Je n’ai pas assisté au prime, et dans un sens, tant mieux, ça m’a éviter d’énièmes aurevoir qui ne font que me plomber un peu plus, de semaine en semaine, comme si je me trouvais dans une réalité alternée, où les connards étaient appréciés, et les êtres profonds n’avaient qu’une durée de vie limitée. Je pousse un peu l’image, mais les faits sont là, lorsqu’on voit d’un rouquemoute dont j’ignore le prénom déambule encore dans la maison, alors qu’Ennio, son nudiste attitré a du faire ses valises faute de votes. C’est une blague, pas vrai ? Je vais me réveiller à un moment donné, et AJ sera au-dessus de moi, une paire de ciseaux entre les doigts, prête à me raser le crâne avec un air sadique, c’est ça ? Non, c’est pas ça, et c’est justement ce qui me fait peur tandis que je traine les pieds jusqu’à ma chambre. Ouai, je vais me coucher tôt, parce que les entendre ricaner bêtement dans le salon, alors que j’ai l’impression d’être en deuil, c’est comme danser sur un cadavre, j’peux pas. Donc, au lit, même si je ne dors pas, j’aurais le sentiment de faire quelque chose de pas trop irrespectueux. Sauf qu’en passant le seuil de la porte, je me rends compte que ça ne va pas être possible. Quelqu’un a mit la musique à fond dans la salle de musique, et les notes s’infiltrent dans tout le couloir, jusqu’aux chambres. Je ne peux pas en vouloir à cette personne, habituellement les chambres restent inoccupées jusqu’à une ou deux heures du matin, mais ça ne m’empêche pas de prendre la direction de cette pièce avec la ferme intention de lui faire baisser de niveau sonore. Sauf que tout désir me quitte en découvrant le spectacle qui se déroule sous mes yeux. Nora, en transe, virevoltant sur elle-même. Expulser son mal être par la danse... Je n’ai jamais essayé, mais j’avoue que, de l’extérieur, c’est quand même autre chose que de briser toute la vaisselle. Alors, bizarrement, sans trop comprendre ma propre réaction, je m’adosse au chambranle de la porte, et reste aux premières loges. C’est intrusif et indiscret, mais je ne peux pas me résoudre à quitter la pièce en refermant la porte derrière moi. J’observe chacun de ses mouvements, les mémorise, et regrette amèrement de ne pouvoir immortaliser quelques positions et attitudes. Et lorsqu’elle commence à tournoyer sur elle-même, j’avance d’un pas, attiré par le votex créé par elle, j’avance encore, et encore, main et bras tendu, si bien que lorsque l’équilibre lui fait défaut, je n’ai plus qu’à tendre l’autre afin de la réceptionner en lieu et place du sol. Je ressens son mal être se déverser sur moi, par rafale, et c’est probablement pour ça, qu’au lieu de me contenter de la remettre sur pied, je la garde contre moi, enfouissant une main dans ses cheveux, tout en répétant le doux “chuuuuuut” que ma mère me soufflait en cas de gros chagrin. Chuuuuut...

Je sais ce qu’elle ressent, je le ressens aussi, émanant d’elle, évidemment, mais fomenté en moi, également. Ezequiel, Hamad, Swann, Ennio, AJ... Autant de noms qui tournent en boucle dans le mausolée de mon crâne. Sans parler d’Anouck. Anouck, j’ai l’impression d’avoir vécu toute une vie sans elle, comme un personnage ancré dans ma petite enfance, et pourtant son prénom ne quitte jamais mon esprit bien longtemps, avec ce sentiment de gâchis qui accompagne la perte inexplicable. Je ne sais pas qui tire les manettes de ce jeu à la con, mais il a, vraisemblablement, été bercé trop près du mur, ternissant cette saison alors qu’on avait les moyens de lui donner autant d’éclat que la précédente. C’est tellement navrant et frustrant que ça en devient douloureux et révoltant. Je sens la rage monter en moi à chaque nouvelle larme versée par un être cher, et celles de Nora ne sont pas en reste. Elle s’accroche à ma taille, trouvant refuge contre mon épaule où ma large paume la maintient captive. Je la sens résister à l’assaut de nouveaux sanglots, et j’aimerais qu’il n’en soit rien, alors je rejoins le sol, précautionneusement, l’entrainant avec moi, tout doucement, ramenant son corps toujours plus contre le mien, dans une étreinte salvatrice qui occulte totalement le monde extérieur. Tu restes, me demande-t-elle, mais comment pourrais-je répondre à cette question, à cette promesse qu’elle me demande de lui formuler ? Ça ne dépend malheureusement pas de moi, et les récents sondages laissent à penser que... « Probablement pas, Chamsi... » je lui avoue, d’une voix sourde. « Mais toi, tu vas rester, et tu vas me faire le plaisir d’emmener Valentina avec toi, en finale, parce que c’est la seule chose qui compte... » Je lui glisse à l’oreille, décalant une mèche de cheveux pour y déposer mes lèvres. « Et puis, dans les dernières semaines, je reviendrais... Tu ne seras plus jamais seule, d’accord ? » Je me mords la lèvre pour détourner la douleur de mes entrailles et rester le plus apaisant possible, mais la révolte est là, passablement organisée, et prête à laisser éclater son indignation. On peut la sentir dans mes bras qui se resserrent, mes doigts qui s’accrochent, et mes poumons qui se saturent de son parfum comme de leur dose de nicotine, en moins mortel, mais pareillement addictif.

Je ne suis pas en mesure de contrôler quoique ce soit, tout m’échappe et glisse entre mes doigts. Il existe tellement de choses qui me dépassent dans ce monde, que mon besoin de contrôle me rassure, tant que j’ai la possibilité d’intervenir d’une manière ou d’une autre, je parviens à supporter à peu près tout... Mais lorsque, comme aujourd’hui, mon destin immédiat semble reposer entre des mains inconnues et pas vraiment judicieuses, j’ai bien du mal à contenir ma révolte... Je pourrais bien le vivre, ou tout du moins, le vivre tout court, mais lorsque je me retrouve avec une Nora en larmes entre mes bras, j’ai plus de mal à l’accepter. J’essaye de la rassurer, et de me rassurer en même temps, parce que les laisser seules livrées à elles-même et en pâture à d’autres plus stratèges qu’elles deux réunies me bloque la gorge et les poumons. A moins que ça ne soit ses bras autour de moi, qui n’en finissent plus de resserrer l’étreinte à mesure que les miens font de même ? J’ai l’impression de l'arrimer à mon corps, à moins que ce ne soit l’inverse, je ne suis plus très sûr de l’identité du naufragé ni de celle de la bouée. Je veux juste arrêter de penser à tout ça, comme s’il existait un bouton «off» apte à me faire passer d’un état d’esprit à un autre, ou tout du moins, un bouton «on» apte à rallumer la lumière dans mon crâne. Je ferme les yeux lorsqu’elle formule à voix haute la question que je me suis longuement posé ces dernières semaines... « Pour ceux qui comptent et qui sont encore là... » je lui offre la réponse que je me suis moi-même donné. Parce que si je suis encore là, aujourd’hui, si je n’ai pas cédé à ma faiblesse, c’est pour elle, c’est pour Valentina, pour AJ, pour Sive. Mais je sais que cette excuse ne lui conviendra pas... La preuve, son “non” tonitruant qu’elle lâche en sortant de sa planque pour m’offrir son regard humide. Non, elle veut que je reste, que Valentina reste, qu’elle-même reste, elle veut qu’on se batte. « Contre qui ? » je lui demande doucement, presque en chuchotant, tandis que je lui dégage les cheveux mouillés de larmes accrochés à ses joues. « Donne-moi un ennemi, et je me bats... Mais face à la foule anonyme, contre qui souhaites-tu que je prenne les armes ? » Personne. Ce n’est pas pour autant que je vais baisser les bras et passer la semaine en hibernation sous ma couette, mais je ne vais pas changer, devenir un autre pour satisfaire la plèbe... Non.

Oublier ceux qui ne sont plus là ? Non. Qui a dit ça ? Certainement pas moi. Pourtant, j’avoue que c’est une crainte, tout de même, que je m’efforce de combattre au quotidien, en me répétant les prénoms des éliminés à chaque réveil. Parce que c’est important, parce qu’ils sont importants, parce qu’ils sont partis pour nous permettre de rester, et même s’il ne s’agit pas d’un sacrifice consentit, c’est un sacrifice tout de même. Et il y a certaines personnes que je ne peux et ne dois sinon oublié, du moins occulter. Parce qu’ici tout semble intemporel, accéléré et en-dehors de toute réalité, il ne faut surtout pas se croire dans une parenthèse et oublier ce qui nous attends à l’extérieur. Alors je me répète les prénoms, chaque matin, pour ne pas perdre pied et rester connecté à une réalité qu’on tente de nous faire oublier. C’est ainsi qu’on se retrouve assis au milieu d’une pièce cerné d’instruments, avec ce qui a été une illustre inconnue, deux mois plus tôt, sur les genoux, emmêlés dans une étreinte improbable, nous raccrochant l’un à l’autre comme si nos vies en dépendaient. Et c’est peut être le cas, finalement, peut être que nos vies ici, dans ce jeu, dépendent l’une de l’autre. Je ne supporte pas de la voir pleurer, mais je ne supporte pas de lui mentir non plus. Je ne peux lui promettre de rester lorsque je sais que j’ai toutes les chances de partir aux prochaines nominations. Je ne veux pas la rassurer si c’est dans l’optique de la décevoir plus encore. Cela dit, je ne baisse pas les bras, et si elle me fournie le nom d’un ennemi, je me charge de l’abattre pour elle... Sauf qu’elle n’a pas de nom, puisque l’ennemi est invisible bien qu’omniprésent et omnipotent. Elle tente, tout de même, hésitant une vague réponse pouvant regrouper tout et n’importe qui... « Il ne peut en rester qu’un, Nora, donc c’est logique que les autres nous veulent dehors, tu comprends ? Tu ne peux pas leur en vouloir pour ça. » Je lui glisse avant de déposer mes lèvres contre son front. Evidemment qu’elle peut leur en vouloir de leurs mauvais choix répétés, mais qui sommes nous pour juger une majorité ? Une simple minorité. « Je ne veux pas subir… » finit-elle par chuchoter ce simple aveu qui se fiche dans mon ventre comme un poignard lancé à pleine vitesse. Oh oui, je la comprends, je la comprends tellement que ça en devient douloureux. Je n’ai rien à répondre à ça, simplement parce qu’il n’existe aucune solution, aucune option lui permettant, me permettant de reprendre le contrôle. Subir, c’est ce qu’on est condamné à faire. La seule chose qu’on contrôle, c’est notre manière de le faire. Mais comment lui dire ça ? Comment lui ordonner de conserver le sourire pour affronter le monde, lorsque ma propre envie est de me terrer sous mes draps pour fuir les rires et la vie qui bat ? Je ne peux pas. Alors, impuissant, je me contente de sécher ses larmes de mes lèvres, baisant chacune de ses joues humides, jusqu’à ce que le flot se tarisse, et tant pis si je dois y passer la nuit...

« Ne…ne devrions-nous pas faire pareil alors ? » Encore une question difficile à laquelle il m’est impossible de répondre dans l’immédiat. Parce que si je m’écoutais, je lui dirais qu’on est pas comme les autres, qu’on s’en fout de gagner, qu’on veut juste être ensemble le plus longtemps possible, et que c’est cette différence qui nous rend faibles car pas manipulateurs, ni stratège, mais ce serait émettre un jugement de valeur, nous estimer meilleurs que d’autres, alors que je veux la réconcilier avec ce monde, et non la laisser partir en croisade après mon éventuel départ. Alors, en attendant de trouver une meilleure réponse que celle que je garde pour moi, je m’astreins au silence. Un silence qui dure un peu plus longtemps que prévu lorsqu’elle m’avoue ne pas vouloir subir, et que je ne sais, à nouveau, quoi lui répondre. J’aimerais la rassurer, lui dire que tout ira bien, qu’elle n’est en rien obligée de subir, ou qu’elle peut accepter ce léger inconvénient face à tous les avantages qu’engendre le jeu, mais ce serait lui mentir, puisque moi-même je n’accepte pas de subir, et que le jeu, pour l’instant, offre moins d’avantages que d’énormes inconvénients, notamment celui-ci. J’aimerais prendre le contrôle, au moins de mon destin, mais c’est totalement impossible, et on accepté de s’en remettre à Cupidon en entrant dans ce jeu. Alors, au lieu de lui répéter ce qu’elle sait déjà et qui lui plomberait un peu plus le moral, je me contente de tenter d'assécher ses larmes, en vain. Et ce qui m’attriste le plus, c’est qu’elle pleure sur mon sort, mon sort à moi, hypothétique mais inévitable, j’imagine... « Pourquoi tu pleures pour moi, Nora ? » Je lui demande, finalement, avant de remonter vers sa pommette. « Tu ne devrais pas être entrain maudire ceux qui ont jugé de ton naturiste préféré n’avait plus sa place auprès de nous, ou encore ces candidats incapables de noter correctement une rouquine au caractère à la con ? » j’ébauche un sourire, parce que c’est exactement ce que m’inspirent les différents souvenirs qui défilent dans mon crâne... « Pleure pas pour moi... Parce que j’ai quelque chose qu’ils n’auront jamais, et qu’ils ne m’enlèveront jamais : toi. » Je murmure, en m’attaquant à la deuxième pommette, avant de me reculer. Elle, Valentina, Sive, AJ, Swann... Autant de liens qu’ils ne pourront jamais me prendre, des liens forts, des rencontres primordiales qui, je le sais, de s'achèveront pas avec un éventuel départ. Il y a Adie, aussi, Tweedy, Ana, Malo, Andreas, Laoise mais ce n’est pas encore comparable aux cinq femmes qui auront marqués mon aventure, la faisant passer de douloureuse à délicieuse. Mes lèvres gagnent sa tempe, tandis que je la ramène contre moi, son visage réintégrant l’espace entre mon épaule et mon cou, mes doigts glissant au travers de ses mèches pour gagner sa nuque. « Et ça, ça n’a pas de prix... » Je chuchote dans un souffle, pas vraiment certain qu’elle soit apte à l’entendre... Et j’m’en fous, c’est pas fait pour être entendu.