Je me sens seule ici. C'est bizarre, je sais. Parce qu'à l'extérieur de ce jeu, je suis seule aussi. C'est vrai, j'ai déjà dit que je n'ai pas d'amis. Je suis juste entourée de gens que je n'aime pas. C'est étrange d'être ici, c'est vrai. Je me sens seule. Je ne les connais pas, ces gens. Je préfère les gens que je connais malgré tout. Je ne sais pas, c'est peut-être bizarre. Je crois qu'ils me manquent, quelque part. Ma vie me manque aussi. Paradoxalement, elle ne me manque pas non plus, ils ne me manquent pas. Je crois que c'est juste leur présence qui me manque. Je ne sais pas. Bizarre. Parce que c'est vrai que je les déteste, quand même. Vraiment. Je me promène. Je passe d'un bâtiment à l'autre. J'observe. C'est quelque chose que je fais tout le temps, ça. Regarder les gens, les choses. La vie. Ça me plaît. Je passe un temps fou à faire ça. Seulement ça. Je rentre dans une pièce. C'est le salon de massage. Bien sûr que non, je n'en ai pas profité jusque-là. Et je ne suis pas là pour ça, c'est certain. J'avance, je regarde tout et n'importe quoi. Puis je vais m'asseoir sur une des tables, assise en tailleur. Je reste comme ça un petit peu de temps, j'observe les alentours. Je finis par m'allonger sur le dos, je regarde le plafond. Chaque parcelle de ce plafond. Je commence à jouer avec mes doigts. Je crois que ça devient une habitude, à force. Je lève même les mains pour pouvoir les voir, juste au-dessus de ma tête. Toujours en jouant, en laissant mes doigts se bagarrer. Je ne sais pas combien de temps. Parfois, le temps passe vite. Parfois, il passe lentement. Alors je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que la porte s'ouvre et qu'il entre, lui aussi. C'est Enoch, je me rappelle de lui. J'aurais dû mal à ne pas m'en souvenir, après tout ce temps. Je suis confuse. Comme si j'avais fait une connerie. Je me redresse, je descends de la table. « Pardon, je... j'veux pas te déranger. Je peux te laisser. C'est mieux si je te laisse. » je souffle en une seule inspiration. Oui, non ? C'est lui qui décide. Moi, je sais m'adapter. Enfin, à peu près.

On est lundi. Je n'ai rien envie de faire. Chose qui est inhabituel chez moi. Je suis toujours en activité. Mais là, j'ai envie de décompresser, de profiter du beau temps, de faire une petite sieste au passage. Je n'en sais rien, en fait. Je reste dans le lit à penser dans le vide. Les travaux manuels me manquent en fait. Mon atelier également. Je n'ai connu que ça dans la vie. Fabriquer des meubles toute la journée jusqu'à tard le soir. J'enchaînais nuit blanche sur nuit blanche pour terminer un meuble. Les finitions sont les plus importantes. Je suis de nature perfectionniste. J'aime que tout soit parfait. Là, je me retrouve à m'ennuyer. Je me prélasse dans mon lit en attendant que la journée passe. On n'est qu'au début de l'après-midi. Je suis bien trop irrité pour pouvoir dormir. Je me lève, prends mon carnet à croquis et décide de trouver un endroit pour dessiner au calme. Je déambule sans but. Perdu dans mes pensées, je me rends compte que je suis dans une autre aile du studio. Je pénètre dans un lieu inconnu. Je n'ai jamais mis les pieds ici. C'est un salon de massage de thaï. Je suis encore époustouflé par le décor qui semble tellement réel. Une odeur d'orchidée flotte dans les airs. Mon parfum préféré. J'aperçois Opaline allongée sur une table en bois. Elle se redresse brusquement. Ses pieds touchent le sol. - Pardon, je... j'veux pas te déranger. Je peux te laisser. C'est mieux si je te laisse. Je vois que ma présence laisse à désirer. Je constate que je la mets toujours aussi mal à l'aise. Je soupire. - C'est ma réplique ça, d'habitude. Je ris légérement pour détendre l'atmosphère. Sa vulnérabilité, ses airs effarouchés. Elle semble être quelqu'un à part, vivant dans son propre univers. Un monde auquel elle tient et qu'elle ne veut partager avec personne. Je m'empresse de la rassurer. - Tu ne dérange pas, tu sais. Tu peux rester. Il y a assez de place pour deux ici. Sa présence m'oblige à surveiller ce que je vais dire ou ce que je vais faire pour ne pas la brusquer. Elle semble tellement délicate que je n'ose pas trop m'approcher d'elle. Je lui demande d'un ton calme : - Dis, ma présence te gêne tant que ça ? Je sais pas. J'ai parfois l'impression d'être une menace alors que je ne te veux aucun mal. Je me pose sur la table en bois à côté de la sienne et ouvre mon carnet de dessins que je pose sur mes genoux. Je la couve doucement du regard en attendant sa réponse.

C'est sûr que je ne veux pas le déranger. Et d'un côté, s'il préfère que je parte, ça sera plus simple pour tout le monde. Pour moi surtout. Et pour lui aussi, sans doute. On ne peut pas dire que je suis la compagnie la plus agréable de toutes, dans ce nid. Loin de là. Il pourrait aller papoter avec Monroe ou avec Jaileen, Odessa, Ismène. Elles sont de bonne compagnie, je crois. En tout cas, elles parlent beaucoup et je crois que tout le monde les aime bien. Moi, c'est loin d'être pareil. Je suis habituée à ce qu'on ne m'aime pas. C'est comme ça. Je suis habituée. Je comprendrai s'il ne m'apprécie pas, lui non plus. Je ne sais pas. Ça me paraît évident, maintenant, qu'on ne m'aime pas tellement. Je ne vais pas m'en plaindre. Je ne me plains jamais. Mais s'il veut que je parte, je peux. Oui, je peux. Non ? Il dit que c'est sa réplique, ça, d'habitude. Ah. C'est vrai que je l'ai déjà entendu dire ça. Je ne dis rien, j'écoute juste son rire résonner. Je ne le dérange pas. Donc je peux rester. Il est sûr ? D'accord, c'est vrai, c'est surtout pour moi que j'ai posé la question. Comme ça, j'aurais pu quitter la pièce. Oui, plus simple. Tant pis. Je pourrais me rasseoir mais je n'ose pas. Je me sentirais trop coincée, trop prisonnière, en étant assise. Je sais, c'est peut-être bête. Je le suis un peu, faut dire. Et finalement, il me pose une question. S'il me met si mal à l'aise que ça. Oui, on peut dire ça. Et il me répète le même mensonge que tous les autres. À croire qu'ils se sont passés le mot, je ne sais pas. C'est quand même perturbant qu'ils veulent tous que je crois à ces paroles, là. C'est vrai, pourquoi ils le disent tous ? Si c'était si logique, si évident que ça pour eux qu'ils ne me feront pas de mal, je suppose qu'ils ne ressentiraient pas le besoin de le dire, de l'affirmer à voix haute. C'est peut-être pas moi qu'ils essayent de convaincre, au final. Peut-être qu'ils essayent de s'en convaincre, j'en sais rien. En tout cas, ça ne marche pas sur moi. Ça ne marche plus. « C'est pas la première fois qu'on me dit ça... » je fais simplement remarquer. Et ce n'est pas la première fois qu'on me ment. Oh, oui, les mensonges, j'ai l'habitude. Je n'y crois plus, maintenant. Je ne crois pas à ce mensonge-là, en tout cas. Parce que je suis naïve, manipulable, c'est vrai. Mais pas là, pas sur ce sujet.