W/ MALIK

Mon père avait toujours été un amateur de vin rouge. Parti trop tôt, il n'avait pu me communiquer cette passion, partager avec moi ce goût pour les grands crus, m'inculquer quelques notions au sujet de cet art bien particulier qu'est l'art vinicole ; mais il avait laissé derrière lui, avec une nuée brumeuse de souvenirs aigres-doux, un nombre suffisant de ses bouteilles favorites pour que, une fois l'âge venu, je puisse m'initier seule. Certains vont se recueillir sur une tombe, moi j'allais me cloître dans une cave. Elle était imprégnée de sa présence, et, à défaut d'avoir les bras d'un père où il m'était possible de me réfugier, j'avais cette pièce, humide et fraîche, toujours avenante, toujours accueillante. Quand j'avais entendu par le biais de certains de mes comparses que le village possédait bon nombre de caves tout à fait accessible, mon sang n'avait fait qu'un tour dans mes veines ; il me fallait y aller. Cela m’apparaissait comme une nécessité. Pas seulement parce qu'il s'agissait d'un lieu qui me serait sûrement familier par bien des aspects, mais aussi parce que l'idée d'avoir à ma disposition une telle quantité de vieux vins avait de quoi titiller ma curiosité et mon excitation. Mais une fois arrivée dans une des caves, c'est autre chose qui vient aiguiser ma curiosité. Toujours aussi fouineuse, je remarque rapidement qu'il y a tout une sorte de réseau de sous-terrains là-dessous. Il ne m'en faut pas plus pour partir à l'aventure, une bouteille en main (sinon c'est moins drôle), palpant les murs de l'autre, plus par réflexe qu'autre chose. Mes yeux furète par-ci, par-là, j'en ai plein les mirettes et je ne peux m'empêcher de regarder tout cela rêveusement, songeant aux parties de cache-cache infiniment longues qui pourraient prendre place par ici. Et puis, au détour d'un virage à angle droit, je perçois un bruit qui émane de plus loin ; je me stop alors net dans ma progression, sur le qui-vive. « Il y a quelqu'un ? » je hèle, pas trop fort car il n'est pas dans ma nature de trop hausser la voix.

Ce soir, je m'étais mis en mode "Indiana Jones s'engouffre dans les tréfonds du village". J'avais entendu dire que des souterrains avaient autrefois été construits, là, sous nos pieds. Curieux, je n'avais pas tardé à rejoindre ces derniers, muni d'une lampe de poche. Je me rendis compte en chemin que celle-ci ne marchait pas. Et bien tant pis, si il faisait tout noir là-dessous, je n'allais plus pouvoir compter que sur mon sens du toucher, de l’ouïe et de l'odorat. Mais alors que je ne pensais y rencontrer que des rats, une voix se fit brusquement entendre. « Il y a quelqu'un ? » J'avançai doucement et vis bientôt une jeune femme, de dos, à quelques mètres devant moi et visiblement un peu perdue ou tout du moins déboussolée. J'eus soudainement envie de jouer un peu, de faire ce que je faisais à la perfection : me comporter en véritable gamin. « Oui... oui oui jeune enfant... » J'avais posé la manche de mon sous-pull devant ma bouche pour "étouffer" ma voix et ne la rendre absolument pas reconnaissable. Mais à y voir la jeune femme de dos, une filiforme rousse dont le nom allait probablement me revenir d'un instant à l'autre, je savais que reconnaissable ou non, ma voix ne l'aiderait pas à deviner qui j'étais car aux dernières nouvelles, nous ne nous étions jamais parlés elle et moi. Je m'approchai de façon furtive en sa direction, derrière elle et en prenant soin de faire le moins de bruit possibles à mesures que je mettais un pied devant l'autre. « Il y a... » Attention, j'allais faire une entrée fracassante dans 3... 2... 1... « MOI ! HAHA ! » m'exclamais-je alors en passant de l'ombre à la lumière, légèrement hilare il faut bien le dire. Oui bon, j'étais un grand enfant, ça ne datait pas d'hier et bien que je filais sur ma vingt-cinquième année, j'avais gardé la mentalité d'un gosse de dix-huit ans. J’espérais tout de même ne pas l'avoir effrayée. Je me rendis alors compte qu'elle tenait une bouteille dans l'une de ses mains. C'est alors que j'en déduis qu'elle venait très probablement des caves à vin. « Excuse-moi j'ai pas pu m'en empêcher... » repris-je un peu penaud. Me cacher dans les recoins sombres, prendre par surprise les plus illustres inconnus, ça m'arrivait souvent vous savez... Mais bien souvent cela n'était pas toujours très bien pris, et cela pouvait se comprendre, vous vous imaginez en train de marcher tranquillement dans une ruelle lugubre et être d'un coup accostés par une espèce d'ahurie dans mon genre ? Allez, forcément que vous y prendriez peur. « Je suis Malik, et tu dois être... Daria... Tagada... Dagga !! Oui c'est Dagga voilà ! » Pas évident de se souvenir d'un prénom aussi atypique, vous en conviendrez. Rah pour le coup j'en venais à regretter le fait que Dagga ait emporté avec elle une bouteille de vin, car je ne buvais pas d'alcool. Une bouteille de limonade, bah à la limite, j'aurais préféré, mais c'est pas grave hein, je n'étais de toute manière pas descendu dans ces souterrains pour boire un coup.

« Oui... oui oui jeune enfant... » Je me serais cru dans un conte. Mais un un peu lugubre, pas rassurant. Inquiète, et ne parvenant pas à définir l’origine de ces paroles, je me penche en avant, sans me douter que le danger potentiel se trouve au contraire derrière moi. Je hausse un sourcil, cherchant à y voir plus clair – les lampes à pétroles installées ci et là dans le sous-terrain nous laissaient tout de même dans une obscurité assez avancée – même si je me doute qu’il doit s’agir là d’un de mes camarades candidats. « Il y a... » Je me retourne, à peu près certaine, cette fois-ci, d’avoir localisé la source de cette voix masculine. Je n’avais aucune idée de qui ça pouvait être. Je connaissais peu de garçons au sein du nid, et je n’imaginais pas Corto me jouer ce tour là – mais je ne le connaissais pas si bien que ça, après tout, peut-être avait-il en lui un côté taquin et joueur que je n’avais pas eu l’occasion d’entrapercevoir. « MOI ! HAHA ! » Bon ok j’avoue j’ai sursauté. C’est idiot – j’aurais dû le voir venir, non ? Malik. Je le reconnaissais sans grande difficulté dans la semi-obscurité. Il faisait partie de ceux qui avait retenu mon attention, l’homme aux cornichons. Moi aussi j’adore les cornichons – j’en mets dans tous mes plats cuisinés, comme le curry et la ciboulette. Mais je lui dirai pas ; faudrait pas qu’il croit que je compte lui piquer son truc. « Tu m’as fais peur, niguedouille… » je lâche, en posant ma main libre à plat sur un mur (c’était un peu sale mais tant pis), reprenant mon souffle - mon rythme cardiaque aussi semblait un peu déréglé. Dans le genre insultes, je me débrouillais pas très bien, on l’aura remarqué. En même temps ça vaut mieux. C’est inoffensif ‘niguedouille’, pas vraiment méchant. « Excuse-moi j'ai pas pu m'en empêcher... » Je lui dédie un petit sourire amusé, mes yeux pétillants affirmant bien, si cela était nécessaire, qu’il n’y avait nulle rancune de mon côté. Au contraire, je trouvais ça plutôt fun, comme rencontre. « Ta maman ne t’as jamais appris à ne pas effrayer les filles dans les souterrains lugubres ? » Il se présente ensuite ; je le laisse faire, sans lui préciser que ce n’est pas nécessaire. C’est une convention sociale comme une autre après tout, on ne va pas y couper. « C’est joli Daria. Tagada aussi, mais dans un autre genre... je commente, rêveusement, avant de me reprendre : je veux dire, enchantée Malik ! » Je m’éloigne du mur, avançant d’un pas ou deux dans sa direction, le menton haut, l’air de me promener. « Alors, qu’est-ce qui t’amène par ici ? Ce n’est pas très prudent de s’aventurer seul dans ces souterrains passé… vingt et une heure. » J’aurais obtenu un meilleur effet de style s’il avait été plus de minuit, mais on fait avec ce qu’on a hein.

Redoublant d'énergie, je n'avais pas hésité à prendre par surprise Dagga dans les souterrains, déboulant alors de nulle part et faisant sursauter la jeune femme, un peu malgré moi. « Tu m’as fais peur, niguedouille… » Ce n'était pourtant pas voulu ! Enfin, pas tout à fait. Bien sûr, l'idée était quand même de grandement la surprendre, pas aucunement de lui faire avoir une crise cardiaque. Bon ça va, je pense qu'elle allait s'en remettre. Je m'excusai quand même, prétextant ne pas avoir pu m'en empêcher, ce qui était bien vrai. « Ta maman ne t’as jamais appris à ne pas effrayer les filles dans les souterrains lugubres ? » Ma mère m'avait interdit bon nombre de choses, c'est vrai, bien qu'à l'âge que j'avais désormais je ne l'écoutais pas autant qu'avant. Je gardais tout de même en mémoire l'éducation qu'elle m'avait enseignée, et qui importait beaucoup à mes yeux. « Maintenant que tu en parles, elle ne doit effectivement pas franchement apprécier ce que je viens de faire. » Pardon Maman, je te jure, je ne recommencerai plus ! Elle aurait été là, bon dieu ce que j'aurais pris. L'éloignement avait semble-t-il un petit avantage. « C’est joli Daria. Tagada aussi, mais dans un autre genre... je veux dire, enchantée Malik ! » Je lui adressai un large et franc sourire. Elle était toute mignonne, vous ne trouvez pas ? Avec ses bouclettes rousses, sa peau laiteuse, ses lèvres charnues et ses tâches de rousseur. Une très jolie demoiselle, et sympathique qui plus est. « Enchanté, je le suis tout autant. Et Dagga est un prénom fort original qui te va à ravir. » C'est bien simple elle était la toute première Dagga qu'il m'était donné de rencontrer. Ce n'était vraiment pas un prénom commun porté par toutes les demoiselles dans la rue, bien au contraire. « D'ailleurs, "Dagga", ça vient d'où ? » Je la questionnais sur les origines de son prénom et, en quelque sorte, sur ses origines à elle aussi. Quant à elle, elle semblait tout aussi décidée à jouer les curieuses. « Alors, qu’est-ce qui t’amène par ici ? Ce n’est pas très prudent de s’aventurer seul dans ces souterrains passé… vingt et une heure. » Oh non, il était si tard que ça ?! Sérieusement, quel danger pouvais-je bien courir dans ces souterrains ? Tout ce qu'on pouvait y rencontrer visiblement, c'était de charmantes rouquines un peu froussardes. Pas de quoi être pris de panique, j'avais vu plus terrorisant. « Oh tu sais, je suis majeur et vacciné,... et à moins de retrouver un cadavre en décomposition ou une mygale géante dans un recoin, ces souterrains ne m'effrayaient en rien. Je trouve même excitant de s'y aventurer sans savoir ce qu'on y trouvera, pas toi ? » J'étais un aventurier, ne l'oubliez pas, même si je n'avais pas l'air très malin avec ma lampe de poche qui ne fonctionnait pas. Problème de pile sans doute, c'est ça quand on ne prend pas le temps de vérifier l'état des choses avant d'entreprendre une fantastique excursion souterraine. « Tu viens des caves, je me trompe ? » fis-je en référence à la bouteille qu'elle avait présentement dans la main. Bon c'était une déduction facile, c'est vrai.

D’ordinaire, il vaut mieux éviter de me surprendre. Je déteste être prise au dépourvu et je m’affole assez facilement, et il est plus prudent de s’y prendre précautionneusement avec moi ; pour reprendre ma comparaison avec le cheval, qui est décidemment un animal bien pratique quand il s’agit d’expliquer mon attitude, il est important de s’afficher clairement dans mon champ de vision et de ne pas me brusquer, car je peux m’enfuir au triple-galop aussi bien que je peux me cabrer et ruer de coups de sabots. Enfin, c’est une métaphore hein – vous avez saisi. Mais au sein de Fake Lover, je me sentais plus ou moins en sécurité, et des situations qui m’auraient angoissée en dehors du nid me rendaient simplement un peu nerveuse. Je détache ma main du mur, et la porte à ma poitrine. Mon cœur continue de battre un peu trop vite, mais il devrait recouvrir son rythme normal dans peu de temps. Je ne me sentais pas spécialement agressée par Malik – je savais que c’était juste un garçon un peu plaisantin et joueur, d’après ce que j’avais pu voir et entendre, et dans l’ensemble il avait une tête qui inspirait la confiance, alors ça allait. Je souris quand il mentionne sa mère, confirmant ce qui n’avait été qu’une supposition désinvolte de ma part. Il évoque ensuite l’originalité de mon prénom, je clos brièvement les paupières, un sourire doux aux lèvres. « Merci bien. » Ma main se détache de mon cœur toujours alerte pour aller fourrager ma chevelure épaisse. « C’est un surnom en fait, ça vient de Dagmar. Mais personne ne m’appelle Dagmar, alors je ne prends plus la peine de me présenter comme telle. Mon cerveau a même pas l’air de capter que c’est mon vrai prénom, quand quelqu’un essaye de m’interpeller avec, ça marche pas, je ne parviens pas à réagir. » Je secoue légèrement la tête, un peu contrite. Avec le temps Dagmar était d'une certaine manière devenu une sorte d’idéal pour moi ; quand je me projetais dans le futur, je me plaisais à m’imaginer en Dagmar, une femme pleine de classe et d’élégance, qui inspire le respect. Pas une espèce de femme-enfant maigre comme un clou et informe qui aime regarder les dessins animés du samedi matin en pyjama, un bol de chocapics posé sur les cuisses. « Je sais pas trop d’où vient ce prénom. C’est ma mère qui a voulu m’en affubler, et elle est allemande. » j’explique – ce sont les seules précisions que je peux lui apporter. Ceci dit, à moins que ça soit un gros féru de linguistique et d’étymologie, je pense que ça devrait lui suffire. « Et Malik alors, ça vient d’où ? » je lui retourne la question, les yeux pétillants comme toujours. Et puis on en revient à la raison principale de notre présence ici, et j’hoche doucement la tête, pensive. « C’est vrai que c’est sans doute l’endroit le plus excitant du village, je souffle, un peu hésitante toutefois. Seulement ici, tout me paraît un peu, comment dire, ‘babyproof’ ; tu crois qu’on pourrait y trouver quelque chose de… de cool et un-peu-dangeureux-mais-pas-trop à la fois ? » Ma voix se fait pleine d’espoir – j’avais un peu peur que ces souterrains ne soient, et bien, que des souterrains. Et en même temps, je savais bien que je n’étais pas spécialement téméraire ou adroite, alors je devrais peut-être arrêter de me prendre pour une aventurière. Je suis son regard quand il me demande si je viens des caves, et soulève légèrement ma bouteille en ré-examinant son étiquette. « Oui, j’admets. Je me suis servie – c’est fait pour ça, non ? » Je n’étais pas certaine de mon coup, mais je partais du principe que si elles étaient laissées à notre disposition, c’était bien parce qu’on était autorisé à en faire ce qu’on en voulait. « Ça te dit qu’on explore ensemble ? » je propose – plus rassurée, mine de rien, à l’idée d’avoir un peu de compagnie.

« Merci bien. » Je n'avais fait qu'être honnête, vous savez. Franchement, on ne rencontrait pas une Dagga tous les jours, qui plus est ce prénom, aussi original et peu courant soit-il, semblait fait pour elle. « C’est un surnom en fait, ça vient de Dagmar. Mais personne ne m’appelle Dagmar, alors je ne prends plus la peine de me présenter comme telle. Mon cerveau a même pas l’air de capter que c’est mon vrai prénom, quand quelqu’un essaye de m’interpeller avec, ça marche pas, je ne parviens pas à réagir. » Je lâchai un petit rictus. Voilà qui me fis soudainement me remémorer une situation à laquelle je me trouvais souvent confronté, et qui était assez stupide en fait. « Ah ça me fait penser que des fois, des amis que nous avons en commun avec mon frère et qui ne parviennent pas à nous différencier m'appellent "Abdel" et moi, comme un idiot, je réponds. » Allez cherchez la logique. Lui par contre quand on l'appelait Malik, il ne répondait pas. Bah, sa réaction était la plus sensée vous en conviendrez. Bref, je pense que je n'avais pas besoin de l'informer que j'avais un frère jumeau, hein, c'était facilement compréhensible, non ? « Je sais pas trop d’où vient ce prénom. C’est ma mère qui a voulu m’en affubler, et elle est allemande. » poursuivit-elle au sujet de l'atypique prénom "Dagmar", que je ne cessais de me répéter dans ma tête pour tenter de m'en souvenir. Pas que j'envisageais de la nommer comme telle à l'avenir, je trouvais juste ce prénom tellement original que je voulais à tout prix le garder à l'esprit. Dagga avait donc du sang allemand. « Et Malik alors, ça vient d’où ? » me demanda-t-elle à son tour. « C'est un prénom arabe relativement répandu en Afrique du Nord, d'où je suis issu. Je viens d’Égypte, en fait. » Malik était déjà plus commun que Dagga ou Dagmar, et d'ailleurs ma mère ne s'était pas trop cassée la tête à notre naissance, à mon frère et à moi. Abdel, Malik... rien de bien excentrique, ni d'extraordinaire car deux prénoms très portés dans cette région du monde. Mais d'un autre côté j'aimais bien mon prénom, notamment sa signification - Malik signifiait "roi" en arabe, comme l'avait souligné Mads lors de la première semaine d'aventure. Pour ce qui était de notre escapade dans ces souterrains, je fis savoir à Dagga que je me plaisais à m'aventurer par ici, bien qu'il s'agissait là de ma toute première visite des lieux. « C’est vrai que c’est sans doute l’endroit le plus excitant du village. Seulement ici, tout me paraît un peu, comment dire, ‘babyproof’ ; tu crois qu’on pourrait y trouver quelque chose de… de cool et un-peu-dangeureux-mais-pas-trop à la fois ? » Hm, pas très rassurée la demoiselle, hein. Trouver quelque chose de cool, je pense que c'était fort probable. Trouver quelque chose de dangereux mais pas trop, également. Je ne souhaitais juste pas que l'un de nous termine au fond d'une fosse dont il serait impossible de s'extirper. « N'ayez crainte gente dame ! Si nous nous retrouvons confrontés à quelque danger qu'il soit, je saurai vous protéger ! » Ouais enfin, ça n'était pas avec une lampe de poche défaillante que j'allais aller loin moi. J'aurais dû apporter une épée, rah, pourquoi n'y avais-je pas pensé ?... Je supposai ensuite que Dagga venait tout droit des caves à vin, à y voir la bouteille qu'elle tenait dans une main. « Oui, j’admets. Je me suis servie – c’est fait pour ça, non ? » Je crois qu'elle était loin d'être la première candidate à s'y servir - on raconte que certains y passaient leurs soirées, et finissaient complètement ivres mais chut, je ne vous ai rien dit. « Je pense en effet. Et puis au pire, tu n'as rien pris, je n'ai rien vu, point. » Comme si j'allais dénoncer ma camarade quoi, impossible avec un tel visage d'ange. Et puis la production n'allait pas monter sur ses grands chevaux pour une malheureuse bouteille quand même. « Ça te dit qu’on explore ensemble ? » Mes lèvres s'étirèrent en un large sourire. Explorer ces souterrains en compagnie d'une charmante jeune femme, franchement, quel homme refuserait pareille proposition ? « Et comment ! Tu n'as qu'à saisir mon bras, t'y accrocher, et nous pouvons par exemple... partir de ce côté. » rétorquai-je tout en désignant d'un signe de la main un couloir à notre droite. Au bout de ce dernier... l'inconnu. Mais à deux, ça allait le faire, hein.

Je lâche un discret rire cristallin, amusée par l’anecdote, et je ne tilte pas immédiatement que l’incapacité des amis communs en question à différencier Malik et son frère provient du fait qu’ils sont jumeaux. Dans un premier temps, j’imagine simplement qu’ils se ressemblent beaucoup, sans pousser la réflexion plus loin. Et puis il est presque tard, et j’ai bu au moins trois gorgées de vin. « J’aurais trop aimé avoir un frère ou une sœur… je lâche, spontanément, avant d’ajouter : Tu as juste un frère ou… ? Tu t’entends bien avec lui ? » C’est définitivement un sujet qui me tient à cœur, et si je ne me retenais pas je lui poserais mille autres questions du même acabit. Nous discutons ensuite de nos origines respectives, et les siennes auraient de quoi me rendre envieuse. L’Afrique du Nord, ça faisait tout de suite plus exotique que l’Allemagne ou l’Irlande ! Je hoche doucement la tête d’un air appréciateur et lui dédie un regard en coin. « C’est plutôt classe tout ça. » je commente, laconique pour une fois. « C’est très différent de l’Europe, l’Égypte ? » j’enchaîne ensuite, clairement incapable de passer trois secondes sans poser la moindre question. Je me pince les lèvres et mon regard dévie ; je me demande si les gens me trouvent envahissante, ou trop curieuse. Je le suis, trop curieuse – je le sais – mais est-ce que ça en est à un point où cela devient désagréable ? Malik remarque avec une certaine facilité que je ne suis pas toute à fait rassurée (je n’étais pas spécialement douée pour dissimuler ma nervosité, aussi) et c’est très galamment qu’il m’assure qu’il me protégera si un danger devait se présenter à nous. Je porte mes deux paumes, poignets croisés, contre ma poitrine, en cillant à l’excès – mon imitation perso de la noble dame en détresse. Le côté "noble" du truc étant considérablement amoindri et compromis par la bouteille d’alcool de 75cl que je tiens précieusement dans une de mes mains. « Ô preux chevalier, comme je suis rassurée de vous savoir à mes côtés. » je réplique, très à l’aise dans ce rôle impromptu. Espérons juste qu’on ne croise aucune mygale géante, puisqu’elles étaient, semblait-il, la kryptonite de mon preux chevalier. L’attention se porte ensuite sur ma bouteille de vin, et, n’y tenant plus, j’en prends une nouvelle gorgée. Histoire de me rendre plus décontractée – car rien n’y faisait, je sentais encore comme une boule d’anxiété au fond de ma poitrine. Je n’aimais pas boire à la bouteille. J’avais retenu très peu de choses, de mon père, mais je n’avais jamais oublié celle-là : boire à la bouteille, c’est mal. Quand on boit du vin, la moitié du plaisir vient de le verser dans un verre décent, en admirer la robe, humer délicatement son parfum avant de le porter aux lèvres. Le goût, à proprement parler, c’est si peu de choses au final. Sa remarque me fait sourire. « J’apprécie ta loyauté. » je souffle, amusée. C’est vrai, après tout, c’est pas comme si y’avait des caméras partout qui filmaient nos moindres mouvements. « Tu en veux ? » j’ajoute en tendant la bouteille en avant, ne me doutant nullement que ça ne le tentait pas le moins du monde. Je lui proposais par politesse, me rappelant au dernier moment que c’était toujours bien vu de partager. Il m’offre son bras et je ne me fais pas prier, m’emparer du présent avec avidité ; c’est que j’étais toujours un peu nerveuse, je crois, et ça n’allait pas en s’arrangeant. Je me sentais agitée et fébrile, comme si j’avais trop forcé sur le café. Ça devait être la peur. J’en étais un peu dépitée, parce que je ne me pensais pas si trouillarde. « En route vers l’inconnu ! » je clame, enthousiaste, en avançant à pas prudents dans l’obscurité

Il arrivait qu'on ne parvienne pas à nous différencier, mon frère et moi, et ce malgré la différence de poids plus que flagrante entre nous deux. « J’aurais trop aimé avoir un frère ou une sœur… Tu as juste un frère ou… ? Tu t’entends bien avec lui ? » Dagga était donc fille unique. Je crois que le fait qu'on ait des frères et sœurs ou non forge notre caractère et détermine un peu la personne que l'on devient. Oui bon, je n'étais pas non plus un fin spécialiste de la psychologie comportementale. Je n'y connaissais même rien. J'avais donc un frère, un jumeau nommé Abdel, mais cela s'arrêtait là par contre. « Je n'ai qu'un frère en effet. Et nos rapports sont... bons, je dirais. On s'entend bien, très bien même. Il nous arrive, comme à tous les frères, d'entrer en "conflit", mais ça ne dure jamais bien longtemps... » J'adorais mon frère, mais il avait certains défauts qui le rendaient bien souvent insupportable, voir infréquentable. C'était à se demander comment un type comme lui, avec le tempérament qu'il avait ainsi que cette fâcheuse manie de tout rapporter à lui et à se prendre pour le centre d'intérêt du monde, pouvait être marié à l'heure actuelle. Pas que j'avais l'impression d'avoir gâché ma vie en comparaison, mais, presque quoi. S'en suivit l'évocation de nos origines respectives. Dagga avait du sang allemand, et moi je venais d’Égypte. « C’est plutôt classe tout ça. » lâcha-t-elle, tandis que mes lèvres s'étirèrent en un grand sourire. Je ne savais pas si provenir d’Égypte était réellement "classe", comme elle disait, néanmoins j'étais fier du pays d'où je venais. « C’est très différent de l’Europe, l’Égypte ? » poursuivit la jolie rousse, tandis que j'essayais de trouver ce qui pouvait bien différencier la première de la seconde - je repensais alors à ma vie à Shubra El-Kheima, et à ma vie à Londres. Ces dernières n'avaient tout simplement rien à voir l'une avec l'autre, ce que j'avais vécu en Égypte pendant vingt-quatre ans n'était en aucun cas comparable à ce que je vivais en Angleterre depuis trois bons mois. « Le climat, déjà, diffère beaucoup. Je n'ai jamais vu autant de pluie tomber que depuis mon arrivée en Angleterre. Aussi, en Europe, je fais office de chrétien à part entière. En Égypte, c'était différent, j'étais un copte, un chrétien d’Égypte en somme. C'est surtout un statut propre au pays d'où je viens, la religion étant la même. Sinon au niveau de la langue je n'ai aucun problème, il y a bien longtemps que j'ai délaissé l'arabe pour l'anglais. » Je parlais, je parlais... Mais je n'allais peut-être pas non plus lui raconter toute ma vie, hein. Par ailleurs je sentais Dagga un peu nerveuse, et pas franchement rassurée de se trouver à plusieurs mètres sous la terre, au beau milieu de souterrains probablement peu explorés. Mais je lui fis savoir qu'elle n'avait rien à craindre avec moi, car en cas de danger j'étais prêt à la protéger, à faire en sorte qu'il ne lui arrive rien, quitte à me sacrifier pour ses beaux yeux. « Ô preux chevalier, comme je suis rassurée de vous savoir à mes côtés. » Bon, je n'en avais pas franchement le physique, mais l'intention y était. Je portai ensuite le regard sur la bouteille qu'elle tenait dans l'une de ses mains et qu'elle avait assurément ramenée des caves à vin qu'elle venait de me confirmer avoir visité peu de temps avant. Elle n'était pas certaine d'avoir le droit de s'y servir, mais de toute façon ça n'était pas sur moi qu'il fallait compter pour dénoncer la jeune femme. Non, moi vivant, jamais je n'oserais commettre pareille trahison ! « J’apprécie ta loyauté. » J'essayais surtout de me comporter en bon camarade. J'accordais beaucoup d'importance aux rapports que je pouvais entretenir avec les autres candidats dans cette aventure. Je tentais de m'entendre avec tous, ne supportant pas de mettre quelqu'un à dos. « Tu en veux ? » fit-elle tout en me tendant sa bouteille. C'était adorable de sa part de me proposer de boire un petit coup, à mon tour, seulement je me voyais contraint de refuser. « Non, merci, je ne bois pas. » lui signifiais-je avec le sourire. Il en était ainsi, je ne touchais jamais à la moindre bouteille, ne buvais jamais la moindre goute d'alcool. Dagga me proposa alors de parcourir ces souterrains à ses côtés, ce que je m'empressai d'accepter. « En route vers l’inconnu ! » rétorqua-t-elle, enjouée, saisissant et s'agrippant au bras que je lui offrais. Nous marchâmes donc cote à cote à travers un couloir au sein duquel j'avais eu envie de m'aventurer. Mais était-ce seulement une idée ingénieuse de s'aventurer par ici ? Car nous n'étions pas à l'abri d'une très désagréable surprise... « AH ! AH C'EST PAS POSSIBLE ! OH MON DIEU NAAAAN !! » m'écriais-je, affolé et me détachant subitement d'elle. J'eus envie de lui saisir la main et de prendre la fuite en l'entrainant avec moi, mais je voyais bien que Dagga ne comprenait rien de ce qu'il se passait, alors je m’efforçais de le lui expliquer, non sans paniquer. « REGARDE ! UN CUL-DE-SAC ! » Vous ne rêvez pas, c'était bel et bien le fait de me retrouver face à un cul-de-sac qui me mettait dans un tel état. Mais vous ne comprenez pas, c'était affreux ! Affreux ! Cela signifiait que nous devions maintenant repartir en arrière, emprunter un autre couloir... Or, j'avais pour principe de ne JAMAIS revenir sur mes pas. Bon pour le coup je crois que mon image de chevalier brave et téméraire venait d'en prendre un sacré coup.

Je l’écoute me parler de sa relation avec son frère, ça me laisse un peu rêveuse. Sans le savoir, je pense comme Malik – qu’avoir des frères et sœurs ou non contribue à façonner notre personnalité. J’étais d’ailleurs d’avis que les enfants uniques avaient un plus grand besoin de contacts humains avec leurs camarades de classes, et qu’ils recherchaient plus vivement l’attention de leurs semblables, ainsi que leur affection, parce qu’une fois rendus chez eux ils se sentaient bien seuls, dans le calme et la tranquillité de leur foyer familial. Mais comme pour tout, il était toujours délicat de généraliser, et je me doutais bien qu’il devait y en avoir, dans le tas, des enfants uniques solitaires – même si je les considérais comme des exceptions, du coup. Parce qu’en théorie, on recherche toujours ce que l’on n’a pas, pas vrai ? C’est, genre, le principe fondamental de tout être humain. Malik me parle ensuite de sa vie en Égypte, et de son adaptation à la vie londonienne. La mention de la pluie me fait sourire – c’est très typique. Je suis contente qu’il ne se contente pas de me répondre par bribes énigmatiques, et développe bien, au contraire, son récit. C’est beaucoup plus intéressant présenté comme ça et, moi, je l’écouterais bien pendant des heures me raconter sa vie. Je lui propose ensuite à boire, mais il décline mon invitation ; je hausse les épaules avec un sourire facétieux. « Tant mieux. Ça en fait plus pour moi. » Bien sûr, je ne le pense pas vraiment. De toute manière, j’ai une réserve quasiment illimitée dans ce village. Si l’envie me démange, je me garde bien de lui demander si c’est par conviction religieuse, ou un truc dans le genre. Mais je réalise que c’est une question un peu indélicate à poser – on sait jamais, si ça se trouve c’est un ancien alcoolo. Nous nous aventurons ensuite dans un couloir ; j’ai les yeux écarquillés, tentant tant bien que mal d’apercevoir les moindres détails de notre environnement, mais l’obscurité dans laquelle nous nous enfonçons me fait obstacle. Et brusquement Malik se met à hurler en se détachant de moi, et, la lèvre inférieure tremblotante, je l’observe avec un air interrogateur sur le visage qui rendait inutile toute question. Et puis il s’explique enfin, et je dois porter la main à mes lèvres pour retenir un gloussement qui menace de s’échapper frauduleusement de ma bouche. Je ne comprends pas vraiment son délire, mais je saute à pieds joints dedans. Je me rapproche de lui, les deux paumes en avant comme pour calmer un animal en panique. « C’est rien Malik, c’est pas grave. On oublie tout, on n’a jamais vu ce cul-de-sac, il n’y a pas de cul-de-sac, ok ? » Je ne comprends pas ce qui le terrifie là-dedans, mais admettons. Je passe un bras dans son dos, pour poser ma main gauche sur son épaule gauche, tandis que ma main droite vient se poser sur l’épaule droite (jusque-là tout va bien), je l’oriente alors dans la direction opposée. « L’important c’est de rester calme. » je psalmodie doucement, en le poussant un peu en avant (l’avant qui était donc le chemin que nous avions laissé derrière nous, si vous avez bien suivi).

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