TRIS


Il fait doux, suffisamment doux pour que je me répète que je dois en profiter, comme si la course des saisons, implacable, allait bientôt me plonger dans un hiver sans fin. Winter is coming. Oui, ça ne fait aucun doute. Et je ne suis clairement pas du Nord. Il suffit de voir la couleur de mes cheveux. Quoi qu’elle a tendance à changer, elle aussi. Ne sont-ils pas plus foncés depuis quelques temps ? C’est le genre de réflexions totalement superficielles que je me fais en avançant sans but, à travers le village, juste pour profiter un peu de ses rayons solaires inespérés. Il fait doux, et au fur et à mesure de ma progression, je me déleste de couches de vêtements. Ma veste, d’abord, que je dépose sur la branche d’un arbre perdant ses feuilles. Puis mon pull, quelques mètres plus long, que j’abandonne sur un banc qui fait face au ruisseau. Je ne m’inquiète pas, je sais que je les retrouverais à mon retour, et je poursuis ma route en longeant le cour d’eau. La terre se fait meuble, et mes chaussures s’enfoncent dans l’herbe verte du bord de l’eau. Alors je les retire, chaussures, chaussettes, et j’abandonne le tout près du sentier, tandis que je savoure la douceur onctueuse sous la plante de mes pieds. J’avance, les mains dans les poches, et fini par déboucher au détour de quelques arbres, sur une partie plus large du ruisseau. Tellement large que je n’ai aucun mal à y imaginer des enfants jouant à s’éclabousser en plein été, des femmes y trempant les pieds, et des pêcheurs affalés sur leurs cannes accrochées à la rive. N’y résistant pas, je dépose un bout de pied dans l’eau, troublant son calme apparent. M’attendant à un frisson glacé, je suis surpris de goûter à une simple fraîcheur, totalement supportable au regard de la température extérieur. L’idée fait son chemin dans mon crâne. Je la repousse dans un premier temps, puis fini par y céder. N’avais-je pas décidé de profiter tant qu’il était encore temps ? Je jette un regard alentour, et constatant que je suis seul, j’ôte mon tee-shirt avant de me délester de mon pantalon. Je plie le tout, puis m’avance jusqu’à l’eau, jouant avec l'élastique de mon caleçon, hésitant. Je n’aurais aucun moyen de me sécher en sortant, alors autant s’arranger pour se glisser dans des vêtements secs, non ? La lèvre inférieure coincée entre mes dents, je scrute la campagne par-dessus mon épaule. J’hésite encore un instant, puis laisse glisser le tout, avant de me glisser moi dans l’eau. La fraîcheur me coupe la respiration, puis je m’y habitue. Il me faut quelques secondes supplémentaires pour finir par la trouver bonne. Et alors je n’ai plus qu’à me laisser immerger, et disparaitre sous la surface pour ne réapparaitre que plus loin, et entamer quelques largeurs.

Je ne m’attendais pas, en faisant cette simple balade en fin d’après-midi, à retrouver sur ma route des éléments insolites éparpillés ça et là. Le temps était doux, cette journée s’annonçait comme toutes les autres, à savoir des plus normales. Mais trouver sur ma route quelques brides de vêtements gisant sur une branche d’arbre ou un banc de parc ne figurait pas dans mon plan. Dès la première rencontre, je m’oblige à m’arrêter un instant pour scruter la pièce, puis décide de passer mon chemin. La seconde fait grimper mon sourcil de quelques millimètres, et j’affiche toujours cette mine intriguée lorsque j’arrive aux abords du ruisseau qui longe le village. Tiens, ne serait-ce des chaussures que j’aperçus un peu plus loin? Oui, c’est bel et bien le cas. Chaque pas m’apporte son lot de découverte supplémentaire, et je m’attends d’une seconde à l’autre à tomber sur quelqu’un. C’est obligé, n’est-ce pas? Car je doute que ces vêtements se soient dispersés d’eux-mêmes dans le quartier. Il y a bien une pile de tissus qui traine là-bas, un peu plus à l’écart que le reste. Mais aucune trace d’âme qui vive. J’aurai du m’en douter, c’est totalement idiot de ma part d’avoir ignoré la chose, mais lorsque le bruissement de l’eau qui se trouble alors qu’Otello remonte à la surface, je ne peux m’empêcher de sursauter. Dans mon esprit, il s’agit bien du dernier endroit auquel j’aurai songé. Peut-être parce que je considérais fou quiconque oserait se plonger dans une étendue d’eau à cette période-ci de l’année. Mais je ne suis pas comme tout le monde, c’est bien connu. Il n’a pas remarqué ma présence, il faut dire que je ne fais rien pour l’encourager non plus. Qu’il poursuive sur sa lancée, je ne veux pas le déranger. Cependant, je ne m’éclipse pas pour autant. Non, je préfère me poster à l’ombre d’un arbre, bien enrouler dans ma veste de laine, profitant des quelques rayons de soleil qui se fraye un chemin jusqu’à moi. Je ferme les yeux, je savoure cet instant de calme, seulement rythmé par les gestes répétitifs du nageur, de ses bras qui fendent l’eau, de ses jambes qui battent la mesure.

Ce n’est pas vraiment dans mes habitudes, ce n’est pas comme si je pouvais me baigner tout les matins dans le Tibre. Mais ici les choses sont différentes, les moments d’isolement rares, et lorsqu’on se retrouve profondément au calme, l’instant est tellement inattendu qu’il peut nous pousser à faire des choses inédites. Comme se baigner nu dans un ruisseau en plein mois d’octobre. Dans les faits, c’est un coup à attraper la mort et végéter sous la couette pendant les jours suivants. Dans les actes, c’est plutôt agréable. L’eau est bonne finalement, et les mouvements me réchauffent progressivement. Avec cette impression d’être loin de tout et tous, c’est une sensation de liberté qui m’assaille et me galvanise. Je la laisse guider mes moindres mouvements, jusqu’à ce que, satisfait, je me laisse aller sur le dos quelques instant. Puis, l’air sur ma peau nue me semble brusquement glacial, et mon moment inédit m’apparaît comme particulièrement stupide. Je comprends que la sortie risque d’être compliquée, et que rester immergé au centre du ruisseau ne changera rien, si ce n’est retardé l’inévitable. Alors, naïvement, j’attends un rayon de soleil, comme si ça allait changer quoique ce soit, et m’extrais de l’eau en grinçant des dents. Je ramasse mon caleçon au passage, et en cherchant du regard mes autres vêtements pliés, je remarque une silhouette à l’ombre d’un arbre. Une silhouette qui ne s’y trouvait pas quelques minutes plus tôt. Tris ? La dernière fois qu’on s’est retrouvé seuls, elle a manqué faire un malaise, alors forcément, lorsque je la vois allongée, immobile, j’ai comme une légère inquiétude. Délaissant le reste de mes vêtements, je m’approche et me penche au-dessus de l’inconsciente. « Tu comptes me faire le coup de la Belle au bois Dormant à chaque fois, Aurore ? » je demande, moqueur, avant de reculer légèrement en constatant que mes cheveux gouttent sur elle.

On pourrait presque croire que je me suis assoupie, tant je reste tranquillement posé contre mon arbre. Et pourtant, mes sens sont en alertes, mon ouïe, plus particulièrement, captant le moindre mouvement, du plus petit bourdonnement près de mon oreille jusqu’au clapotis de l’eau, plus loin, là où ce maigre ruisseau repose. Je sens qu’Otello interrompt sa nage, je l’entends qui se glisse hors de l’eau. Puis, plus rien. Le silence. Et sa voix, qui le brise sans grande cérémonie. « Tu comptes me faire le coup de la Belle au bois Dormant à chaque fois, Aurore ? » Mes yeux s’ouvrent comme deux billes rondes. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se soit approché de moi, et c’est là ma première surprise. Mais, et surtout, c’est le contact de l’eau contre ma peau qui me surprend le plus. Il s’éloigne, en constatant que sa chevelure trempée me fait présent de quelques gouttelettes humides. J’esquisse un sourire en le scrutant, et remarque que sa tenue ne se compose que de bien peu de choses. En l’occurrence, seul un caleçon couvre ce qui doit l’être. Un petit rire filtre entre mes lèvres. « Vais-je devoir t’appeler Philippe, alors? » lui fis-je la remarque. « Je doute par contre que ce soit une tenue appropriée pour réveiller une princesse. » Ma main, d’un geste volontaire, le pointe de haut en bas. J’ai l’habitude, de côtoyer des hommes en sous-vêtements, dans cette aventure. Mon partenaire, notamment. Qui passe ses nuits entières vêtues de la sorte et dont j’ai en mémoire une vision bien précise de chacun de nos matins. Mais pour autant, je ne suis pas à l’aise avec ces candidats presque entièrement dénudés qui défilent sous mes yeux. Ça me gêne, et forcément, je préfère détourner le regard. Pudiquement, poliment.

Tout à ma pulsion, je n’avais absolument rien anticipé, comme le fait de sortir trempé de l’eau sans rien pour me sécher. Certes, il doit faire dans les 23°, mais le corps ruisselant d’eau, ces 23° se transforment rapidement en 15° sur ma peau. J’ai tout de même prit la peine de revêtir un caleçon avant d’aller réveiller Aurore, mais pour le reste, je préfère attendre encore un peu. Si je n’avais pas eu l’excellente idée de semer mes affaires tel le petit Poucet, sur ma route, alors j’aurais pu me draper dans ma veste. Mais non ! Evidemment, c’est tellement plus drôle de se geler les c...lavicules, le temps de sécher à l’air libre ! Cela dit, me vêtir n’est plus la priorité après avoir aperçu Tris aka Aurore, étendue au pied d’un arbre, que j’arrose par mégarde, avant de me reculer. « Vais-je devoir t’appeler Philippe, alors ? » me demande-t-elle après que je l’eu comparé à la Belle au bois dormant. « Plutôt Orphée, à vrai dire, puisque tu t’es éveillée au simple son de ma voix. » même pas eu besoin de l’embrasser, son coma n’étant que très superficiel. C’est alors qu’elle remarque ma tenue, ou plutôt mon absence de tenue, tout en la pointant du doigt. « Je doute par contre que ce soit une tenue appropriée pour réveiller une princesse. » J’en lâche un rire bref, pas vraiment mal à l’aise de la situation. Ce qui ne semble pas être son cas. « Ca dépend, pour la version porno, je suis pile dans le thème. » j’avance, amusé, tandis qu’elle détourne le regard, transformant mon amusement en perplexité. « Et dire que j’ai faillis avancer vers toi nu comme un ver. » j’avoue avant de me détourner pour partir en quête de quelques uns de mes vêtements que j’ai laissé pliés dans un coin. Je ne voudrais pas l’incommoder plus que nécessaire.

Me voilà donc devenu, aux yeux d’Otello, la Belle au bois dormant, Aurore de son prénom. Ce surnom me fait sourire, il faut dire que nos rencontres involontaires se déroulent presque toujours dans des circonstances ou, a) je suis mal en point, ou b) assoupi, ou sur le point de l’être. Drôle de coïncidence, me direz-vous. Je vais finir par croire que le hasard se moque de moi, ou plutôt de nous. « Plutôt Orphée, à vrai dire, puisque tu t’es éveillée au simple son de ma voix. » En effet. Nul besoin que ses lèvres frôlent les miennes pour que je revienne à moi-même. Et je dois dire que ce scénario m’est préférable à bien des égards. « Orphée, ce sera donc. Mais alors… ne devrais-je pas être Eurydice? » Parce que, mine de rien, je m’y connais un peu en mythologie. Mais il ne faut pas trop m’en demander non plus. Cette légende, mon père me la racontait quand j’étais enfant. Souvent. Elle m’est restée dans la tête comme une chanson populaire que l’on entend à la radio. J’aborde, d’une façon légèrement détournée, le sujet de sa tenue vestimentaire. Ou plutôt, de l’absence de celle-ci. « Ca dépend, pour la version porno, je suis pile dans le thème. » « Oh pitié, je préfère qu’on s’en tienne à l’histoire originale. » l’implorais-je presque. Mon côté pudique va même jusqu’à me rendre inconfortable lorsqu’il est question de ce genre de divertissement pour adultes. Dont je ne suis pas friande, de toute évidence... « Et dire que j’ai failli avancer vers toi nu comme un ver. » Je devrais lui en être reconnaissante, mais en fait, je suis trop choqué de cette image mentale que j’en reste un moment bouche bée. « Tu n’aurais pas osé… » J’ai du mal à croire qu’on pourrait ainsi agir, et ce, en toute spontanéité. Il faut dire que je suis loin d’être à l’aise dans mon corps. Je suppose qu’à mon contraire, Otello est totalement confortable à cette idée de défilé nu. Fort heureusement pour moi, il s’éloigne pour partir à la conquête de ces vêtements. Je me détends presque aussitôt. « J’espère pour toi que tu n’attraperas pas froid. » Se balader, ainsi tremper, avec une température frôlant la vingtaine de degrés, pour moi, c’est du suicide. Il n’y a qu’à regarder ma tenue – composé d’un jean, d’un t-shirt et d’une veste de laine – pour comprendre que le froid m’est de mauvaise compagnie.

Les contes de fées, j’en ai une connaissance très limitée. Je sais, par je ne sais quel miracle, que la belle au bois dormant se prénomme Aurore, en revanche, Philippe m’est étranger. Peut être est-ce pour cette raison que je bifurque sur la mythologie ? Probable. C’est un domaine que je maîtrise un peu plus, et en évoquant le mythe d’Orphée, je ne prends pas de risques. « Orphée, ce sera donc. Mais alors… ne devrais-je pas être Eurydice? » Visiblement, elle connaît aussi, ce qui est, à la fois, rassurant et plaisant. « Tout à fait. » Je rétorque au-dessus d’elle. « A la fois morte et aux Enfers. Ça va, tu as l’air de bien le vivre. » Aussi fraîche que la rosée du matin. Elle me parle ensuite de ma tenue, décidément peu convenable pour un jeune prince. Ça tombe bien, je ne suis pas prince. Ne m’avait-on pas collé le rôle du Chevalier, d’ailleurs ? Il me convenait parfaitement. Ma plaisanterie sur les films pour adultes ne fait que la mettre mal à l’aise, et bientôt, elle me supplie presque de ne plus les évoquer. Soit. De toute manière, je me suis déjà éloigné, partis à la recherche de mes vêtements égarés, en lui faisant savoir qu’à l’origine, c’était sans caleçon, qu’elle aurait du me voir. « Tu n’aurais pas osé… » Scande-t-elle depuis son arbre. « Oser ? La nudité n’est pas une provocation, Tris. Je l’aurais fais spontanément, sans l’ombre d’une arrière pensée. Je ne t’avais même pas remarqué, à l’origine. C’est le souvenir de la bienséance qui m’a rappelé à l’ordre au dernier moment. » Tout en parlant, je suis parvenu a remettre la main sur mon jean brut, et mon tee-shirt noir. J’ai même eu le temps d’enfiler le bas. Mais c’est avec le tee-shirt à la main, que je m’en reviens vers elle. « J’espère pour toi que tu n’attraperas pas froid. » « Je suis de bonne constitution. » je lui réponds en grimaçant à chaque pas, le contact du jean sur ma peau humide étant des plus désagréable. « Au pire, si tel est le cas, tu viendras jouer les infirmières, j’imagine. Après tout, ne t’ai-je pas sauvé d’un sommeil interminable ? » Je suis Orphée-Philippe. Je viens de lui éviter un sommeil de cent années dans les Enfers d’Hadès. Ne suis-je pas merveilleux ?