J’entre, j’entre pas, j’entre, j’entre pas… la pensée incohérente qui m’anime depuis plusieurs minutes à présent lorsqu’en passant devant la laverie automatique j’y aperçois Fantine. Fantine qui ne me voit pas, pas encore, puisqu’elle-même est occupée avec sa machine. Et, tant mieux. C’est con, profondément con, évidemment que j’ai le droit d’entrer. Mais le droit n’est pas un problème n’est-ce pas. A vrai dire, ce n’est même pas le problème tout court. Le problème est tout autre, et ce problème c’est plutôt le reste. Parce que oui, qu’en dit l’envie ? L’audace ? Ou encore le courage ? Il s’agit de cela n’est-ce pas ? Car, j’ai l’impression que l’on s’est soigneusement et sciemment évitée toute la semaine. L’une comme l’autre. Pourquoi ? Là réside l’intégralité de la question. Un dense mélange incompréhension exacerbé désormais liée à un complexe sentiment de frustration grandissant. Un malentendu, un quiproquo non clarifié sur l’instant. Le genre de machine qui, une fois enclenchée, une fois mise en route, ne se réfrène ni ne se stoppe d’elle-même. La communication, on dit que c’est le secret, la clé. Aussi dois-je prendre le risque ? Dois-je me mouiller ? Dois-je donner de ma personne ? La réponse fuse automatiquement dans mon esprit. C’est évident. D’une évidence implacable même. Je l’apprécie, beaucoup même. Un attachement qui s’est enraciné de semaine en semaine. Alors, à ce titre, évidemment que je le dois ! Au nom de l’amitié naissante, au moins ça. Ou au moins au vue des valeurs que je défends. Par respect pour ça… au moins ça. Puis, poussée par je ne sais quel élan téméraire et audacieux, j’observe, horrifiée, ma main actionner la poignée, ma main faire grincer tout le mécanisme, autrement dit, ma main annoncer bruyamment mon arrivée… Une action qui s’échappe durant la demi-seconde où mon esprit n’était pas à penser, à analyser mes faits et gestes. Cette infime seconde qui me confronte moi et tout le reste à ça. Cette chose que j’ai évité, cette situation d’inconfort et de malaise inopportun. Elle se retourne, forcément, elle m’observe bizarrement, et moi je suis contrainte d’avancer lentement, en sa direction. Ma main glisse, à plat, hésitante, sur le dessus des machines puis, je finis par m’arrêter à bonne distance. « ...Fantine, je, je ne comprends pas » je lâche, sans plus de cérémonie.

Ma main survole nerveusement la surface lisse et blanche des machines disposées côte à côte. Je détaille avec une attention feinte le soin porté à ce qu’elles soit bien alignées, à ce qu’elles soient bien emboitées. Une contemplation absolument inutile si ce n’est stérile afin de donner cette fausse impression de ne pas être de trop, de ne pas l’importuner, afin de donner cette fausse idée que non l’atmosphère n’est pas tendue, que notre lien ne s’est pas distendu. Je sens ses prunelles braquées vers moi, je sens qu’elle me détaille, et je sais aussi que mon regard ne parvient à accrocher le sien plus de deux secondes. Comme si je fuyais, comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Pourtant, je n’ai pas cette impression là. Pourtant, même si c’est le cas, j’aimerais comprendre, savoir pourquoi. Et, m’excuser auprès d’elle à ce compte là. Oui, je préférerai ça plutôt que ce silence lourd et oppressant, plutôt que ce silence malaisé et dérangeant. Aussi, ce n’est seulement lorsque sa voix s’élève et me répond que ce sont les miennes de prunelle qui fixent les siennes sans un seul battement de cils. « Pardon» je lâche soudainement, spontanément, mes traits trahissant à moitié mon palpable ahurissement. Elle n’est pas sérieuse. Elle ne peut pas être sérieuse. Comment suis-je censée me faire pardonner si elle se contente de me noie dans l’ignorance ? Comment espérer arranger cette situation si elle me réduit au silence ? Cependant, je ne peux pas attendre qu’elle daigne expliciter, qu’elle daigne développer. « Si tu commençais par m’expliquer je suis sûre que je pourrais essayer de… de comprendre » j’insiste d’une voix cependant calme, douce, à l’inverse de la sienne dont la neutralité m’indispose, m’intimide. J’ai l’impression qu’elle s’en fout, j’ai l’impression de l’ennuyer, l’incommode, la dérange… Je détourne légèrement les yeux à cette pensée, prenant une inspiration douloureuse, hésitante. C’est ensuite que sa voix récupère mon attention, mon visage. Prendre trop de place ? Je ne comprends pas. Je fronce les sourcils en la dévisageant avant de lâcher « N’importe quoi » quelque peu jaune, quelque peu amer. Oui, n’importe quoi. Comment pourrait-elle prendre trop de place alors que, justement, il y’a un immense vide à combler, une énorme place à pourvoir ? C’est ridicule. « Ou justement pas assez » j’ajoute en dardant ses iris des miens. Je souhaiterais simplement que nous soyons amie, est-ce trop demandé ? Alors, qu’est-ce qui fait qu’elle ne veut pas ? Parce que oui, il doit bien y avoir un quelque chose, c’est pas possible autrement. Et quel est ce quelque chose ? Pourquoi ce quelque chose bloque tout ? Ce quelque chose serait-il sa volonté ? Ca fait mal de le penser. « Pourquoi tu t’obstines… » j’échappe involontairement à voix haute la fil de ma pensée. Mais, peut importe, la réponse m’intéresse. Alors oui, pourquoi tu t’obstines à ne pas vouloir, pourquoi tu t’obstines à me repousser sans raison explicite, pourquoi ?