SIOMHA

Je ne suis pas vraiment un coutumier des chapelles. Non seulement dans la vraie vie, parce que je fais partit de cette nouvelle génération ignorant ne serait-ce que ce que peut signifier le mot foi, mais également dans le nid. Pour parvenir jusqu'à ses lieux saints du château, l'unique voie accessible est une infime ouverture bien trop étroite pour laisser un grand garçon comme moi passer au travers, dans laquelle il faut se faufiler avec aisance. Pour se faire, on est obligé de rentrer le ventre, de se contorsionner, de se la jouer tactique pour savoir par où commencer judicieusement et quand enfin on finit par passer le trou, les personnes appartenant au groupe des non-sportifs dont je suis par ailleurs un membre privilégié sont autant essoufflé que s'ils étaient des fumeurs d'une soixantaine d'années venant d'exécuter un marathon. Cette fois-ci n'échappe pas à la règle et je pousse un long soupire tandis que je parviens à extirper ma jambe de l'extérieur pour la ramener sur le sol avec une certaine difficulté. Une fois enfin arrivé dans la grande salle, mon regard se braque, comme un radar à l'affût, sur une silhouette féminine coincée dans un angle de la pièce. Je détaille ce que je crois avoir identifié comme Siomha pendant de longues secondes, penchant légèrement la tête avec curiosité, essayant de deviner ce qu'elle fabrique ici. Je l'observe encore en silence pendant quelques instants, avant de demander à contrecœur, parce que mine de rien, la jeune femme n'est pas connue pour sa capacité à mettre les autres à l'aise et elle me fait un brin flipper: « Tu te confesses ou... » Je cligne des yeux. Il s'agit en fait d'une plaisanterie de mauvais goût au sujet des moeurs de la candidate qu'on dit plutôt légères, mais mon ton est tellement plat qu'on pourrait croire qu'il s'agit juste d'une question sincère.

La chapelle. Un échappatoire pour certains. La communion avec Dieu, et toutes ces conneries. Il est clair que Síomha ne croyait pas à toutes ces choses. C'était insensé. Il n'y avait pas de forces supérieures au-dessus de leurs têtes, il n'y avait ni paradis, ni enfer. On vit, on meurt. C'était tout. Alors pourquoi aller dans cette chapelle ? Uniquement parce qu'elle souhaitait trouver le calme qu'elle ne trouvait pas dans le reste du château. Elle doutait que quiconque brave le froid pour se rendre ici à une heure pareille. Elle l'espérait en tout cas. Et elle resta un petit peu ici jusqu'à entendre des pas dans la chapelle. Ah. Elle vrilla ses prunelles dans la direction d'où provenait le bruit. Elvis. Ok. Elle détourna de nouveau le regard. Si elle se confessait ? Eh bien, ça paraissait évident. Non, bien sûr. Cela dit... « Oui. » Petite pause. Comme pour installer un quelconque suspense. Si elle était dans un vieux film bidon, c'est à ce moment-là qu'une musique angoissante se déverserait dans les oreilles du spectateur, comme pour indiquer que ce qui allait suivre allait changer plus d'une vie d'une manière percutante. « Je disais à Dieu à quel point je me sens coupable d'avoir profité du corps de Franckie quand il était ivre, l'autre jour. » Franckie, proie facile. Faut dire que ça aurait été moins crédible si elle avait dit Lhoas. Question de réputation. Toutefois, son air se faisait sérieux et aussi impassible que son visage l'était d'ordinaire. A coup sûr, Elvis allait y croire. Il était pas du genre un peu naïf celui-là ?

Elle me répond par l'affirmative, provoquant un nouveau clignement de yeux de ma part. Comme immunisé à toute trace de sarcasme de la part d'autrui, je me contente de l'observer fixement, et encore bien plus quand elle reprend la parole: « Je disais à Dieu à quel point je me sens coupable d'avoir profité du corps de Franckie quand il était ivre, l'autre jour. » Elle semble sérieuse, mais je me méfie parce que de ce que je sais, Franckie ne boit que du jus de pomme et du soda, jamais de l'alcool. Ou du moins, je ne l'ai jamais vu avec un verre d'une telle substance à la main. Pourtant, son ton se montre modéré et je n'y descelle pas la moindre particule d'intonation pouvant me prouver qu'il s'agit d'une plaisanterie. Mon cerveau a beau se repasser sa phrase dans ma tête, il ne trouve absolument rien. Franckie, c'est un peu mon sujet sensible personnel dans le nid d'amour. On est proche, mais ça serait tout de même incongru de mettre un nom sur notre relation, parce qu'il me semble que lui comme moi, on vient tout deux de familles prenant la religion au sérieux. Et là-dedans, l'homosexualité c'est pas de la rigolade. Autant que participer à une émission de télé-réalité. Pour ma part, j'ai déjà eu tout le temps de décevoir mes parents, je ne suis pas à ça près et la foi me semble être une chose hautement inutile, cela dit, ce n'est peut-être pas le cas du jeune homme... On est pas ensemble, on ne s'est pas juré fidélité jusqu'à ce que mort s'en suive ou quoi que ce soit d'autre, cela dit nous sommes sûrement un petit peu plus que de simples amis. Je la regarde sans ciller, droit comme un I, avant d'enfin me décider à ouvrir la bouche, pour me contenter d'avancer un simple fait: « Franckie est vierge. » Comme si ça explique parfaitement pourquoi sa confession est fausse.

Quelque part, c'était aussi amusant que c'était chiant. Elle avait bien compris qu'Elvis était naïf et qu'elle pouvait plus ou moins lui faire croire tout et n'importe quoi. Pourtant, cela n'était pas son genre. Loin de là. Elle ne mentait qu'en cas d'extrême urgence. À vrai dire, elle ne mentait, pour ainsi dire, jamais. Elle ne voyait pas l'intérêt d'un gros mensonge. Non, vraiment, cela ne l'intéressait pas le moins du monde. Et puis, à quoi cela pouvait bien servir de cacher la vérité ? À rien. C'était bien trop d'emmerdes pour elle, les mensonges. Vraiment pas son truc. Un peu comme les conversations n'étaient pas son truc. Alors pourquoi avoir dit la chose totalement erronée qu'elle avait lancé à Elvis ? Elle n'en savait rien, c'était sorti comme ça. Sans doute était-ce suffisant pour perturber le gamin. Sans doute, oui. Et comme il le disait, Franckie était vierge. Ouais, ça, elle l'avait bien compris. « Ouais, c'est ce que j'ai entendu dire. » laissa-t-elle entendre distraitement. Il devait vachement croire en la religion, mine de rien, pour faire taire ses envies afin de se préserver ou une connerie du genre. Non, vraiment, c'était presque admirable. Con de croire en un être supérieur qui régissait leurs vies, mais admirable. En quelque sorte... principalement con quand même, mais soit. De nouveau, elle déplaça la direction de son regard, le plaquant sur le garçon, le détaillant un instant avant de capturer ses prunelles. « Et toi, t'es vierge ? » Question totalement déplacée et malvenue ? Non, pas d... d'accord, totalement.

Je glisse mes mains dans les poches, parce que je déteste rester planter debout, les bras ballants comme un être inanimé, tandis qu'elle me répond d'un ton égal: « Ouais, c'est ce que j'ai entendu dire. ». A croire que les médisances se propageaient dans le nid encore plus rapidement et en grand nombre que les courants d'airs. Et très franchement, c'est pas ces derniers qui manquent dans un vieux château, croyez-moi ! J'en frissonnai même constamment pendant la nuit. « Et toi, t'es vierge ? » me demande finalement Siomha. Je cligne des yeux, l'observe cherchant à savoir si elle compte se moquer de moi ou quelque chose comme ça et fronce très légèrement les sourcils. Ce n'est pas la première fois qu'on m'interroge à ce sujet et j'ai la très nette impression que ma vie sexuelle en questionne plus d'un, ce qui n'est pas de très beau augure. Quand les gens commence à s'intéresser à des éléments aussi privés et déplacés de votre existence, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche chez-vous. Une chose qui vous pousse du côté des individus pas tout à fait normaux. Je suis un geek asociale donc je suis censé être puceau. Je suis proche de Franckie donc je suis normalement gay. Ses yeux sont rivés dans les miens, ce qui a tendance à me mettre mal à l'aise. Je braque mon regard sur l'autel un peu plus loin -au pouvoir beaucoup moins intimidant- avant de me contenter de répliquer un simple: « Non. » Un haussement d'épaule accompagne ma voix, comme si je voulais faire croire que je ne voyais absolument pas pourquoi elle me demandait si j'étais vierge, alors que ça me paraissait tout à fait limpide. J'ai rien d'un playboy qui cumule les conquêtes, on est tous d'accord ? « Je ne te pose pas la question... » je reprend d'un ton neutre, tout en relevant mes yeux dans sa direction.

Vierge. Pas vierge. Ça n'allait pas changer sa vie, qu'on se le dise. Elle se foutait pas mal de savoir qu'Elvis n'était plus puceau. Tout comme elle en avait royalement rien à foutre de savoir que Franckie l'était toujours. L'un comme l'autre, ils pouvaient bien faire tout ce qu'ils voulaient, ça ne la regardait pas. Alors, oui, elle avait posé la question, mais elle parlait étonnamment beaucoup pour dire que de la merde, en ce moment. Soit. Elvis n'était donc plus vierge. Tant mieux pour lui. Elle éloigna cette révélation sans importance d'un vague haussement d'épaules. Ouais, au fond, elle s'en foutait carrément, de savoir s'il avait déjà baisé ou non. Pas besoin d'en faire toute une histoire, ce n'était que de la baise, de toute façon. Il pensa alors bon de ne pas lui retourner la question. C'est vrai que, vu sous cette angle, il serait stupide de l'interroger sur une telle chose. Síomha, vierge ? Tss, c'te blague. Cela dit, elle fit: « Pourquoi ne pas me la poser ? Peut-être bien que je suis vierge, moi aussi. » Ouais, ou pas, à vrai dire. Vu sa réputation, il était clair qu'elle n'était plus vierge depuis pas mal de temps. Ah bah, on est une salope ou on ne l'est pas, hein. Cela dit, pourquoi croire forcément les réputations et les mots qui courent ? Si ça se trouve, elle était loin d'être une catin comme le laissait penser la rumeur. Bon, en l'occurrence, la rumeur n'était pas erronée, mais eh, comment en être certain ? Autant lui demander plutôt que de se baser sur les dires d'autrui, non ? Pourquoi pas, après tout ?