ft. nora

Les couverts sont lavés, les assiettes essuyées, un coup d'éponge et voilà la table flambant neuve. On a terminé de manger un peu plus tôt aujourd'hui, j'me suis dévoué à préparer le repas et, comme j'ai déjà bossé pour un traiteur, engagé à le servir avant vingt-heure afin de ne pas retarder les couches-tôt. Une fois tout le monde dispersé aux quatre coins de la baraque, je réfléchis pendant quelques secondes à un petit moyen de me distraire avec l'un de mes camarades. Je pense à Sochanna, ma partenaire, avec qui je pourrais aller faire une promenade dans le parc. Puis, je me rappelle que la demoiselle s'est enfermée dans la salle de bain pour y faire développer ses photos du week-end. Swann se glisse alors dans mon champs de vision pour disparaitre aussitôt dans les toilettes, et je me dis que l'embêter un peu ne serait pas une idée à exclure. Puis, je me rappelle que je suis censé faire parti des doyens de cette baraque. Je pèse donc le pour et le contre de chacun de mes projets et repense à la cave au sous-sol, riche de sa très large collection de grands crues made in france et dont j'avais déjà dégusté un maigre verre avec Katell la semaine dernière. Je me mords la joue, petit sourire satisfait, et file y quérir une bouteille de rosé.
Voilà comment je me suis retrouvé seul sur la plage, échoué sur un transat, la bouteille dans la main droite et une clope dans la gauche. Le ciel s'assombrit à mesure que le soleil entame sa descente derrière la forêt qui borde le lac, et l'eau prend de douces teintes orangées tandis que dans son reflet, la nuit tombe déjà. J'admire le spectacle dans un silence religieux, et tire sur ma cigarette alors que, dans mon dos, une branche craque sous le pied d'un inconnu.

Je me stoppe dans mon action, la bouteille au bord des lèvres et le doigt prêt à donner cette ultime pression contre ma cigarette pour en faire tomber la cendre. Cette inconnue m'interpelle, sa voix est féminine et je la reconnais parce que j'ai une bonne mémoire. Je tourne la tête, doucement, souris à l'étrangère que j'accueille avec bienveillance. Il est évident qu'elle peut se joindre à moi, je ne compte pas la renvoyer alors que cet espace est commun à tous les habitants. Peut-être en a-t-elle rencontré des plus récalcitrants que moi. Toujours est-il que je lui fais un signe de tête pour l'inviter à s'asseoir dans la chaise longue à mes côtés, enchainant avec une gorgée d'alcool avant de lui tendre la bouteille, nonchalant. « J'espère que tu tiens, je ne compte pas te porter jusqu'au château si jamais tu te sens mal. » Je lui dis, les yeux rivés sur le lac alors que mes lèvres fumantes viennent cueillir le filtre de ma cigarette. Je tourne la tête vers elle et affiche un nouveau rictus amusé, l'observant un bref instant sans dire mot. Je reprends alors. « Tu n'es pas avec Loxias ce soir? » Je lui demande alors, l'air de rien, aucune arrière pensée ne venant animer ma question. J'ai juste pris l'habitude de les voir trainer ensemble régulièrement, aussi je m'intéresse à ce curieux constat: ce soir il n'est pas là, et elle est venue se perdre à mes côtés sur la plage.

Elle préfère nier mon invitation, s'installant en tailleur sur le sable froid, aussi je la laisse faire puisque je ne suis pas sa mère jusqu'à preuve du contraire. Je continu de fumer tranquillement tandis que la demoiselle s'abreuve dans la bouteille que j'ai concédé de lui passer. Elle fait référence aux hommes de ce château et de leur galanterie sans égale. Je suis obnubilé par le spectacle qui s'offre à nos yeux, le soleil couchant et les eaux froides du lac, avant de simplement sourire en me débarrassant de mon mégot d'une simple pichenette désinvolte. « Tu ne les as pas tous rencontré. » Je lui signale d'une voix calme tout en me tournant vers elle. Elle m'apprend qu'elle ne me trainera pas non plus. Je souris et secoue la main devant moi pour chasser cette idée saugrenue. « J'ai pas besoin d'être 'trai-né' moi madame, je tiens très bien l'alcool. » Je m'empresse de lui répondre d'un air pédant et d'une voix haut-perchée. Elle n'est pas obligée de savoir que je suis en réalité un vrai sac à vin, incapable de tenir debout plus de trois secondes après une bonne bouteille de vin. Ma question concernant Loxias semble l'affecter puisque son sourcil s'arque aussitôt sur son front. Sur la défensive la demoiselle? Du moins, son ton ne témoigne en aucun cas du contraire, pire encore, elle insinue limite que je fais des allusions implicites. Je lâche un grand rire en retour à ses suspicions, ce genre d'exclamation qui surgit lorsque l'on est pris sur le fait ou que l'on vous pose une question gênante. Or, je ne le suis pas, mais il en demeure que je m'esclaffe. Passons. Mon visage s'arme d'un sourire innocent et d'une petite voix. « Mais absolument rien, je ne faisais que poser une question. » Je lui réponds, intimidé par ce regard qu'elle appuie sur moi. « Je te jure! » Je renchéris à vive voix en lui volant la bouteille dont elle tarde à faire baisser le niveau. Je m'apprête à la porter à mes lèvres, et marmonne d'une voix grave contre le bouchon une dernière provocation. « Enfin s'il se passe quelque chose entre vous ou que tu en pinces pour lui, c'est ton problème, y'a absolument pas de quoi se sentir gênée. » J'avale aussitôt une longue rasade de l'hydromel. Et remarque, échoués sur la plage, les pédalos que la production a disposé là. Je lance un regard mutin à la brunette. « Le premier arrivé sous le pont gagne un indice sur le secret de l'autre! » Et je me lève aussitôt, attendant que la demoiselle fasse de même, fairplay.

Je n'ajoute aucun commentaire supplémentaire à la réponse de la demoiselle. Qu'elle dise ce qu'elle veut, qu'elle prétende ou nie en bloc, moi je vois les choses avec clairvoyance et je la sens en chien, cette meuf. Je me contente de sourire, un sourire fin et pédant qui en dit long sur mes pensées, du genre: cause toujours, tu m'intéresses. Ou plutôt: on pari? Un mix des deux, en somme. Toujours est-il que je lui propose une course, que la jeune femme accepte sans broncher, avec entrain, même, et que nous voilà déjà tous les deux sur nos pieds prêt à courir. On s'élance, je la vois me dépasser, pas étonnant puisque j'me fous du vin partout. Ralentit, je tente le tout pour le tout, allant même jusqu'à essayer de saisir ses jambes dans leur course pour la faire chuter sur le sable. J'échoue, fini à genoux, et me relève tandis qu'elle, étrangement, s'arrête déjà. Je fonce en courant vers les pédalos tout en lui hurlant dessus d'un air gamin. « J'aaaai diiis sous le pooont! » Je commence à pousser le petit bateau à pédales, la bouteille sagement déposée contre le siège passager, et fini les pieds dans l'eau tandis que la demoiselle, visiblement, n'a toujours pas saisi les enjeux de ce petit challenge. Je grimpe, je l'entends râler dans mon dos, et commence à pédaler comme un forcené pour arriver au plus vite sous le pont. Ce que je fais, bien entendu, en un rien de temps, suivi par la candidate qui redouble d'effort pour me battre. Je dépasse l'arche le premier, me stabilise et lui fonce dedans une fois qu'elle m'a rejoint avec le sien. « Non nooon non, ne dis rien. » Je commence en avalant une gorgée du bon vin. Je lui souris, fier. « Je sais que je suis le meilleur, inutile de l'admettre tout haut. Je peux lire l'admiration sur ton visage pâle. » Je croise mes chevilles devant moi, comme un pacha, et reprend alors avec un amusement appuyé qui va sûrement faire grincer des dents Nora. Assurément mauvaise perdante. « Ne me donne pas ton indice maintenant, je saurais me montrer patient jusqu'au moment venu. » Je ris tandis que nos bateaux voguent sur les flots, portés par les vagues. Je lui tends ma bouteille, conciliant, et commence à siffler la vie en rose.