CELSE

J'avais ce chaos qui écrasait un peu plus chacune de mes pensées, comme si j'en venais à ne plus réussir à réfléchir à quoi que ce soit. J'étais effrayé par le moindre mouvement, oppressé par le moindre mot. Alors, allongé, là, près du bassin, les pieds pataugeant mollement dans l'eau, je fixais inlassablement le plafond, comme si d'une main, j'arriverais à en attendre l'extrémité. Stupide, hein ? Mais j'étais comme ça. Et puis de toute façon, je n'étais pas apte à pouvoir avoir la moindre pensée logique dans cet état là. Probablement parce que pour la première fois de ma vie, j'avais réussi à descendre une bouteille sans que mon corps la rejette la seconde suivante. Alors, mal en point, et les idées à l'envers, j'avais tenté de m'apaiser comme je le pouvais, et ce même si ça n'arrangeait pas vraiment la situation actuel. J'avais bu parce que je m'étais senti stupide. Parce que je m'étais bercé d'illusions, comme à mon habitude. J'avais bu parce que ça me semblait être la chose la plus logique à faire. C'était ce que faisaient les adultes lorsqu'ils n'allaient pas bien, et je devais apprendre à agir comme tel. Sauf que là, allongé contre les pavés, les pieds humides et les bras le long du corps, mes yeux transmettaient tout sauf un confort certain. Grands ouverts, on pouvait presque croire que je tentais d'un regard de transpercer le plafond. Alors, j'avais fini par les fermer, parce que là encore, c'était ce qu'il me semblait logique de faire, tenté qu'il me reste ne serait-ce qu'un soupçon de logique. Branchant mes écouteurs à mes oreilles, j'avais ainsi mis la musique la première musique que j'avais trouvé, celle ci ne tardant pas à crier dans mes oreilles. J'avais finalement rouvert une dernière fois les yeux, perdant conscience du monde qui m'entourait pour m'enfermer dans une bulle sentant un peu trop l'alcool, et, après avoir déboutonné les deux premiers boutons de ma chemise, avais tenté de me calmer une dernière fois. Et puis, curieux que j'étais, j'avais fini par m'arrêter de respirer, tentant d'évaluer le nombre de seconde que je pouvais encore sentir s'écouler, avant que ma tête ne m'achève un peu plus.

Maillot et serviette de bain en place, je poursuis mon rituel quotidien en direction de la piscine. Elle est géniale, cette piscine, température idéale (bien qu’un peu chaude), essentielle à ma force et mon entrainement, toujours là quand j’ai besoin d’elle, contrairement aux êtres (et encore, Freddie est tellement géniale qu’elle vaut presque la piscine, l’exercice en moins, je vous l’accorde). J’entre en sifflotant et balance ma serviette sur un des sièges en plastique blanc sur lesquels se prélassent les plus feignants, et aperçois Camille tandis que je me rapproche du bassin. « Tiens », j’annonce, l’air content, avant de réaliser que Camille n’est pas vraiment dans son état normal. Attendez. Le bonhomme de pain d’épice sent l’alcool au travers sa chemise. Son torse brille de la sueur de l’alcool, et son regard, plongé dans le vague, fixe sans le voir le gigantesque plafond qui recouvre la piscine intérieure. Je l’observe quelques secondes, les bribes de la musique qui s’échappe des écouteurs plongés dans ses oreille me parvenant en petits bruits électriques et rythmés, et, soudain, du bout du pied, je glisse mes orteils sous son dos allongé contre le carrelage pour le soulever un peu, histoire qu’il s’aperçoive de ma présence. J’attends qu’il retire ses écouteurs et me regarde pour désigner d’un signe de tête le parterre sur lequel il est affalé. « Sous les pavés, la plage », je dis, l’air de rien, en souvenir de la libération de la jeunesse française dans les années soixante. Belle métaphore, selon moi, que chacun peut s’approprier à sa sauce. Je m’accroupis sur Camille, les avant-bras posés contre mes cuisses. « Sous l’ennui, le renouveau. Sous l’apparente immobilité, l’écume qui emporte tout et amène autre chose », j’explique dans un sourire, laissant planer le doute sur l’identité de mes propos et ce à quoi je fais allusion. Je ne suis pas stupide, je vois parfaitement que Camille, tout bourré qu’il est, subit un gros coup de blues, peut-être directement en rapport avec ce que nous ont montré les images lors du dernier prime. Ivan l’indécis, tout ça. Comme chaque échec que nous subissons dans l’existence, il vient remettre l’intégralité de notre personne en question. Je soupire en me grattant le bout du nez. « T’es pas un peu jeune pour noyer ton chagrin dans l’alcool, gringo ? »

Surfant sur une vague qui ne me semblait que très peu familière, j'avais fini par me perdre dans les méandres de mes pensées. Impossible de savoir si je me sentais bien mieux, ou si au contraire, j'en venais un peu plus à souffrir. J'avais cet aspirateur géant qui semblait avoir effacé la moindre image de ma tête, chose à la foi rassurante et totalement effrayante. Je n'avais pas l'habitude d'être dans cet état là, non, à vrai dire, je n'avais même jamais été bourré. Mes anciens amis m'avaient trouvé pathétique, et si jusqu'ici j'avais cru qu'il s'agissait d'un signe de force, je n'en avais réellement pris conscience que ce soir là. Boire ne rendait pas les choses plus mielleuses, ça ne faisait que retarder le compte à rebours, tout en ajoutant une touche de piment à la recette. Moi, j'aimais les plats doux, sans arôme ni épice, c'est ce qui me semblait être le plus rassurant. Mais ce soir là, j'avais appris que ce n'était pas une des meilleures façons que de se lancer les deux pieds dans le plat. Mes paupières se voulaient lourdes, et je pouvais sentir une goute longer mon arcade, quoique, je n'étais même pas certain qu'elle était bel et bien réelle. Non, peut-être étais-je entrain de m'imaginer cette sensation, comme j'avais eu tendance à m'imaginer beaucoup d'autres choses par le passé. C'était une probabilité. Morissette s'égosillant dans mes oreilles, même après avoir monté un peu plus le son, les paroles ne semblaient pas prendre sens. Comme si ce qu'elle me disait s'effaçait instantanément. Je ne demandais qu'à la croire pourtant. Finalement, je sentis quelque chose se glisser sous mon coude avant de soulever mon bras, cependant, je mis bien quelques longues secondes avant de réussir à émerger, mes yeux se déposant sur la silhouette encore flou qui semblait me surplomber. « Sous l’ennui, le renouveau. Sous l’apparente immobilité, l’écume qui emporte tout et amène autre chose » que j'entendais tel un écho, alors que je décidais de retirer mes oreillettes. « Adieu Morissette. » pensais-je à haute voix, ne réalisant même pas que je venais de prendre la parole. Je reconnus finalement l'arrête nasale de Celse. Ne me demandez pas pourquoi c'était cela que j'avais noté en premier, on ne pouvait pas dire que j'étais dans l'état de vous expliquer quoi que ce soit de toute façon. « T’es pas un peu jeune pour noyer ton chagrin dans l’alcool, gringo ? » plissant le bout de mon nez tout en secouant ma tête -qui termina par lamentablement se pencher vers la gauche, sans avoir la force de se relever- j'avais fini par lâcher d'une voix enrouée un « Je n'vois pas du tout de quoi tu parles... Charles. » c'était ça l'expression non ? Aucune idée, le néant s'était déjà épris de mes précédentes paroles. « J'espère que t'es pas venu pour me dire que boire c'est pas bien, et tout... parce que figure toi que j'ai fini par le réaliser là, à l'instant. Et tout seul. Oui. Tout seul. » que je répète avant d'ajouter d'une voix plus faible « Tout seul... » écho de mes propres pensées, tenté qu'il y en ait encore une de logique, là dedans. « Tu... tu crois que j'ai l'alcool bavard ? Parce que j'ai pas vraiment envie de beaucoup parler, là tout de suite... Enfin, je veux pas dire n'importe quoi et... » mes sourcils se froncèrent un instant, alors que relevant mon torse, j'avais fini par rapprocher mon nez du poignet de Celse « C'est toi qui sent la lavande ? » j'ai toujours aimé cette odeur moi, l'ancienne concierge de mon immeuble avait l'habitude d'en asperger le hall. Ça me faisait sentir un peu plus chez moi, à l'exception que je n'habitais plus là bas depuis un moment.

C’est moi ou, bourré, Camille est quand même super drôle ? Adieu Morissette, qu’il me sort comme si ça venait de lui traverser l’esprit par une oreille et de sortir par l’autre, style « un ange passe ». Je fais un effort sur moi-même pour me retenir de rire, parce que ça n’est pas drôle. Si Camille a autant bu, c’est que quelque chose ne va pas. Camille se met à m’appeler Charles – ou alors c’est une expression que je ne connais absolument pas. J’ouvre la bouche pour rectifier d’un « Celse » amusé, mais je crois que c’est inutile, on a perdu Camille, là, et puis, je l’ai appelé Camel pendant une semaine, alors c’est pas le moment de jouer le mec vexé parce qu’il déconne sur mon prénom. Le « tout seul » qu’il se répète à lui-même me fend le cœur, et je me pose contre le sol à ses côtés, les jambes repliées contre mon corps. « Tu aurais dû m’appeler », je regrette à voix haute. « J’ai un brandy qui vaut mieux que la vodka dégueulasse que tu viens de t’enfiler », je dis en reniflant l’atmosphère et en sentant les effluves d’une vodka qu’on aurait mélangée avec du jus de pomme. Autant faire ça dans les règles, bordel. Camille me demande s’il a l’alcool bavard – pas spécialement, non, dans mes souvenirs on avait été encore plus prolixes en détails lors de notre première rencontre, et j’ai presque envie de lui signaler qu’on avait tout de même passé une heure à se dire tout ce qu’il y avait de plus faux sur nos personnalités et existences respectives, alors dans le genre « peur de dire des conneries », je le crois relativement à l’abri en ma compagnie, mais je m’abstiens. C’est Ivan qui le met dans cet état ? Je n’ai pas l’habitude de ce genre de truc, les peines de cœur et tout ça, je tâtonne et je suis totalement nul en la matière. Pourquoi se mettre dans un état pareil pour … un type ? Il trouvera mieux, et puis c’est tout, on parle bien de Camille là, pas du monstre de Frankenstein. Et puis quoi, le monde s’arrête, la solitude se fait pesante parce qu’un mec qu’il ne connait presque pas préfère embrasser une fille plutôt que lui ? Je me passe une main contre la barbe, pensif, perdu, jusqu’à ce que Camille me renifle le poignet et vienne me tirer brutalement de mes réflexions stériles. Lavande ? Quelle lavande ? Je regarde mes poignets, perplexe, comme s’il y avait quelque chose à y voir, avant de me résigner. « Mon après-rasage, peut-être… » Etant donné que j’en mets un peu sur l’intérieur de mes poignets, parce qu’il sent bon. Par contre, je ne savais pas que ça sentait la lavande, c’est une nouvelle. « Tu aimes, ou ça pue ? » Je demande, légèrement inquiet à l’idée de la réponse.  

Plus ça allait, et plus j'avais l'impression que ma tête raisonnait comme un tambour. Et autant vous dire que ce n'était pas une sensation des plus agréables, puisque j'avais littéralement envie de frapper mon front contre les pavés, afin que ce rythme incessant s'éteigne. C'était la première fois que je buvais autant, oui, et autant vous dire que je n'étais pas près de recommencer. Pour autant, j'avais bien entendu des choses sur le fait de trop boire, et on en voyait les conséquences chaque jour un peu partout dans les médias. Mais il faut croire que j'étais, comme des millions et des millions d'autres personnes, assez stupide pour vouloir tenter l'expérience. Je ne serai dans tous les cas jamais alcoolique, là était la bonne nouvelle. Oui, parce que j'étais pas trop certain que mon cerveau pourrait supporter une seconde soirée comme celle ci, voyez-vous. Je me demande -mais qu'une infime poignée de secondes- alors ce que Celse peut bien faire ici. Il est genre super tard en plus non ? Enfin, il faut dire que j'avais l'habitude de vivre un peu en décalé des autres habitants, si bien que j'étais bien souvent le dernier à partir me coucher. Mais bon, deux heures du matin, ce n'était pas forcément l'heure de pointe du côté de la piscine, qu'on se le dise. Enfin, tenté qu'il soit encore deux heures, vu que mon horloge interne avait plutôt tendance à zigzaguer à l'heure actuelle. « Tu aurais dû m’appeler » mes yeux se plissèrent un instant. Quoi, c'était une habitué de la buvette tardive ? « J’ai un brandy qui vaut mieux que la vodka dégueulasse que tu viens de t’enfiler » « Tu... tu bois ?! » lâchais-je presque outré, en m'appuyant sur mes avants bras. Oui, enfin ceci dit, là, c'était plutôt moi qui était dans un état pas possible, alors je n'étais pas vraiment bien placé pour le juger, hm. Enfin de toute façon, il dit ça, mais c'est peut-être juste pour se vanter, je sais qu'il y a pas mal de gens qui fument juste parce que ça les rend cool, alors c'est peut-être pareil avec la bouteille. genre "Eh, une bouteille pour la route". Erk. En tout cas, je ne savais pas que les tchèques étaient des alcoolos, non, dans ma tête, il s'agissait plutôt des russes... ou des gens des pays nordiques, qui roulent les R. Toujours est-il que je ne tarde pas à me pencher au dessus de son poignet, parce que ça sent la lavande, et que moi, j'adore la lavande. C'est une odeur d'homme ça. Enfin, il me semble. Non ? « Mon après-rasage, peut-être… » ça voudrait dire que j'ai un flair d'acier n'empêche, genre, si ça se trouve, j'ai tous mes sens décuplés en ce moment même ! Enfin, non, j'y vois flou, donc je ne suis pas sûr que ça se passe ainsi. Ou alors, c'est comme un objectif, il faut que j'arrive à le régler, et tout. « Tu aimes, ou ça pue ? » « Dans tous les cas, je vais te dire que j'aime bien, parce que j'ai pas envie de te vexer. » en vrai, j'aime, c'est ça le pire, donc je sais pas trop pourquoi je lui ai dit ça, il va croire qu'il sent pas bon maintenant. « C'est quoi la chose que t'aimerais faire, le plus au monde ? » je me laissais retomber, plaçant mes deux mains derrière mon crâne.

Au moment où je vous parle, Camille a sûrement des palpitations, l’impression d’avoir l’esprit dans un étau, et sans doute qu’il ne s’écoulera pas vingt minutes avant qu’il ne gerbe dans la piscine intérieure, sous l’œil impassible des caméras fixées sur nous. La fameuse petite voix au fond de lui doit lui murmurer de ne plus jamais toucher à une seule goutte d’alcool, et il l’écoutera… jusqu’à la prochaine fois. Ça va, on connait. C’était une question d’habitude : la première fois faisait mal, mais à force de pratique, le cerveau finissait par ressentir plus lentement les effets de l’alcool, et, en bon alcoolique, on se sentait à force d’expérience dans un état de flou permanent. La révélation de mon penchant pour le brandy semble plonger Camille dans une perplexité profonde doublée d’un choc immédiat. On dirait que je viens de lui annoncer que je prends de l’héro. Je me mets à rire, parce que c’est vraiment surréaliste comme scène. « Je suis Tchèque, l’ami. Chez moi, ce n’est pas du lait qu’on met dans les biberons des enfants, c’est un œuf et de la vodka, et on mélange le tout d’un mouvement sec. » Je le regarde, mi sérieux mi amusé, profitant de son état et sa candeur naturelle pour lui raconter n’importe quoi sur les coutumes de mon pays. Certes, les gens de l’Est de l’Europe boivent beaucoup, c’est vrai, c’est parce que nous sommes pauvres et que c’est culturel, comme les français se torchent au vin en se faisant croire qu’ils sont dans le vrai parce que « c’est le sang du Christ, les gars ». Mais non, nous ne filons pas à nous bébés de la vodka et un œuf – cependant, Camille serait bien capable de me croire. Camille me renifle de nouveau le poignet et me sort une réponse bizarre, ni oui ni non, juste « pour ne pas me vexer ». J’écarquille les yeux – non mais sérieux, je pue ou quoi ? Moi, putain, moi qui me tiens à une hygiène irréprochable ? « Mais non non, dis-le moi honnêtement, ne me laisse pas avec un après-rasage malodorant ! » Manquerait plus que ça. Et Freddie qui pionce avec moi toutes les nuits et ne me le dit même pas, je suis dégoûté. J’attends sa réponse, soucieux, impatient, l’observant du coin de l’œil pendant que le stress grimpe légèrement en moi. Je ne voudrais pas être un mec qui ne sent pas bon. L’alcool aidant, Camille me pose la question à dix mille euros, et je prends le temps de la réflexion, ne sachant que trop répondre. J’ai pas mal de rêves, beaucoup d’objectifs, mais une chose en particulier ? Ouais, je sais bien ce que je vais répondre, ouais. « Fonder une famille, sûrement. » Parce que ça voudrait dire maturité, parce que ça serait un cap passé dans ma vie, une officialisation avec la femme que j’aime, parce que ça voudrait dire un bébé, fille, garçon, peu importe, parce que le rêve de ma mère, c’est d’être grand-mère. Et que j’ai peur qu’elle meure avant qu’il ne se réalise, parce que je déconne tout le temps et me comporte comme un gosse de quinze ans alors qu’il y a des gens qui m’aiment et qui y tiennent. Et merde, voilà que Camille m’a foutu le spleen, alors que j’étais parti pour une nage nocturne des plus efficaces. D’un regard, je parcours la pièce à la recherche du cadavre de bouteille que Camille a forcément dû laisser trainer quelque part. « T’as tout bu ? » Je ne pense même pas à lui retourner la question : c’est moi qui suis retourné, là.