignait d'être sensible. Pas parce qu'il comptait le placer dos au mur avec des questions malvenues, mais parce qu'il avait besoin d'être rassuré sur certaines choses, vis à vis de ce qu'il avait vu et entendu dans la rubrique d'Akela, et qu'il ne pouvait pas être certain que Lino ne se méprendrait pas sur ses intentions. Alors, lorsqu'il se décida enfin à le rejoindre, c'est tout naturellement qu'il fit référence à leur dernier échange, justement parce qu'il se demandait si Lino pensait ce qu'il lui avait dit, ce fameux jour. Suspendu à ses lèvres, l'indien attendit alors sa réponse, et lorsque celle-ci lui parvint, c'est un soupire de soulagement qui quitta ses lèvres. Qu'il l'ait pensé sur le moment, ça le rassurait déjà infiniment. Mais qu'il dise le penser toujours, ça touchait définitivement Naveen, qui eut un peu de mal à cacher l'émotion que firent naître en lui les paroles de Lino. A sa question, en tout cas, il se pinça timidement les lèvres. « Parce que mes frères et moi, on s'est toujours tout dit, tout demandé … sans qu'aucun de nous ne se soit jamais fâché. » Il souffla, le regard brillant, avant de joindre ses mains entre elles et d'inspirer, doucement. « Et moi, j'avais besoin d'être sûr que tu ne te fâcherais pas. » Parce qu'il se devait de lui parler d'une chose qui en soi ne le regardait sûrement pas, mais qu'il oserait à présent évoquer parce que Lino s'était montré rassurant. Alors, tandis que son regard ne quittait plus le sien, il se lança. « C'est beau, ce que tu lui as dit. » Il souffla, dans l'esquisse d'un doux sourire, en repensant aux paroles prononcées par l'italien, à l'égard de Khadija, qu'il évoquait ici implicitement. Des paroles qui l'avaient touché, lui, parce qu'il y avait retrouvé le romantisme qu'il avait si souvent admiré par le biais de ses lectures, étant plus jeune. Des paroles dignes d'un personnage de roman, oui, voilà ce qu'il avait entendu. « C'est vrai, surtout. » Que Khadija avait tout pour plaire, oui, c'était vrai. Elle était aussi jolie qu'elle était attachante, et il se dégageait d'elle quelque chose de troublant, quelque chose que même un homme comme lui, qui ne portait pas le même regard sur la brune que Lino, reconnaissait sans mal. « Mais, Lino ... » Il reprit toutefois, en arborant cette fois une mine un peu plus embêtée. « … tu dois être sûr de ce que tu ressens, parce que … j'ai le sentiment que cette histoire pourrait faire du mal à beaucoup de gens. » Il pensait à Jade, à Scarlett, mais aussi à Lino et Khadija eux-mêmes, évidemment. Et puis … « Y compris à moi, si … si ça ne se terminait pas bien. » Certes, rien n'avait encore a priori commencé – ou alors, il était encore plus à l'ouest qu'il le pensait – mais dans l'hypothèse où quoi que ce soit tournerait mal, l'indien souffrirait assurément autant qu'eux. Encore une fois parce qu'il était question de deux personnes qu'il aimait. D'un frère et d'une sœur, pour lui.