Il y a bien longtemps que Mado ne s'était plus rendue dans un cinéma. A vrai dire, elle ne saurait pas dire avec exactitude à quand la dernière fois qu'elle y avait mis les pieds pouvait bien remonter. Elle était une femme dites "occupée", elle n'avait plus le temps pour ce genre de loisirs. Les films, elle attendait généralement qu'ils sortent en DVD, afin de les visionner chez elle, un soir dans la semaine. Ainsi donc, voilà un bon moment qu'elle ne s'était pas rendue dans ce genre d'endroits, et il est vrai qu'à peine arrivée sur place, elle ressentit comme une sorte de nostalgie. Il était alors probable qu'elle repense à l'époque où elle avait eu du temps pour aller au cinéma, pour faire diverses choses, pour penser à elle. Aujourd'hui, c'était relativement compliqué. Entre l'éducation de son fils Aaron - son frère avait beau l'y aider, ça n'en était pas moins compliqué à gérer - et ses activités, professionnelle et parallèles, il est vrai qu'elle avait bien peu de temps à se consacrer, et surtout à consacrer à des séances de cinéma. Mais ici, elle pouvait enfin se poser, profiter du fait de n'avoir à s'occuper de personne - ou pas d'un enfant, en tout cas - et faire des choses qu'elle n'avait plus faites depuis bien longtemps. Alors elle s'était rendue au cinéma, n'avait pas tardé à faire un choix parmi les films proposés, s'étant bien vite décidée pour un classique, Virgin Suicides, qu'elle avait en soi déjà vu plusieurs fois, puis s'était assise dans la vaste salle de projection, redécouvrant ce décor, cette atmosphère. Calée dans une banquette, elle n'attendait désormais plus que le début du film, mais peut être n'était-elle pas véritablement pressée qu'il commence en réalité, justement pour redécouvrir tout ça. Sauf que dans ses plans, elle n'avait pas le moins du monde imaginé que quelqu'un pourrait également ressentir l'envie de se rendre au cinéma ce matin. Car tandis qu'elle fixait avec intensité cet écran qui resterait blanc pour les prochaines minutes, voilà qu'une silhouette se dessina sur sa droite. Tournant spontanément la tête, Mado distingua un jeune homme, debout à l'entrée de la salle de projection. « Si le film ne te plait pas, tu peux en choisir un autre. Je suis généralement moins chiante au niveau du choix d'un film qu'au niveau du reste. » Et elle disait ça tout en étant bien consciente qu'elle n'était pas facile à vivre. « Mais ne te sens surtout pas obligé de rester, hein. » Vraiment pas facile à vivre.

Emilien poussa la porte et pénétra alors dans la grande pièce plongé dans le noir. Le noir… Il n’aimait pas vraiment cela lui. Mais pour le rassurer, le grand écran éclairait une maigre partie de la pièce. Il n’empêche qu’il faisait noir. Il regarda par terre, faisant bien attention à ne pas louper l’une des marches en approchant d’un peu plus près de l’écran. Ce serait fort dommage… L’avantage dans ce genre de situation, c’était sûrement que personne ne le verrait. Il serait le seul à le savoir. Après avoir dévalé trois ou quatre petites marches, Emilien leva la tête. Observant avec attention le film qui était projetait. Les quelques images qui défilèrent sous ses yeux. Il l’avait déjà vu ce film. Cela devait sûrement faire partie de ces classiques de sa génération. Il fronça un peu plus les sourcils, cherchant à retrouver le titre… Il se rappelait bien de quelques scènes, de quelques personnages… de toutes ces mini-blondes là. Il avait sûrement dû regarder ce film avec ses frères… ouais non, peut-être pas. Il était plus probable qu’il ait vu en compagnie de quelques unes de ses amis, ou bien peut-être avec son ancienne petite-amie. Enfin, c’était avec une fille quoi. Plongé dans ces souvenirs d’antan, il en oubliait presque la présence de cette tierce personne présente dans la salle. Il l’avait bien remarqué en entrant, pourtant. Il sursauta légèrement lorsque la voix de cette fameuse personne retentit à ses oreilles. « Si le film ne te plait pas, tu peux en choisir un autre. Je suis généralement moins chiante au niveau du choix d'un film qu'au niveau du reste. ». Calmement, il tourna la tête vers celle qui venait de lui parler. Il finit par hausser les épaules. Le film lui plaisait… enfin de ce qu’il se souvenait, il n’était pas trop mal comme film. Emilien s’approcha doucement avant de se stopper dans son effort. « …mais tu étais là bien avant moi, je ne voudrais pas m’imposer. » dit-il brièvement. Puis il fit un nouveau pas, puis un second avant de s’arrêter presqu’à côté de la jeune femme. Il lui lança un nouveau regard, pouvant observer avec plus de précision son visage à présent. « Je peux m’installer là ? demanda-t-il, en avalant avec un peu de mal le surplus de salive. … A moins que tu ne préfères rester seule. » finit-il par dire, un peu honteux par sa première question. Après tout, peut-être voulait-elle un moment de solitude, loin de ces fanfarons de candidats. Et c’était tout son droit.

Ce choix de film, elle l'avait fait d'une manière assez hasardeuse en fait. Ça n'était ni son film préféré, ni celui auquel elle était susceptible de s'identifier. Non, pas tellement. C'était juste ce qu'elle avait eu envie de visionner sur l'instant. Alors elle s'était dit, pourquoi pas hein. C'était ça ou bien autre chose, mais pour le coup, c'était plutôt ça. Donc va pour Virgin Suicides et elle espérait simplement l'avoir vu pour la dernière fois il y a suffisamment longtemps pour qu'elle ne s'ennuie pas du moindre rebondissement qui, du coup, aurait un goût affreusement prévisible. Quoi qu'il en soit, et alors que le film venait de commencer, voilà que quelqu'un crut malin d'entrer dans la salle. En soi, tel était son droit, simplement, Mado mentirait si elle disait qu'elle n'aurait pas préféré rester seule, pour une fois. Mais bon, puisque le type était là - et qu'il avait l'air mignon, ce qui en soi ne gâchait rien - disons qu'elle allait essayer de faire des efforts. Il disait en tout cas ne pas vouloir s'imposer, à savoir, ne pas vouloir décider d'un changement de film dans l'hypothèse où celui-ci ne lui plairait pas. Bon, c'était plutôt sympathique de sa part de respecter le fait qu'elle soit effectivement arrivée avant lui, mais elle ne le forçait pas pour autant à supporter un film qui pourrait lui déplaire, quoi qu'elle supposait qu'il trouverait tout de même le moyen d'exprimer son ennui si vraiment ça le barbait. « Bien avant, c'est beaucoup dire. Je viens d'arriver, en fait. » Information ô combien inutile, il est vrai, mais qu'elle avait cru bon de préciser pour qu'il constate qu'elle n'avait pas tant de droits que ça dans la présente situation. Le jeune homme entreprit en tout cas de lui demander s'il pouvait s'installer à coté d'elle. Mado fit alors mine de réfléchir. Oui ... Non ... Peut être ... Qu'était-elle censée répondre, au juste ? En soi, elle n'en savait rien. « Bah oui, je suppose. » Mouais, disons que ça pouvait passer. Elle supposait, donc elle laissait planer un petit doute tout de même. Parce que si ça ne la dérangeait pas qu'il s'assoit près d'elle, elle ne voulait pas non plus laisser penser que ça la réjouissait. D'où la nuance, vous saisissez ? Puis il sembla se poser une question plus censée : est-ce qu'elle ne voulait pas simplement converser sa solitude ? Et bien si, justement. Mais ... « Je t'avoue que je tenais à m'isoler, le temps d'un film. Mais puisque tu as la bonne foi de t'en préoccuper, je dois dire que ça change la donne. Pour toi, je vais faire un effort. » Et elle était sincère. C'était bien le premier à se demander si elle n'aspirait pas simplement à un peu de tranquillité. Alors elle se voyait mal lui demander de la laisser. Disons qu'il venait de gagner le droit de rester, justement.

A sa remarque, elle le contredisait. Prétextant qu’elle venait d’arriver. Emilien se contenta d’un hochement des épaules. Venir d’arriver ou pas, dans tous les cas, elle était là avant lui. Puis, le film était lancé. Ils n’allaient pas perdre du temps à devoir changer de film, à trouver un film qui puisse plaire aux deux… même si Emilien ne connaissait pas du tout cette fille. Elle était arrivée la première, elle avait choisi, voilà tout. A en croire les propos de la candidate, elle venait d’arriver. Ce qui signifiait que le film devait être commencé depuis de maigres minutes. Il n’avait donc rien loupé. Ou tout du moins, pas les scènes les plus importantes. Alors, Emilien décida de s’approcher de cette femme. Ce qu’il fallait comprendre subtilement était qu’il ne voulait pas changer de film ou que ce film lui plaisait –un minimum tout du moins. Un regard à cette inconnue et il lui demanda s’il pouvait s’installer à côté d’elle, avant qu’il se reprenne. « Bah oui, je suppose. » lui répondit-elle alors. C’était prononcé si gentiment. Si gentiment qu’il y croirait. Non, en fait, il avait l’impression de la déranger. Ca ne l’étonnait pas vraiment. Il était quasi-certain que si elle était venue ici, seule, c’était bien pour se retrouver justement… seule. Vous voyez la logique ? « Je t'avoue que je tenais à m'isoler, le temps d'un film. Mais puisque tu as la bonne foi de t'en préoccuper, je dois dire que ça change la donne. Pour toi, je vais faire un effort. ». C’était donc cela ! Elle voulait s’isoler, se retrouver seule… il avait vu juste, le petit Emilien. Elle ne devait pas être très sympathique cette fille en général, il devait donc prendre cela comme une aubaine qu’elle accepte sa présence à ses côtés. Emilien lui adressa un sourire. Ce petit sourire poli et un brin gêné. Il s’installa alors à côté d’elle. « Merci, lâcha-t-il brièvement. Je te promets que je ne t’enquiquinerai pas avec des questions ennuyeuses… ». Ce genre de questions qui ressemblaient plus à un interrogatoire, plus qu’autre chose. Tu t’appelles comment, t’as quel âge, tu fais quoi de ta vie, et blabla. Que de paroles bassinantes. « J’serai muet comme une tombe, ce sera comme si je n’étais pas là. » finit-il par dire, tout en concentrant son attention sur le grand écran où le film passait.

Au fond, ce film ou un autre, cela revenait au même pour Mado. Elle était simplement désireuse de se détendre devant une production, n'importe quelle, et si possible de rester seule dans cette salle obscure. Mais cela était évidemment sans compter sur l'entrée de l'un de ses camarades. Pas le plus laid de tous, soit dit en passant. Et probablement pas le plus chiant, heureusement. Car c'aurait été Bob, par exemple, il est certain que la jeune femme n'aurait pas manqué de le foutre dehors à coup de pied au cul. Mais là, c'était ... hm ... un autre jeune homme, dont elle ignorait visiblement le nom, mais qui n'avait pas franchement l'air d'être du genre à faire des histoires. Elle avait donc tendance à tolérer sa présence. Tant qu'il restait sage et docile, disons qu'il était peu probable qu'elle ressente le besoin de le virer de là. Pour preuve, le garçon lui sembla du genre à s'adapter à sa volonté. Il ne chercha pas à changer de film, et prit même la peine de lui demander si elle n'aurait pas préféré rester seule. La vérité, c'est qu'elle était effectivement venue ici pour ça, pour s'isoler, pour ne pas voir défiler le moindre candidat, pour ne pas être embêtée par le moindre d'entre eux. Mais le fait qu'il prenne la peine de s'en préoccuper, qu'il lui pose la question, là où d'autres auraient pu se foutre éperdument de sa volonté initiale, avait tendance à bien plaire à la grande brune. Sans doute avait-elle à faire à quelqu'un de discret et de bienveillant. Elle n'avait donc la moindre envie de se montrer teigne avec lui. Parce que oui, elle agissait selon la première impression qu'elle avait de chaque candidat. Les pestes et les abrutis n'avaient évidemment pas droit à son respect, quand les gens a priori censés et serviables étaient déjà beaucoup plus susceptibles de s'attirer ses bonnes grâces. Elle ne voyait donc aucun inconvénient à ce que ce jeune homme prenne place à ses cotés. Disons qu'il avait opté pour la bonne approche avec elle et que cela payait. Tout simplement. « Je t'en suis par avance infiniment reconnaissante. » Effectivement, s'ils pouvaient ne pas avoir à passer par de formelles questions qui n'auraient pas grande utilité, disons que la jeune femme apprécierait, même beaucoup. « Voilà une expression qui m'a toujours laissée très perplexe ... Mais ne te gêne pas pour moi, parle si tu en as envie, j'étais davantage venue ici pour le calme que pour le film, et vu que maintenant tu es là, autant bavarder ... » Enfin, si vraiment il préférait suivre ce film qu'il avait pourtant probablement déjà vu - du moins le supposait-elle - elle pouvait très bien le laisser tranquille de son coté. « Si on évite les questions ennuyeuses, déclinons au moins nos identités. Je suis Mado, et toi ? » Là, c'était surtout pour le coté pratique de la chose qu'elle se renseignait. Si elle pouvait éviter de l'appeler mentalement "le mec du cinoche", ce serait pas mal quand même.

Emilien aimait bien rencontrer de nouvelles personnes, mais sans avoir à subir cet interrogatoire manquant d’artifices. Toujours les mêmes questions, les mêmes paroles. Toujours la même chanson. C’était lassant à la longue. Alors autant préciser à cette jeune femme qu’elle n’aura pas à subir cela. Elle semblait assez ravie par cette idée. Emilien préférait lui préciser qu’il ne parlerait pas, qu’il serait muet. Pas un mot, pas un geste. Ce serait comme s’il n’était pas là. Au bout de quelques minutes, elle en oublierait presque sa présence. D’ailleurs elle aurait pu se contenter d’un acquiescement satisfait et regarder l’une des premières scènes du film, mais elle préférait lui répondre. Incitant Emilien à lui répondre, et donc parler par la même occasion. A moins qu’il se mette à lui répondre par quelques gestuelles, mais ce n’est pas certain que cette fille puisse le comprendre réellement. Emilien hocha naïvement la tête, lorsqu’elle évoqua le fait qu’elle était ici surtout pour être au calme. Chose qu’il comprenait tout à fait. « Il faut avouer que c’est un peu difficile de trouver un endroit où on peut être au calme ici… ». Il prit la peine d’ajouter ces quelques mots. On n’était jamais au calme ici. Il y avait toujours quelqu’un pour épier nos moindres faits et gestes, nos moindres paroles. Il fallait avouer que les caméras n’aidaient pas beaucoup, bien au contraire. Mado, elle disait s’appeler. Mado ou Maso, en fait ? Il n’avait pas très bien entendu. « Mado ? » reprit-il dans un murmure, sûrement pour être certain de ce qu’il avait entendu. Ca se trouve, c’était Maso, son prénom et pas Mado. Non, ce n’était pas possible ça. « Enchanté, moi c’est Emilien ! » répliqua-t-il, tout en mettant fin à sa réflexion. Il adressa un sourire à cette dénommée Mado. Le regard d’Emilien se tourna finalement vers l’écran, là où le semblant d’action principale devait se dérouler. Il s’enfonça dans son siège et allongea ses jambes, les mains posées sur les accoudoirs, bref, il était confortablement installé. Après quelques minutes de visionnage, il ne put s’empêcher de faire part à un commentaire. « Ca n’a pas l’air très joyeux comme film… » dit-il en jetant un bref regard en direction de sa compagnonne de fortune. « Pardon, j’avais dit que je me tairais. » reprit-il, en s’excusant. Elle lui avait pourtant bien que s’il voulait parler, il le pouvait. Mais c’était plus fort que lui. Si ça se trouve, elle n’avait pas envie de l’entendre parler, peut-être qu’elle préférait le silence plus que de devoir supporter les commentaires innocents et naïfs d’Emilien.