GASPARD

J'sais pas trop ce que je foutais là, tout habillé, les pieds plantés dans le sable, le regard perdu. Je crois que je venais de me découvrir somnambule. Pas de ceux qui marchent yeux fermés, en plein sommeil. Non, de ceux qui, les yeux ouverts et engouffrés dans leurs pensées, ne savent même plus où leurs pieds les guident. Alors me voilà, planté, droit comme un piquet, les mains dans les poches, une expression quelque peu étonnée trônant sur mon visage alors que je me découvre une passion pour deviner les formes qui se dessinent sous mes yeux, à travers les nuages. Tous les gosses le font au moins une fois dans leur vie, souvent à travers la vitre d'une voiture des plus banales, lors d'un trajet de plusieurs heures. Parfois un cheval, parfois un guerrier, c'est un chat qui se présente aujourd'hui à moi. Un chat certes difforme, mais un félin tout de même. Et je crois que c'est ce qu'il y a de plus précieux, l'imagination. Car celle ci est la base de tout. Si Dieu n'avait pas eu d'imagination, il n'aurait pas créer l'homme, il n'aurait pas créé ces qualités, ces défauts que l'on retrouve en chacun de nous. Encore aujourd'hui, je m'amuse parfois à tester mon imaginaire, à le nourrir. C'est une source d'espoir, de détente. Et quoi de mieux que de pouvoir dessiner du regard un cheval unijambiste en temps de guerre, de pouvoir le voir traverser nombre de tensions sans craindre de s'échouer, juste de disparaitre pour en créer une nouvelle un peu plus loin. Ainsi, je m'assoies un temps, puis fini par m'allonger à même le sable, laissant mon regard caresser les nuages.

Je voulais tout visiter d’un seul coup, tout gober et digérer pour marquer mon territoire, m’installer durablement dès le premier soir, mais je me rends compte que je suis crevé. Crevé et ignorant, puisque la majorité des personnalités qui peuplent le village m’est encore inconnue. Les mains enfoncées dans les poches, je marche jusqu’au lac. C’est pas dans mes habitudes de me la jouer « rêveries du promeneur solitaire » – et puis je déteste Rousseau – mais je suis mon instinct, comme un animal, je trotte là où ma truffe me dit qu’on peut trouver quelque chose d’intéressant. Et je ne m’étais pas trompé. Un mec est déjà là, installé sur le sable, appuyé sur ses bras avants et la tête rejetée en arrière, dans la position type de celui qui s’est foutu là pour n’être pas dérangé par un connard de mon espèce. C’est pour ça que j’avance jusqu’à lui. Uniquement parce que je n’ai aucune idée de sa réaction. Il me demandera peut-être de me casser, et j’aviserais. Il pourrait bien aussi décider que c’est pas le moment, mais alors vraiment pas, et se jeter sur moi pour me casser la gueule. J’aviserais. J’adore me comporter en idiot du village. Les idiots sont les rares êtres encore singuliers de ce monde, les seuls capables de saisir le « ça » de l’existence, de l’instant du réel. Les intelligents se sentent toujours obligés de voir double. Dans les nuages, ils voient des royaumes et des Cieux brodés d’or pur et remplis d’ambroisie. L’idiot ne voit que ce qui se donne à voir : le nuage, la lune, la pluie. Et moi, ce soir, comme le plus con des cons, je ne vois que lui, ses tatouages sur le cou, sa tête levée vers le ciel. Je m’accroupis à côté et lui jette un regard à la dérobée. « En pleine conversation avec le ciel ? Dis-moi si je peux prendre sa place. » Parce que ça me ferait quand même chier qu’il continue de mater le ciel alors que je viens de me pointer, et qu’en bon idiot, je me pense quand même plus intéressant qu’une étendue de diazote et de dioxygène.

Peut-être allais-je passer ma matinée ici, au final, il n'y avait rien de mieux que cette légère brise, caressant ma nuque comme pour la première fois. En fait, j'avais besoin de m'isoler, pas que j'avais à supporter trop de pression, non, j'avais juste à les supporter eux. Et de ce que j'avais pu en voir, c'était bien pire. Mais je ne partais pas défaitiste pour autant, me disant que parmi ces singes, quelques un arriveraient rapidement à s'imposer, du moins, à les yeux. C'est toujours ceux dans lequel on place le moins d'espoir qui viennent à nous surprendre. Peut-être parce que l'on attend justement rien d'eux. Ou peut-être parce qu'en tant qu'humain, je me laisse piéger par les apparences et ce comme la plupart des personnes de ce monde. Mais qu'importe. Et pour une première fois, j'allais rapidement avoir le droit à la mienne, puisque la silhouette d'un roux d'apparences plutôt maladroit s'esquissait déjà sous mes yeux. Visage qui m'était encore inconnu, puisque je n'avais clairement pas mémorisé toutes les têtes. Mais qu'importe. Il s'accroupit à mes côtés, dans le simple but de tenter une approche. C'est étrange. Mais pour une fois, ce n'est pas une femme, et encore moins une blonde, alors prenons ses paroles comme elles viennent. « En pleine conversation avec le ciel ? Dis-moi si je peux prendre sa place. » je dépose mon regard dans le sien, une moue des plus neutres, avant de finalement prendre la parole, et ce pour la première fois de la journée. Si bien que ma voix aurait pu en dérailler quelque peu, ce qu'elle ne fit cependant pas. « Seulement si tu as du temps à perdre. » lâchais-je dans la volée, quelque peu au hasard. « Rectification : on est tous là pour perdre un peu de notre temps, c'est le but même de cette aventure. Ça et l'argent. »

J’observe chacun de ses tatouages, très différents des miens. Nos marques occidentales n’ont rien de sacré, rien de rituel, mais tout de nos caprices. Faux rebelles, fashions à deux balles, on se tatoue parce qu’on croit se créer une personnalité, on ne sait rien de l’art religieux du tatouage, rien de sa véritable réalisation. On donne seulement du fric à un connard mal coiffé et un dessin qui nous fait kiffer. Inconsciemment, on tente de se lier à une autre culture, un étranger qu’on ne connait pas mais dont on pense se souvenir. Je me gratte la tête, je dois avoir l’air creux, et tant mieux. Les gens me prennent souvent pour un type léger, maladroit, un peu bête. C’est ça que j’aime. Les gens ont tendance à t’apprécier lorsqu’ils se sentent supérieurs à toi. Ils te mépriseront s’ils se sentent inférieur, si tu dépasses leur propre volonté de puissance, tu deviendras, malgré tout l’amour qu’il te porte, le double à éliminer. Je creuse un trou dans le sable et j’y enfouis ma main. « Tu as l’impression de perdre du temps, là ? » Je regarde à mon tour le ciel, vide, évident, fidèle à lui-même. Un ciel dont je ne pourrai rien découvrir en restant ici bas. « Quand est-ce que tu en gagnes ? » Je demande l’air de rien. Comme ça. Question anodine, innocente et quasi stupide, à laquelle il est pourtant délicat de donner une réponse rapide. J’aurais pu m’en foutre, mais j’ai envie de savoir. Savoir ce qu’il cherche dans les nuages. Ce qu’il cherchait en se tatouant l’ensemble du cou. Ce qu’il cherche en venant ici, au milieu de la jungle et sous les yeux cruels des anonymes du quotidien. Ce qu’il cherche à se prouver à chaque fois qu’il réalise qu’il existe.

Après une analyse visuelle légèrement plus poussée, je détaille les avants bras du jeune homme assez longtemps pour en remarquer nombre de tatouages. Décidément, il me semble que la production avait volontairement choisi de sélectionner un profil type de candidat cette saison. Les hommes seraient tatoués, ainsi soit-il. Cupidon était d'ailleurs la parole divine de ce nid, un peu celui qui prenait les décisions, nous dictait notre conduite, enfin, avec plus ou moins de libertés cependant. Le jeune roux creuse un trou, y enfouit sa main avant de finalement reprendre la parole. « Tu as l’impression de perdre du temps, là ? » oui, clairement, mais peut-être ne pouvait-il simplement pas comprendre. Pourtant j'étais sûr qu'il parviendrait bien vite à cerner mon raisonnement. Cependant il ne tarda pas à renchérir avec une nouvelle question, ne me laissant pas le temps, ni même de ressentir l'envie de lui répondre. « Quand est-ce que tu en gagnes ? » je ne savais pas réellement dans quel monde il se trouvait, mais dans le mien, il était tout simplement impossible d'en gagner. Cependant, je n'avais pas plus envie d'y réfléchir que ça. « On ne gagne pas de temps, on se contente juste de le laisser s'écouler. » C'est ce que je fais, c'est ce qu'il fait, c'est ce que nous faisons tous, plus ou moins consciemment. Mais ça, c'était une autre histoire, une pente sur laquelle je ne voulais pas encore m'aventurer. « Tu as d'autres tatouages ? » continuais-je donc en changeant de sujet. Non pas que je m'intéressais particulièrement à son cas, disons simplement que son enveloppe charnelle m'était particulièrement plaisante, et d'autant plus maintenant que je le savais tatoué. Une lubie comme une autre chez moi. Bien entendu, j'esperais que tous ces tatouages aient pour lui un sens, puisque chacun des miens n'était que le reflet de mon vécu.

Je touche du bout du doigt l'anneau qui pend à mon oreille, symbole de mon enfance. Je l'ai trouée tout seul, à l'aiguille chauffée à blanc. A onze ans, tu trouves ça trop cool de te percer l'oreille tout seul. Enfin, quand t'es moi, tu trouves ça trop cool. Sa réponse me laisse vague, il n'y a en lui aucun désir de faire tanguer le bateau, d'alimenter le feu de cette conversation. Je croise son regard. C'est pas mon esprit qui l'intéresse, c'est ma gueule. Animaux dénués d'instinct, on se regarde les peintures, on sent nos parfums respectifs, on se décide à copuler, se battre, partager le peu qu'on a. Échec de la communication spirituelle. J'assume et sors une clope de la poche de mon jean, me la glisse dans le bec et chope le feu dans la poche avant. « Si tu le laisses passer, pas question de le perdre. Il ne t'appartient pas. » Je hausse les épaules. Est-ce qu'il comprend, comprend pas? Moi ce que je comprends, c'est qu'on est assis au même endroit, sur la même planète, et que nos esprits sont sur deux cosmos différents. Pas opposés, pas semblables: différents. Il se dit rêveur. Il s'affirme impuissant contemplateur de l'abstraction à laquelle son esprit donne des formes. Il l'exprime aussi dans ses tatouages, représentations artistiques d'instants et d'événements palpables auxquelles il a voulu donner formes éternelles – aussi éternelles que lui. Je ferme ma gueule et observe ses tatouages tandis qu'il observe les miens. On a l'air de deux hommes préhistoriques, l'art en plus. Je lève les yeux sur lui à sa question, première parole qui brise le silence que nous venions de créer, mettant fin à notre philosophie de comptoir. Est-ce que j'ai d'autres tatouages? Je souris. Je peux bien lui faire ce plaisir, j'ai l'impression que ses prunelles vont m'avaler tout entier. Je me penche et enlève mon sweat, puis retire mon t-shirt en l'attrapant dans le dos. Je me tourne et lui présente ma colonne vertébrale. Tout le long s'étend la reconstitution encrée d'un squelette, suivant au millimètre près les courbes de mes propres os, de mon cartilage. Seul hic: le squelette n'est pas celui d'un humain. Il ne représente pas celui qui repose sous ma chair. Ce n'est même le squelette de personne d'autre. Un squelette uniquement composé pour mon dos. Je lui jette un regard en me dévissant la tête. « Le squelette qui correspond le mieux à la créature que je suis. » Je remets mon t-shirt et mon sweat, la capuche me tombe dessus. L'encre dessine une note de musique sur sa trachée, le reste semble découler en arabesques jusque sur son torse, que je désigne d'un coup de tête, l'invitant à m'en dire un peu plus sur ce qui se cache sous son t-shirt.

Je dessinais et ce depuis toujours. Sur les murs, sur chacun des meubles, à l'aide de mon regard. Des trais invisibles suivants maintenant les courbes du corps du jeune homme. Je le redessinais visuellement, imprégnant son physique à l'intérieur de mon crâne, histoire de ne plus jamais avoir à l'oublier. Je dessinais depuis toujours, que ce soit dans les nuages, sur une feuille, ou même dans mes rêves, c'était une manière comme une autre de s'exprimer. Cependant je ne me considérais pas comme un artiste. Non, un artiste, à mes yeux, devait avoir accompli de grandes choses. Les miennes n'étaient que du vent, la plupart seulement imaginaire. Mais je n'en avais pas grand chose à faire, j'étais un dessinateur des quatre vents, et cela me plaisait plutôt bien. Je n'avais pour l'instant pas grand intérêt à découvrir la personnalité du jeune homme, non à vrai dire j'avais peur de faire connaissance. Peur d'être déçu. Cette peur se lisait, se traduisait par mon indifférence totale. Comme un mur que je m'étais moi même fabriqué. Parce que j'avais trop de fois eu de mauvaises surprises, parce que je m'étais trop de fois surpris à tomber dans leurs pièges. Alors, je me méfiais, comme toute personne normalement constituée l'aurait fait. « Si tu le laisses passer, pas question de le perdre. Il ne t'appartient pas. » le temps. Une notion bien trop abstraite à mon gout. A mes yeux, il était comme l'air. Insaisissable, et pourtant omniprésent. On pouvait choisir de le stopper fictivement à l'aide d'une horloge, comme l'on pouvait enfermer son congénère dans une bouteille, cependant, à jamais ils resteraient invisibles. C'était quelque peu étrange. Mais j'aimais cette idée de pouvoir avoir le controle absolu, sur tout, sans pour autant pouvoir être exterminé. Alors, je laissais le silence s'installait un instant, trouvant que sa dernière phrase résumait plutôt bien la situation, si bien qu'un léger rictus osa se dessiner sur mes lèvres, dévoilant une fossette au creux de ma joue droite, bien plus marquée que sa voisine. Je l'observe, il m'observe. C'est un échange muet, et pourtant, j'ai comme la vague impression que l'on se comprend. C'est étrange, mais tout aussi excitant à la fois. Et puis finalement, je tranche ce silence. A t-il d'autres tatouages ? Pour tout vous dire, je me permet déjà quelques pensées à ce sujet, et ce sans même en connaitre la réponse. Ses bras en sont quelques peu criblés, alors de toute évidence, il devait bien en avoir à d'autre endroits. Il sourit. Et s'execute, retirant plusieurs couches de vêtements avant de dévoiler de nouveaux bouts de peaux. Bientôt, j'ai le droit à un gros plan sur son dos, détaillant un squelette qui, je l'esperais pour lui, n'était pas le sien. Pour lui, comme pour moi. Cette créature était plus qu'étrange, si bien que je me perdais à travers les courbes de cette magnifique représentation. « Le squelette qui correspond le mieux à la créature que je suis. » mes lèvres vinrent de nouveau à s'étirer légèrement, avant que je ne reprenne la parole, tandis que celui ci renfilait ses vêtements. « Dans ce cas, j'adorerais en apprendre un peu plus sur toi. » lâchais-je donc, comme une évidence. Et pour la première fois depuis notre rencontre, j'en venais enfin à m'intéresser à sa personnalité. Suivez donc le progrès effectué. Si ce tatouage reflétait bel et bien sa personnalité, alors peut-être était-il différents des autres candidats. Peut-être n'était-il pas qu'un de ces pions. Allez savoir. Et puis, finalement, d'un simple geste, le jeune homme m'invite à retirer ce qui me fait office de tee shirt. Un simple tee shirt noir, orné de différentes et quelconques inscriptions. J'attrape ainsi celui ci par ma nuque, avant de le faire passer par dessus ma tête. Cette légère brise palpable s'abat presque instantanément sur mon torse maintenant dénudé me faisant frissonner le temps d'une fraction de seconde. Finalement, je baisse quelques instants mes yeux, cherchant quel tatouage décrire avant de finalement me rattacher au plus imposant, celui trônant sur mon torse, Hope. « Disons simplement que je n'ai jamais totalement baissé les bras. » inutile d'entrer directement dans les détails, après tout je ne le connaissais pas tant que ça. Finalement, je décidais de me laisser tomber en arrière, mains à l'arrière de mon crâne, la brise se stoppant immédiatement une fois le sable rasé. « Tu m'as l'air particulier. » étrange lorsque l'on sait que je n'ai entendu que ses tatouages parler à sa place, n'est ce pas ? « Combien de temps penses-tu rester dans les parages ? » ici, maintenant, comme tout au long du jeu, qu'importe. Ma question était évasive, j'en avais conscience. Mais n'en avais au final pas grand chose à faire. Je me contentais simplement de déposer mon regard dans le sien.

Je n'en dis pas plus sur le tatouage de mon dos. Avec leurs dessins, les tatoués se changent en bonnes femmes du siècle dernier, pudiques et rougissantes: ils ne vous en diront pas la signification tant qu'ils ne sauront pas que vous êtes aptes à la recevoir. Se foutre à poil devant vous ne leur pose pas le moindre problème, mais vous expliquer pourquoi ce mot, pourquoi ce visage, ce signe, c'est pour eux synonyme de la vraie mise à nu. Je le dévore des yeux autant qu'il le fait lui-même, et me rends compte que nous sommes physiquement très semblables. Tatouages, oreille percée, rasés de chaque côté du crâne. La phrase qu'il me balance a tout pour me plaire – s'en rend-t-il compte? Elle félicite sans le dire mon tatouage, dont la réalisation lui plait, et scelle notre rencontre par une promesse d'avenir. Ce type sait comment parler aux autres, tellement que je me sens presque associable à côté de lui. Je lui offre un sourire, c'est tout ce que j'ai. Je l'observe avidement tandis qu'il retire son t-shirt. Sur son poitrail, parfaitement calligraphié au cœur d'arabesques musicaux trône l'Espoir. Je penche la tête sans le quitter des yeux. « Et tu fais bien. » L'espoir est une notion sacrée que je n'ai jamais réellement compris. Elle nait chez les hommes aux moments où tout voudrait qu'ils se laissent tomber et bercer par les ténèbres, à l'instant même où le noir, après leur avoir été jeté au visage, les enveloppe doucement. Je n'ai jamais fait la réelle expérience de l'espoir parce que les ténèbres ne sont jamais venues à moi. Je vis dans un monde électrique. Je me prends des décharges violentes, recule, bondis, m'enflamme et renais de mes cendres. Je n'ai jamais eu de raison d'espérer, jamais de raison de désespérer. Si le gars en face de moi l'a connu, c'est qu'il a des choses à m'apprendre. Des expériences de la vie à me conter. Plus que jamais, j'ai besoin d'en savoir plus, de creuser, je ne veux pas le laisser s'échapper avec cette image de moi, ce squelette dans mon dos. Comme lui, j'ai envie de savoir quelles créatures nous sommes, par-delà nos êtres de chair et d'os. Je hausse les sourcils et sourit. « Je suis comme tout le monde. Aussi unique que toi », j'ajoute avec un clin d'œil. Une façon comme une autre de lui renvoyer la pareille. De lui dire que j'ai compris qu'on se ressemble autant qu'on est différents. Mimétisme oblige, je m'allonge comme il le fait, cale ma tête sous mes bras et plonge mes yeux dans le ciel. Trop clair. Mes yeux me brûlent et je sens mes pupilles se rétracter. Je m'en fous, je suis bien à ses côtés. « Je suis un caméléon, je m'adapte à tout, je sais vivre partout. Je veux rester jusqu'à ce qu'on me demande d'aller ailleurs, et j'irai avec plaisir. » Je l'observe en coin. « La télé-réalité est un produit de société produit par la société pour la société. C'est donc par conformisme que tu es ici? » Infime provocation visant à voir si j'ai affaire à un rebelle tatoué ou à un doux tatoué.

Je crois qu'au fond, c'était bien comme ça. Mes mains entre-mêlées l'une dans l'autre, se joignant à quelques unes de mes mèches mais également à une colonie de grains de sable. Oui, finalement, j'étais bien comme ça, regard plongé dans les cieux, ricochant de nuage en nuage, en nuage jusqu'au jeune homme à mes côtés. Du jeune homme aux nuages, et cela sans réelle fin. « Et tu fais bien. » se pense t-il spécial ? Je n'en sais rien, je n'en ai pour ainsi dire par grand chose à faire, non, je me laisse simplement guider par mes tripes, et celles ci me disent de m'en foutre. Exceptionnel, special ou pas, j'avais la vague impression d'apprécier sa présence, et c'était bel et bien tout ce qui comptait en cet instant. Rien à foutre des autres. Rien à foutre des nuages, ou du lac. Juste, lui, le sable et moi. Et cette brise. Rien à foutreu du reste. Je me permettais alors de fermer le temps d'une poignée de secondes les yeux, très certainement pour tester cet arrêt temporel, juste une fois dans ma vie. Peut-être que si j'en venais à faire tomber une nouvelle fois le noir sur mes jours, ceux ci se figeraient jusqu'à ce que je retrouve le chemin. Cette petite lumière qui m'était un jour apparue. Elle s'appelle Espoir. Douce mélodie qui vous guide vers un monde bien meilleur, une réincarnation imminente. L'express vers un nouveau moi. « Je suis un caméléon, je m'adapte à tout, je sais vivre partout. Je veux rester jusqu'à ce qu'on me demande d'aller ailleurs, et j'irai avec plaisir. » Je rouvre les yeux. Le soleil m'éblouit, si bien que j'en viens à me faire basculer sur mon épaules gauche, appuyant ma tête sur le creux de la paume de ce même côté, faisant de nouveau face au candidat. « La télé-réalité est un produit de société produit par la société pour la société. C'est donc par conformisme que tu es ici? » je me permet de méditer un instant à cette question, très certainement parce que ma réponse me semble être plus compliquée que ça. Peut-être parce que ma réponse risquait d'être bien plus vague qu'il ne l'aurait voulu. « Je suis là pour briser les codes. Mes codes, également. » mes yeux me semblent moins fatigué, je jette donc un coup d'oeil au ciel avant de redescendre jusqu'aux pupilles du jeune homme « Cette compétition est un peu... Une sorte d'ultime challenge, la validation de mon nouveau moi, si je puis dire. » et encore une fois, inutile d'apporter plus de précisions, pour le moment, je pensais lui en avoir bien assez dit. « Et toi ? Pourquoi es-tu ici ? » un léger sourire vient à étirer mes lèvres « Dis moi que tu viens trouver l'amour et je te rirai au nez. »

Rares sont les personnes qui, à notre époque, savent ne rien faire. Allongés sur le sable, nous nous découvrons au ralenti comme dans un film qui endormirait tout le monde sauf nous, on profite du rien de l'existence, on inspire la futilité et on s'en nourrit. J'ai l'impression que l'entreprise de le découvrir annihile mon esprit et l'empêche de penser à autre chose, à tout ce qui pourrait le faire travailler. Je ne songe même pas à la fin de ce moment avec celui dont je n'ai pas le prénom mais dont j'ai bien plus. Celui qui se laisse arracher volontiers un moment inutile à mes côtés. Les quelques phrases qu'il balance l'air de rien l'entourent d'un halo de mystère et de richesse qui me rapproche mentalement de lui. Moins d'un mètre nous sépare, mais mon esprit est collé au sien, le frôle, fébrile, avide. Je le sens qui se tourne vers moi et je fais de même: nos yeux sont tous les quatre humides, à cause de la clarté du ciel, et du fait qu'on quitte brutalement sa contemplation pour se regarder. Comme un phénix, il semble renaitre de ses cendres, quitter l'enfer pour redescendre sur terre. Ses tatouages sont-ils la peinture toute entière de l'espoir et des abysses mélangés, un mariage du ciel et de l'enfer? Je l'écoute d'une oreille distraite, j'ai toujours l'impression qu'un fil invisible se dresse entre nous et nous relie, sur lequel il fait glisser vers moi un peu de lui. Mes yeux dans les siens, je le happe du regard avant qu'il se détourne. « D'où est-ce que tu reviens... » Cela n'a rien d'une question. Je me fiche de savoir d'où il vient, d'Irlande ou du Pakistan, j'aime savoir d'où les hommes reviennent. Et pourquoi ils reviennent. Comment nait l'espoir pour toi – est-ce qu'il jaillit des yeux d'une femme, du sourire d'un enfant, d'une aube matinale? Le frisson des départs nous retient de rester. Qu'il réponde par une phrase, un mot, un seul geste ou même un seul regard, je m'en balance. Je me satisfais de toute réponse du moment que je sais qu'on m'entend. Je souris à sa dernière remarque. « Tu ferais ça? » Faut croire que la recherche de l'amour est devenue une quête ridicule. Qu'il me dise en me regardant dans les yeux que ce n'est pas ce à quoi aspirent tous les hommes et je ne rirai pas à mon tour. « Fake Lover... » Je murmure, moqueur. « Je ne crois pas en ce qui est faux, ni en ce qui est vrai. Je crois seulement que les choses et les faits sont. Je suis venu trouver l'amour... de mon lointain. Et voir jusqu'où il est capable de m'aimer. » Dans le ciel, un nuage se trémousse sous le vent qui souffle plus fort pour faire danser sa jupe au-dessus de ses jambes. La terre rougit. Je souris.