ADIE

C’est quand même assez effrayant de se dire qu’au bout d’une semaine -voir un peu plus- je ne suis toujours pas parvenu à faire le tour du château. Cet endroit contient trop de pièces. Et quand on sait que Cupidon nous en a promis d’autres... Le sous-sol, je le connais bien, à présent. Les chambres aussi. Et tout ce qui est dressing et salle de bain, ça va, je gère. Mais c’est quoi cette histoire de salle de musique ?! Il me semble avoir traversé le château de part en part, testant même des portes closes, et découvrant des tourelles qui avaient totalement échappées aux autres, mais jamais je n’ai vu de salle de musique. Je ne suis pas musicien, à peine quelques accords sur une guitare, mais merde, s’il existe une salle de musique, je veux en être. J’ai entendu un candidat dire qu’il “descendait” de la pièce. Donc, à supposer qu’il ne soit pas complètement demeuré, il est envisageable que cette salle se trouve au premier étage. Aussi, c’est de là que débute ma nouvelle quête. Je passe la première chambre, la salle de bain donnant sur le deuxième, et je ressors dans le couloir. Que dalle. Le dressing fourmille de donzelles excitées par un bout de tissu cousu main par le grand créateur ou la petite main locale, mais aucun instrument de musique n’a été installé là. Je passe mon chemin. Je retourne à la porte close, celle qui se trouve après la deuxième chambre, et tente de l’ouvrir, espérant secrètement que la serrure se trouvait juste grippée lors de ma première excursion. Mais non. C’est toujours fermé. Et alors que je suis sur le point de rebrousser chemin et retourner au salon bredouille, des notes de musique glissent jusqu’à mon oreille pour s’infiltrer, de force, dans mon tympan. Je tourne la tête vers ce coin de couloir que j’ai toujours ignoré, pensant qu’il ne s’agissait que d’un cul de sac, et c’est là que je la vois, cette porte en ton sur ton, se fondant dans la tapisserie vieillotte. Oh merde ! Serait-ce de l’euphorie que je sens poindre en moi ? Si je m’écoutais, j’irais à cloche-pied jusqu’à elle. Sauf que non, j’y vais en mode normal, parce que je suis un mâle, moi, un vrai. Je me faufile par la porte entrebâillée, persuadé de m’y trouver seul, dans un premier temps, avant de remarquer la jeune femme penchée en avant, installée à même le sol, face à un violoncelle inanimé. Il est beau, cet instrument, oublié là par un musicien trop pressé, des feuilles de partitions éparpillées en corolle autour de son manche. Je ne sais pas si elle l’a trouvé comme ça, ou bien si elle l’a, elle même, disposé ainsi. Tout ce que je sais, c’est que, les sourcils froncés de concentration, elle s’applique à lui donner vie sur papier. Je le sais puisque je viens de m’approcher dans son dos et que, sans aucune pudeur, j’observe l’esquisse de mon oeil acéré. « Comment parviens-tu à donner vie à un objet inanimé ? » je l’interroge, doucement, les yeux rivés sur son oeuvre en ébauche. J’aimerais savoir faire ça. Vraiment.

Le temps était parfois long, très long dans le nid. Pas de télé ni internet, aucun lien avec l'extérieur (bien évidemment), il y avait des livres certes mais Adie n'était pas une très bonne lectrice. Autant dire donc qu'il était très rapide de tourner en rond et de s'ennuyer comme un rat mort. Alors après avoir visité les lieux, après avoir passer du temps à la plage avec Sive, après avoir papoter ici et là, la brunette n'avait pas vraiment d'idée sur quoi faire. Elle avait bien entendu parler de cette salle de musique mais n'étant pas musicienne pour un sou, elle ne voyait pas tellement l’intérêt d'y aller. C'était sans compter sur sa curiosité. Après tout, cet endroit pouvait révéler quelques secrets. Elle en doutait, certes mais qui ne tente rien n'a rien. Ayant déjà vu plusieurs candidats s'y fourrer, elle n'eut pas de mal à trouver cette pièce résolument cachée grâce à sa porte en trompe l’œil. A l'intérieur, de la couleur et des instruments, plein d'instruments. Les musiciens devaient être en joie. Ce jour là pourtant, elle était seule et commença à vagabonder dans la pièce, laissant traîner son regard un peu partout. Quelques livres, des partitions et puis, quelque chose l'attira. Sur le coin d'un meuble, un carnet avec un crayon gras. Cupidon n'avait donc pas totalement oublié les candidats appréciant le dessin. Adie ne se définissait pas comme une dessinatrice hors-pair, loin de là, le truc, c'est qu'avec sa formation d’orfèvrerie, elle avait appris le dessin d'art, la géométrie, la profondeur et de nombreuses techniques. Certes, ce n'était pas les beaux arts mais elle se débrouillait. Elle attrapa donc le carnet et son crayon puis se retourna. Son regard se posa alors sur un violon, laissé là à terre. Un entraînement parfait. La jeune femme s'installa alors en face de l'instrument, sur un des coussins moelleux de la pièce et entra en pleine concentration. Une concentration si intense qu'elle n'entendit pas qu'on rentrait dans la pièce et elle ne remarqua l'intrus que lorsqu'il lui adressa la parole. Elle sursauta et se retourna, voyant alors Loxias. Elle ne connaissait encore peu. Seulement qu'il était avec Sive et également dans l'équipe 'Alix', celle composé pendant le prime. « Tu m'as fait peur ! J'étais tellement dans mon monde ! » lui dit-elle. Puis se souvenant qu'il lui avait posé une question, elle sourit, un peu gênée. « Et bien, je ne sais pas trop en fait... J'ai eu des cours techniques quand j'étais encore en cours et donc ça m'aide, j'imagine qu'il faut un bon coup d’œil. Mais je ne prétends pas être douée, c'est du griffonnage tout ça. » Ce qui disent tous les dessinateurs j'imagine. « Et toi, tu dessines ? »

« Tu m'as fait peur ! J'étais tellement dans mon monde ! » scanda la jeune femme en accusant un mouvement de sursaut qui me fit culpabiliser instantanément. Je connais parfaitement cette transe dans laquelle nous transporte tout travail de création. La concentration est telle qu’un bombardement, à côté, passerait totalement inaperçu. C’est d’ailleurs la raison première du but de la manoeuvre, pour moi. Ma lèvre inférieure, coincée entre mes dents, laisse transparaître la gêne dans laquelle je me trouve. J’ai horreur de déranger, encore plus lorsqu’il s’agit d’interrompre un accouchement. Parce qu’il s’agit de cela, n’est-ce pas ? Un accouchement sans douleur, mais pas sans effort. « Et bien, je ne sais pas trop en fait... J'ai eu des cours techniques quand j'étais encore en cours et donc ça m'aide, j'imagine qu'il faut un bon coup d’œil. Mais je ne prétends pas être douée, c'est du griffonnage tout ça. » finit-elle par répondre à ma question. Je la quitte des yeux pour me reporter sur son “griffonnage” et décide qu’elle est résolument aveugle, ou peu objective vis-à-vis de ce qu’elle vient de coucher sur papier. « Perspectives, proportion, précision du trait jusque dans les portées sur les partitions... J’appelle pas ça du griffonnage, moi. » J’aimerais lui demander ce qu’elle a fait comme études pour bénéficier de cours de technique, mais je n’en ai pas le temps, puisqu’elle m’interroge à son tour. « Et toi, tu dessines ? » me demande-t-elle tandis que, mes mains quittent mes poches pour que je puisse venir m’asseoir à ses côtés. « Un peu... » Je confesse en regrettant de ne pas avoir mon carnet sur moi pour lui montrer de quoi il retourne. Je n’éprouve aucune fierté face à mes “oeuvres”, mais elle ne pourra se forger sa propre opinion sans les voir. Et puisque j’ai entraperçu son regard sur le monde, elle est en droit de réclamer un juste retour des choses. « Je n’ai rien à te montrer. » je l’informe à regret, avant de me rappeler que je transporte toujours, en permanence, un, voir plusieurs exemples sur moi. A même la peau. « Ha si ! » ma voix résonne de satisfaction tandis que je relève ma manche gauche, la faisant rouler sur mon avant-bras, puis mon biceps, révélant une peau couverte de “griffonnages” définitifs. « J’ai ça... » je souffle timidement, en plaçant mon bras devant moi, sous ses yeux. Ça n’a rien à voir avec le contenu de mon carnet, mais c’est tout ce que j’ai sur moi.

« Merci. Faut dire aussi que tout ce que tu viens de citer je l'ai travaillé pendant des mois pour mes cours d’orfèvrerie, là où le détail le plus minime compte. » Orfèvrerie. D’accord. J’ai finalement un début de réponse face à cette technique qu’elle met tout en oeuvre pour minimiser. C’est assez étrange, mais cette saison, j’ai l’impression que la Production a décidé de faire rentrer un fort quota “d’artistes” dans le nid. J’ai visionné toute la saison passée, et à part Oona, Syssoï et Franckie, aucun autre candidat ne brillait par son art. Mais ces trois-là ayant fait un parcours plutôt long, peut être que les casteurs ont décidé que, pour plaire au public, il leur fallait plus d’artistes ? J’ai déjà remarqué Sochanna et la photo. Même Slavin semble avoir un don pour ça. Et maintenant, Adie et le dessin. Sans compter Malo et ses créations, ainsi que Swann et sa couture, une autre forme d’art. Et puis moi. Dessin, photo et tatouages. C’est d’ailleurs à ce moment-là de ma réflexion, que je réalise que j’ai bien quelque chose à lui montrer. Mes tatouages. Enfin, certains d’entre eux, parce que ceux situés plus bas, sous mon pull, elle n’aura pas l’occasion de les voir. Enfin, pas maintenant, en tous cas. Je relève ma manche, découvrant un bras, un haut de bras, couvert de mes “oeuvres” graphiques. Loin de caractériser le mieux mon art, c’est moi, mon moi profond, qu’il définisse le mieux. Et à peine ai-je découvert mon bras que je le regrette déjà. C’est intime. Très intime. Et je sais qu’elle ne saura résister à nombre de questions, comme je serais dans l’incapacité de ne pas lui répondre. Aurais-je fait une connerie ? « Wow, en fait je crois que je n'avais jamais vu de tatouage aussi grand. C'est superbe, j'aime beaucoup ! J'ai toujours aimé ces gens super tatoués avec des dessins colorés et recherchés. Je crois que j'aurais aimé en avoir aussi mais je ne suis pas sûre de les avoir assumés. Ça signifie quelque chose ? » Evidemment, que ça signifie quelque chose. Mais je n’ai pas le temps de lui répondre, qu’elle enchaine sur une nouvelle question, plus facile celle-là. « On m'a dit une fois que c'était des conneries le truc du 'fais toi un tatouage seulement si ça veut dire quelque chose pour toi' mais j'imagine qu'il y a bien une raison qui fait choisir un motif plutôt qu'un autre, non? » J’arque un sourcil. Quel est le connard qui lui a sortit une merde pareil ? Faut vraiment être con. Ou alors, avoir une approche du tatouage tellement superficielle que peu importe le motif, pourvu qu’on soit “in”. « Le tatouage n’a rien d’une mode, c’est un art... » je commence, de ma voix rauque et basse, caressant mon bras du plat de la main. « C’est une démarche personnelle, presque un acte de mutilation. Tu transformes ton corps, tu te l’appropries. Tu le fais tien. Si tu te tatoues pour te tatouer, alors oui, tapes-toi une salamandre sur la cheville, et dans dix ans, quand tu n’en pourras plus d’avoir ce tatouage pourri sous les yeux, il te restera le laser et la cicatrice qui va avec. Tu connais le terme technique du tatouage ? » Je lui demande, pédagogue, en ancrant mon regard au sien. « Effraction cutanée. » j’annonce, toujours aussi calmement. « Ce n’est pas quelque chose de simple et rapide. C’est douloureux, c’est long... Des aiguilles qu’on te rentre sous la peau, la brûlant au passage, et après ça, un mois d’application de crème toutes les trois heures, pas de tissus dessus, et des mouvements réduits, afin de favoriser la cicatrisation. Ça chauffe, ça tire, ça démange, et au bout d’un mois seulement, tu sais si ton tatouage a bien cicatrisé, ou s’il faut recommencer tout le processus depuis le début. Alors non, les motifs ne sont pas choisis au hasard, et oui, il faut que ça ait une réelle signification pour toi, une signification vitale, parce qu’il s’agit d’une démarche à connotation de besoin. C’est définitif, c’est toi, exposé aux regards extérieurs. » Enfin, toujours est-il que c’est ma conception des choses, une conception partagée par les vrais, ceux qui ne viennent pas se faire tatouer un papillon entre les reins, en dilettante. Il y a une part de torture non négligeable, tout de même, surtout pour les grosses pièces comme celle que j’arbore sur le bras. « Ce sont mes cicatrices, mes forces et mes faiblesses. » je lui livre, finalement, en reportant mon attention sur mon bras, toujours parcouru par ma paume. « Aucun ne provient du même endroit. J’ai fait les fleurs de lotus chez moi, la colombe à Athènes, le dragon dans le quartier chinois de Berlin, les cigognes en Italie, mais je ne sais plus trop où... » Je parcours des yeux ce que j’évoque. Il y a beaucoup d’autres dessins, abstraits ou non, mais je ne les désigne pas tous, ça prendrait trop de temps. « Chaque dessin représente un instant de ma vie, furtif ou perpétuel, un évènement fort qui aura contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui. Ces dessins sont là pour me rappeler qui je suis, et pour imposer mon moi aux yeux du monde. Je ne changerais pas. Je ne changerais plus. Ça coule dans mes veines, c’est inscrit sur ma peau. » One life to live. Mon regard semble ne plus vraiment voir mon bras, et partir bien au-delà. Puis je me reprends, et relève les yeux vers mon interlocutrice, un sourire d’excuse aux lèvres. « Si tu assumes ce que tu es, alors tu assumeras tes tatouages. » je conclue, comme pour achevé cette conversation sur une note plus légère, comme si je n’avais fait que lui donner des conseils et rien d’autre. On y croit, non ?