W/ SIXTINE
mercredi 25 janvier, 03h18.

La vue, depuis le balcon, était terrible. Ouais. Quand même, fallait le reconnaître. Là, tout de suite, la plupart des candidats de l'émission devait dormir à points fermés, rêvant d'idioties quelconques, ou non. Peu importait pour Milan. Après tout, lui, était là, assis sur la rambarde du balcon, jambes pendant dans le vide, frissonnant légèrement après un coup de vent un peu trop fort et froid. Milan, il adorait la nuit. Beaucoup plus que le jour, pour être honnête. Il la trouvait belle, paisible, agréable. Il n'aimait rien plus que de rouler en voiture sans but, sur une route déserte, avec simplement son morceau préféré en fond. Le jour, les gens étaient stressés, agacés. La nuit, toute trace d'inquiétude disparaissait de leur visage avec les petites rides qu'ils avaient sur le front. Les expirations profondes et régulières remplaçaient les grognements et les rictus. Tout était tranquille. C'était le cas ici aussi, dans le nid d'amour. Il devait sûrement être le seul encore éveillé, mais c'était pas si grave, il avait l'habitude. Pourtant pas insomniaque, il restait souvent debout, jouissant de son métabolisme qui ne nécessitait qu'un nombre minimum d'heures de sommeil. Il aurait put rester là des heures, à simplement fixer le vide, en pensant à tout et n'importe quoi.

Oh bon sang de bon soir. Je détestais dormir avec des inconnus. Il s’en trouvait toujours pour ronfler, respirer fort, se retourner toutes les dix minutes, laisser échapper un soupir d’agacement. Accepter de partager mon nid douillet avec un candidat n’avait déjà pas été une mince affaire. Je redoublais d’efforts pour garder mon corps aussi raide qu’un piquet, bien dans ma « zone » du lit afin de ne pas déborder sur la sienne. Je transpirais presque à force de concentration, et Morphée était bien loin de parvenir à m’envelopper dans ses bras. Mais si j’étais aussi prévenante, c’était parce que les plaintes s’étaient succédées en ce qui concernait mes partenaires de nuit, qui –avouons-le- n’avaient pas été si nombreux. Tous n’avaient quasiment pas fermé l’œil de la nuit, et l’un d’entre eux avait même préféré se contenter du canapé, ce qui m’avait d’ailleurs passablement vexée. Il se trouvait que le sommeil était pour moi extrêmement réparateur, avec les journées épuisantes que je vivaient quotidiennement j’en avais besoin. Je me plongeais corps et âme dans l’inconscience, me mettais à mon aise. Un peu trop. Je m’étalais toujours sur toute la longueur du lit comme si j’avais pour objectif de le mesurer entre mes bras, piquais la couverture, frappais parfois mes innocentes victimes. Tout de suite, je semblais beaucoup moins séduisante. Ce fut donc angoissée que je m’éveillai au beau milieu de l’obscurité, constatant que le jeune homme à mes côtés avait disparu. Un morceau de mon pied droit avait indéniablement franchi la frontière, tout comme une bonne partie de ma longue chevelure blonde. Peut-être n’avait-il pas osé me réveiller . . . Je repoussai les couvertures avant de glisser mes pieds nus dans de petites pantoufles rouges, attrapant à tâtons une grosse veste que j’enfilai sur ma chemise de nuit constituée d’une sorte de t-shirt bien trop grand sur lequel les mots « Green is clean » étaient imprimés en lettres vertes. Attirée par un mouvement, je me faufilai sur le balcon en frissonnant. Milan se tenait là, le regard errant sur l’invisible paysage plongé dans la pénombre. C’était étrange, cette silhouette qui se découpait dans le raie lumineux de la lune, ce silence presque inquiétant après tant d’agitation. J’hésitai à tourner les talons, mais finalement je m’approchai doucement de lui, caressant son bras du bout de mes doits afin de ne pas l’effrayer. Manquerait plus qu’il bascule de l’autre côté de la rambarde par ma faute. « On m’avait dit que je remuai beaucoup, mais de là à pousser au suicide . . . » Je faisais bien sûr référence à sa position, les jambes brassant le vide. J’appuyai mes paumes de main sur le rebord avec un léger sourire et le rejoignit, assise dans l’autre sens. Au moins si je tombais en arrière, il pourrait toujours tenter de rattraper mes pauvres jambes. « Ca ne te dérange pas que je t'embête un petit moment ? J'ai toujours du mal à me rendormir, mais je comprendrais si tu préfères profiter de ce moment de calme tout seul. C'est une chose plutôt rare dans ce château. » Mes yeux clairs cherchaient son regard, et trahissait clairement l'espoir qu'il ne balaie pas ma requête d'un refus.

Était-il particulièrement distrait, plongé trop profondément dans ses pensées, ou était-ce Sixtine qui était d'une discrétion sans pareille, nulle ne le saura jamais, toujours est-il que Milan ne se rendit pas tout de suite compte de la présence de sa partenaire. C'était, jusqu'à présent, sans doute l'une des personnes qu'il côtoyait le plus, bien qu'ils ne passèrent pas leur temps ensemble. En tant que partenaire, elle en était, du coup, sa compagne de lit. Dans le sens le plus catholique du terme. Comme ils dormaient par deux, c'était avec elle qu'il devait partager sa couchette depuis le début de la semaine. Bref, ce n'est que lorsqu'il sentit un bref contact sur son bras qu'il s'aperçut qu'il n'était plus seul. Tournant la tête vers la blonde, il lui adressa un sourire. Tandis qu'elle s'asseyait, elle aussi, sur la rambarde, il se demanda vaguement ce qu'elle pouvait bien faire encore éveillée à cette heure-ci. Quoi qu'il était mal placé pour faire la réflexion. « Et bien, jusque là, tes cheveux m'ont juste un peu chatouillé. Il y a un moment où j'ai faillis t'attraper par la tignasse et te refaire une coupe maison, mais j'me suis dit que tu m'en voudrais un peu. » C'était totalement faux, bien sûr. Pour être honnête, il n'avait pas trop à se plaindre, et de toute façon, ce gosse avait tout sauf le sommeil léger. Ce n'était pas un pied un peu trop baladeur qui allait le réveiller en sursaut. Alors même si la jeune femme se trouvait être un peu trop envahissante, ce n'était pas vraiment un problème pour lui. Cinq centimètres de plus ou de moins, sur un lit, c'est pas ça qui l'empêcherait de tomber comme une masse dans les bras de Morphée. Le regard à nouveau dans le vide, Milan secoua légèrement la tête. « Pas du tout. J'adore être éveillé la nuit, mais c'est vrai que tu te retrouves souvent seul... Je t'ai pas réveillée en sortant, j'espère ? » ajouta-t-il, en vrillant sur Sixtine un regard d'excuses. Si ça se trouve, il l'avait réveillée en passant, ou en ouvrant la porte, et serait à l'origine de son air de zombie du lendemain. Oups.

Bzz. Il avait donc été effleuré par mes cheveux. J’avais bien fait de les savonner la veille, même si cela m’aurait étonné qu’il ait pensé à les renifler discrètement pour vérifier. Généralement, quand on renifle des cheveux ce n’est pas vraiment pour cette raison. Sa remarque m’arracha un léger sourire. Je m’imaginai aussitôt m’éveiller avec un côté coupé au carré, le reflet de Milan dans le miroir, une paire de ciseaux entre les mains et un sourire carnassier au coin des lèvres. « Certes. Je te remercie d’avoir refreiner tes ardeurs de coiffeur refoulé. » Ou de psychopathe nocturne, vous rayerez la mention de votre choix. Bzz. Je tournai mon regard vers l’obscurité l’espace de quelques secondes, fermant les yeux en serrant la rambarde entre mes mains. C’était agréable, cette sensation de solitude au milieu de la nuit. Bzz. Même si mon partenaire se trouvait là, j’avais quand même l’impression d’un isolement, peut-être parce que l’on entendait que les respirations au lieu des cris, le silence au lieu de la musique, nos deux seuls voix au lieu d’un millier d’autres bruits insignifiants qui rythmaient le quotidien. Bzz. D’un autre côté je me sentais toujours seule même au milieu de cette foule d’inconnus. Je n’avais personne à qui aller raconter mes déboires journaliers, et aucune cause sur laquelle me pencher non plus, bien que des causes perdues ici, il y en avait à revendre. L’interrogation de mon voisin me fit quelque peu sursauter. « Oh non t’inquiètes » le rassurai-je d’un sourire. « J’ai juste besoin de prendre mes marques. » Bzz. Bon, il commençait sérieusement à m’emmerder ce moustique à me tourner autour ! Qu’est-ce qu’il fichait là d’abord, en plein hiver ? J’agitai bêtement la main dans les airs sans grand succès, persuadée qu’il allait de toute façon finir par avoir ma peau –au sens littéral du terme-. Les piqûres c’était toujours pour moi, j’étais le meilleur anti-moustique que l’on puisse trouver sur le marché. Peut-être parce que j’étais extrêmement douce . . . C’était beau de rêver. Bzz. Je renonçais. « Il me manque juste une bonne bière fraîche. Et un Pépito » précisai-je tandis que mon ventre se manifestait. « Dis-moi, tu serais prêt à quoi pour gagner le jeu, je veux dire avec les candidats ? Pas de pitié, pas de quartier, ou bien . . . ? » J’en profitai pour me renseigner discrètement. Non pas que j’espérai me faire des amitiés solides dans la maison, mais pouvoir établir une base de confiance avec son partenaire, c’était un peu la seule chose à laquelle je pouvais me raccrocher.

Ses marques. Elle avait juste besoin de prendre ses marques. Tant que c'était pas à coup de fil barbelé, ça ne devrait pas poser trop de problèmes. Même si de son côté, il ne pensait pas être capable de prendre totalement et définitivement ses marques tant qu'ils seraient autant dans la même baraque. La compagnie des autres ne le dérangeait pas, au contraire, mais bon, difficile de se sentir bien "home sweet home" quand tu croises toutes les dix minutes des mecs à qui t'as jamais adressé la parole, en dehors des "scuse-moi" ou "du sel ?". « Un pépito... » répéta-t-il. Malgré lui, il ne put s'empêcher de penser à un truc. Quand on réfléchissait, c'était quand même Pépito qui avait lancé le swagg, tout ça. C'était quoi déjà, la devise du gosse ? "Aight Pépito" ? Donc en fait, les rappeurs pompent les expressions d'un biscuit au chocolat avec un sombrero sur la gueule. Ça casse un peu le mythe, quand même. Sixtine lui donna alors un sujet de réflexion métaphysique autrement plus intéressant. Vrai. C'était une bonne question. Si, jusqu'à maintenant, l'aspect égoïste du jeu n'avait pas été encore vraiment mis en avant, hormis pour les nominations, ça n'allait certainement pas tarder, et à ce moment-là, il faudrait faire les bons choix, réfléchir comme il le fallait. Mais en attendant, Milan préférait ne pas penser à ça. Pas la peine de se prendre la tête dès le début. « Je fais dans l'humanitaire, c'est plutôt moi qui devrais m'inquiéter » plaisanta-t-il. Et il avait même pleins de badges pour le prouver. Et un tas de plusieurs mètres de courriers provenant de diverses associations à but caritatifs et humanitaires dont il était membre. Il poursuivit, néanmoins. « À la base, je suis un mec loyal. Éliminer quelqu'un, tout ça, je suis pas sûr que je pourrais le faire. Mais bon, j'ai toujours été un véritable mystère pour mes potes. Contre la peine de mort, les salaires exorbitants des joueurs de foot, l'arrachage des mauvaises herbes... Tu vois le genre. » Il se souvenait encore de la fois où il avait à moitié agressé un des élèves de sa classe de première en cours de physique, parce qu'il était d'avis que la peine capitale contre les assassins et les pédophiles était largement justifiée. Ou plutôt, il se souvenait comment il lui avait déballer mille et uns arguments pour lui démontrer qu'il était con et que son attitude était ignoble et complètement idiote. « Et toi ? » relança-t-il avec un sourire un peu railleur.

Je fronçai le nez, interrogative. Visiblement mon Pépito avait retenu son attention. Etrange, mais je n’en soufflai mot. Peut-être avais-je éveillé un souvenir d’enfance ? Je crus un instant qu’il allait fouiller dans sa poche pour en ressortir un petit biscuit rond recouvert de chocolat, mais il n’en fit rien, à mon plus grand désespoir. L’ombre d’un sourire passa sur mes lèvres. Je levai les yeux vers le ciel obscur quelques secondes, accrochant les étoiles de mes iris clairs. Je ne les voyais pas souvent de là où je venais, perdues au milieu des nuages gris et de la pollution. Le jeune homme me ramena à la réalité, fournissant une réponse des plus intéressantes à ma question. Mon visage affichait désormais la surprise la plus totale. Il y avait bien une réflexion lors du prime qui m’avait interpelée, mais de là à l’imaginer boycotter une mise à exécution d’un condamné à mort. On pouvait presque voir une étincelle dans mon regard, qui disparut rapidement derrière un sourire narquois. « Ouais je vois . . . » De toute évidence ils ne nous avaient pas mis ensemble par hasard les p’tits malins. J’avais précisé dans ma candidature que les personnes engagées me faisaient fondre comme un glaçon au milieu du désert. Ils s’étaient sans doute réjouis à l’idée de me dégoter un autre candidat de la même trempe, pour multiplier les chances de copulation au sein du nid. L’espace d’un instant je me sentis rougir, raclant ma gorge pour reprendre un minimum de contenance. Mais Milan n’en savait rien, pas vrai ? J’espérais que non. « Eh bien sachez que ce n’est pas parce qu’il va s’enchaîner à des poteaux de foot avant un grand match que je vais lui sauter dessus » déclarai-je menaçante en direction d’une plante coincée dans un coin du balcon. La caméra ne pouvait être planquée qu’au milieu des feuilles, mais à bien me regarder mon pauvre partenaire devait commencer à s’interroger sérieusement sur ma santé mentale. « Oh, tu ne seras pas un mystère pour moi de ce côté là. Je manifeste contre la déforestation, la pèche à la baleine . . . l’écologie c’est mon truc, tu vois. Alors forcément, je pense que notre association n’a pas été faite par hasard. » Il comprendrait certainement où je voulais en venir sans d’autres explications. Bien sûr je ne tenais pas à lui préciser les indications que j’avais fournies à la production concernant mes préférences, inutile de rendre la chose plus gênante. Je lui souris, quelque peu rassurée par ses paroles. Un mec loyal ça me convenait, et je le lui fis comprendre par un hochement de tête approbatif. Je notai toutefois quelque chose de bizarre. « C’est étonnant de soutenir autant de causes, tu te shootes aux bonnes actions ? » Les mots ‘‘fight club’’ clignotèrent aussitôt dans mon esprit. Les personnages, eux aussi, recherchaient le bonheur en assistant à des réunions d’anonymes. C’était un peu le même concept, si on y pensait bien. « Pour ma part je dois bien avouer que je suis assez farouche pour gagner un combat. » Illustrant mes propos, je fis glisser mon pull et une manche de ma chemise de nuit afin de laisser apparaître une fine cicatrice zébrant la peau de mon épaule. « Mais j’ai des limites, après tout ce n’est qu’un jeu. Pas la peine de te méfier, donc. » Je penchai ma tête sur le côté, un sourire au coin des lèvres. On pouvait retourner l’argument en disant que c’était justement parce que ce n’était qu’un jeu que tout était permis. Cependant il me semblait que c’était pour cela qu’il était inutile d’aller trop loin, et d’écraser ses lignes de conduite habituelles.