Ma nuit fut de courte durée et pourtant, je suis déjà éveillée. Je n’ai pas encore récupéré ma pleine santé, mais je me porte mieux, ce qui est, en soi, très libérateur. Le soleil vient à peine de se lever, je peux l’observer des fenêtres, là-bas. C’est le calme plat dans le château, vu l’heure, ça n’a rien d’étonnant. Mais je ne suis pas de ceux qui vont s’en plaindre. Je préfère encore profiter du moment. La salle de bain, en cet instant de grâce, se fait invitante, et je ne me fais pas prier pour aller la visiter. Une bonne douche ne peut me faire que le plus grand bien. L’eau coule doucement le long de mon corps fin et délicat, mes cheveux se moulent sur mes épaules et je laisse la pluie chaude me détendre entièrement avant de finalement refermer le pommeau. M’enroulant dans cette chaude serviette de bain, je me fais grand soin d’essuyer tous ces petits recoins où l’eau s’est frayé un chemin. Puis, alors que je termine d’enfiler la lingerie qui se cache sous mes vêtements, je m’arrête un moment pour observer ma silhouette, face à la glace. Mes mains s’attardent avec lenteur le long de mes hanches, puis se laissent porter jusqu’à mon ventre. Je détaille ces parties de mon corps que j’ai appris à détester avec les années. Je me tourne lentement sur le côté, continuant ainsi ce petit jeu malsain qu’est celui de me juger. Je suis obsédée par le haut de mon corps, et par le moindre centimètre de trop qui peut s’y trouver. Tout ceci aurait bien pu s’étirer en longueur, mais un candidat pénètre dans la pièce, et je m’éloigne presque aussitôt de la surface miroitée, ayant toutefois eu le temps de jeter un dernier regard dégouté au reflet qui me fait face.

J'avais décidé de faire quelque chose d'unique. Quitter le château avant l'aube, un pull épais sur les épaules, marcher jusque dans la forêt, grimper en haut d'un arbre immense (ça  prendrait le temps qu'il faudrait), et attendre le lever du soleil, l'or pale et ambré tombant en poussière au-dessus et dans les feuilles et les branches endormies, refroidies par la nuit. Me réchauffer en même temps que la nature élémentaire, me réveiller avec elle. Et je l'ai fait. Je me suis écorché les mains en grimpant, j'ai cru tomber vingt fois, mais je n'ai jamais perdu l'équilibre. Ce genre de chose fait partie de mon entraînement. Pas uniquement physique, mais aussi mental - le dépassement de soi. La confiance en soi. Tout en haut de mon arbre, sans aucune idée de comment je pourrai en descendre, j'ai regardé et senti le jour se lever, s'accompagner d'un soleil paresseux. Effet catharsis, je me sens vidé de toutes tensions. Je me sens aussi terriblement seul, et je crois que c'est un passage obligatoire pour ne pas craquer, dans ce nid où nous ne sommes jamais vraiment autonomes. J'ai besoin d'une douche matinale, et je décide d'utiliser une des serviettes propres à disposition dans la salle de bain plutôt que d'aller chercher la mienne dans la chambre et de prendre le risque de réveiller Freddie. À cette heure-ci, la salle de bain doit être déserte, mais parce qu'il subsiste toujours un doute, je fais un peu de bruit en poussant la porte et regarde au sol. Je n'aimerais pas surprendre un candidat nu. Bien vu, Celse. La salle de bain est effectivement occupée, puisque même les yeux au sol, j'aperçois une candidate se couvrir et s'écarter précipitamment. J'attends encore quelques secondes et lève le regard tout en fermant la porte derrière moi. C'est Donia, enveloppée dans une serviette, ses cheveux noirs trempés de chaque côté du visage. D'après ce que j'ai cru comprendre au fil des primes, Donia, la partenaire d'Orson, est aussi son ancienne copine, ou fiancée. Le bon goût d'Orson, là non plus, ne fait pas défaut. Donia est d'une beauté à couper le souffle. J'ignore quelles sont ses origines, tout ce que je sais, c'est que c'est une sinon la plus belle fille de la saison. Je sais aussi que les femmes qui sont très belles le savent souvent, même si elles jouent à faire croire le contraire, et je ne doute pas que Donia soit capable de lire dans mon regard l'admiration que je porte à son apparence. Je la salue d'un signe de tête, sans sourire. Je crains d'avoir été importun, et, chance pour nous, il y a deux salles de bain dans le nid. « Donia. Tu préfères peut-être que je te laisse ? L'autre salle de bain est sûrement libre. »

Donia n’a pas retenu mon prénom. Je ne m’en formalise pas, même si je me demande tout de même comment c’est possible, depuis le temps, à moins, peut-être, de ne pas s’intéresser vraiment aux autres. D’être trop centré sur soi-même ? Je crois deviner que Donia s’attelait à la contemplation minutieuse de son physique dans le miroir avant mon arrivée. Moi, je ne me regarde presque jamais. A quoi bon, j’ai toujours la même tête. Je m’observe dans ce petit miroir à moitié brisé que j’ai suspendu à une ficelle au-dessus de l’évier lorsque je me rase avec application. Quoi d’autre ? Mon apparence n’a plus rien à m’apprendre sur moi. « Celse », je réponds avec un bref sourire, celui qu’on sort par politesse, par habitude. Donia retire alors sa serviette est m’apparait à moitié nue – instinctivement, je détourne la tête. D’une part, parce que je n’ai aucune envie de la mater comme un idiot en restant debout devant elle, d’une autre parce qu’elle reste le passé sentimental d’Orson, que j’apprécie réellement Orson et ne souhaite pas dévorer des yeux ce qui lui a jadis appartenu et qui, d’une certaine manière, lui appartient encore maintenant. D’un geste rapide, je prends une serviette et part dans une des douches, m’y déshabille et laisse une eau tiède, presque froide me couler dessus. Je ne me douche jamais à l’eau chaude, ce n’est pas bon pour le muscle après l’effort, quel qu’il soit. Et des efforts, j’en fais presque tout le temps. Quand je suis en championnat, chaque matin, mon oncle me fait prendre des bains d’eau glacée. Je me savonne et me shampouine, me rince et attrape la serviette, m’essuie sans sortir de la douche. Donia fait à l’extérieur ce qu’elle a à faire, et, essuyé et rhabillé à l’exception de mon t-shirt, je quitte enfin la cabine en m’essuyant toujours la nuque et les cheveux. Donia utilise déjà le sèche-cheveux, et je décide d’attendre qu’elle ait terminé pour m’en servir à mon tour. Pas envie d’attraper un vieux rhume au sein du nid comme c’est déjà le cas de certains. Je m’assoie sur le rebord d’un jacuzzi que personne n’utilise et attends. Donia finit par éteindre la machine, et je lève les yeux vers elle. « Je peux ? » Allez savoir, je n’arrive pas vraiment à entamer une discussion naturelle avec elle. Peut-être qu’il y a sa beauté qui se place entre nous comme un mur de glace, sa sensualité qui me paralyse un peu, peut-être qu’il y a le regard d’Orson, toujours présent dans ma tête.

Je souris à sa réponse, je suis enchanté de même, mais ne lui demandant pas son prénom en retour, j’imagine qu’elle comprend que je le connais déjà. Il serait très hypocrite de prétendre le contraire, ou de lui faire croire que je ne l’avais encore jamais vue dans le coin. Allons, soyons honnêtes deux secondes. Donia a beau être la discrétion incarnée, tout le monde l’a remarquée. Les femmes, parce qu’elle est plus belle qu’elles, et que les femmes remarquent toujours ces choses-là, les hommes parce qu’elle est belle et discrète. On a beau être déjà pris, il est impossible de ne pas y être sensible, de ne pas la suivre une seconde de trop du regard lorsqu’elle entre sur le plateau du prime et part s’assoir dans un coin des canapés. J’attrape le sèche-cheveux qu’elle me tend et, assis, le dos courbé et la tête penchée en avant, j’entreprends de me sécher les cheveux en vitesse. Lorsque j’éteins la machine et redresse la tête, Donia a enfilé un t-shirt qui semble appartenir à un géant masculin qu’elle n’est pas, style XXXXL, à la peinture délavée qui met tout sauf ses formes en valeur. Hasard, peut-être, c’est comme si elle avait senti mon malaise devant sa vision en sous-vêtements et réparé le mal en s’habillant de façon à cacher tout ce qui pourrait attirer mon regard et changer ma langue en plomb. C’est très con, mais je me sens déjà mieux. Plus apaisé, disons. Elle a le bon goût d’entamer la conversation, et je l’écoute parler avec attention. Elle forme ses phrases comme dans les films où tout est prévu d’avance, avec de belles tournures qu’on ne lit d’ordinaire que dans les livres pour apprendre le français. Elle place l’adjectif avant le verbe, le verbe avant le pronom, j’arrive presque à voir le petit tiret entre les deux sortir de sa bouche lorsqu’elle s’applique à la formule. Je ne risque pas d’être aussi pointilleux qu’elle, le français n’étant pas ma langue maternelle, mais il est vrai que ça m’intimide. Elle utilise même la métaphore pour parfaire le tout. Les bras de Morphée. Je crois saisir qu’elle veut bien sûr parler du sommeil. Ne me demandez pas comment je le sais, je l’ignore moi-même. J’ai l’impression que lui donner les véritables raisons de mon lever aux aurores me rendrait un peu stupide (le gars qui veut ne faire qu’un avec le soleil levant, très Victor Hugo, non ?), alors je me contente de sourire et hausser les épaules. « J’avais envie qu’aujourd’hui dure longtemps. Alors plus tôt je me lève, et plus longue est la journée. » Je ressens la fatigue physique, dans mes yeux, mes muscles, l’intégralité de mon esprit globalement, j’en suis certain, ralenti par mon manque de sommeil. « J’aime cette sensation de légère somnolence qui va m’accompagner jusqu’à ce soir, elle m’apaise », j’explique finalement en enfilant mon t-shirt. Une fois ma tête sortie du col, je repose mes yeux sur elle. « Je peux te retourner la question ? », je demande dans un nouveau sourire.