W. ALIÉNOR.

Que ce soit Aliénor qui entre dans la salle de bain au moment où je sors de la douche, ce n’est pas comme si c’était n’importe quelle fille du nid, devant qui je me serais précipité sur la serviette pour me couvrir le plus rapidement possible. Aliénor est sportive de haut niveau, aussi je suis certain qu’elle passe son temps dans des vestiaires entourée de mecs qui ne font pas les fillettes question pudeur. Je lui souris en la voyant entrer, sa serviette sur l’épaule, et me dirige vers la mienne, que j’attrape et enroule autour de ma taille. Je me penche sur un lavabo et entreprends de me laver le visage avant de faire tourner le blaireau dans le bol de mousse et de l’appliquer sur ma barbe. Mon couteau dans une main, je jette un œil à Aliénor dans le miroir. « Ça va ? » Je demande sincèrement, soucieux de son bienêtre, qui ne me paraissait pas aller de soi hier soir. « Tu avais une petite mine, à la fin du prime », j’ajoute, conscient de lui révéler ainsi que je l’ai observée un instant pendant la soirée. C’était au moment des jeux et des missions. Peut-être a-t-elle été déçue par les notations émises à son sujet ? Pourtant, elle n’est pas nominée et je crois bien qu’elle a gagné une place pour la suite de l’aventure, il y a de quoi se réjouir pour une battante comme elle, non ? « Lewis aussi reste parmi nous », je commente d’un nouveau sourire. J’ai mis au candidat la note maximale dans mes notations pour lui assurer cette victoire et combler les éventuelles notes négatives que certaines personnes auraient pu lui attribuer. Il me parait important au sein du jeu et lui et Aliénor forment un duo gagnant, selon moi. Je me doute que je ne lui apprends rien, mais je tiens à souligner la nouvelle pour voir un sourire naitre sur ses lèvres, et me départir de ce souvenir que j’ai encore d’une Aliénor un peu triste, hésitante et légèrement mal à l’aise. La crème sur mon visage, j’ouvre mon couteau et le passe au ras de ma peau, en commençant par le cou, du bas vers le haut.

Ma main droite vagabonde dans ma chevelure, qui a rarement eu une allure aussi peu reluisante. Je reviens de la salle de muscu, alors forcément... Une fois mon bandeau fin retiré et ma queue de cheval défaite, mes cheveux ne semblent plus savoir quelle est leur place et, agglutinés de façon désordonnée par la transpiration, ils forment un vrai champ de bataille, là haut, sur mon crâne. Heureusement que, dans ces instants là, je perds toute trace de vanité. De ma main disponible, j'ouvre la porte de la salle de bain pour y découvrir Celse, à l'intérieur. Je lui adresse un mince sourire en entrant, qu'il me rend dans le même temps. Je me sens tellement déphasée - j'essaye de fouiller dans ma mémoire, de me rappeler notre dernière conversation, histoire d'établir un contexte, mais rien n'y fait. J'avance dans la salle mécaniquement. Il me demande comment je vais, en me signalant que j'avais pas l'air dans mon assiette la veille, lors du prime. Surprise, je relève le visage vers lui. Je suis bien trop émotive, parce que ça me touche énormément qu'il y ait prêté attention, et je me sens aussitôt étrangement réconfortée, si bien que le sourire que je lui adresse est aussitôt plus sincère, plus vivant. Je suis définitivement trop en manque d'attention. « Oui oui, ça va. Enfin, je suis sujette à des petits coups de blues mais... Ça ira. » Ce n'est pas tant que ça va, effectivement - mais ça ira, et c'est l'important. « Et toi, comment vas-tu ? » je lui demande, en me dirigeant vers la douche. Freddie a été éliminée hier, ce n'est pas rien, après tout. Ils ont l'air très proches, et j'espère qu'il le vit bien. Celse parle ensuite de Lewis, et je ne peux qu'approuver d'un hochement de tête ponctué d'un sourire réjoui. « Ouais, c'est super ! Il le mérite vraiment, je suis contente que le public l'ait remarqué. » Parce qu'il a carrément été plébiscité le gars. J'ôte mon débardeur que je laisse tomber dans un coin, il est tellement sale qu'il n'est plus à ça près de toute façon. « Je suis désolée, pour Freddie. Est-ce qu'elle reste quand même ? Ou est-ce qu'elle est partie ? » J'étais complètement à la masse, hier, et je n'ai même pas vu si elle avait décidé de quitter l'aventure ou de rester comme certains autres éliminés. Je ne l'ai pas croisée de la journée, mais en soi ce n'est pas très parlant - nous ne nous croisions jamais de toute façon.

A l’entente des « petits coups de blues » d’Aliénor, je stoppe mon activité, fronce un instant les sourcils en la regardant de nouveau dans le miroir – puisqu’elle est derrière moi. « Vraiment ? » C’est difficile d’y croire, je voyais Aliénor comme une sorte de seconde Freddie, du genre à n’avoir aucune faiblesse de ce genre, mais c’est peut-être son statut de sportive qui m’a induit en erreur. « Je ne t’imaginais pas avoir le… quel est le mot... » C’est un mot qui n’existe pas en tchèque – parce que nous ne perdons pas de temps à analyser les maux de nos âmes – mais que j’ai déjà beaucoup rencontré dans la littérature française… « Le spleen, voilà. » Je lui adresse un nouveau sourire, me rappelant de ses paroles lors de notre dernière discussion : elle me dévoilait son jeu de société, sa façon de se faire passer auprès des hommes naïfs pour plus féminine qu’elle ne l’est (féminine dans le sens cliché, car Aliénor ne manque certainement pas de féminité), plus « faible femme », plus gourde, en un sens. « Ou alors c’est un piège. Tu veux me prendre au jeu de la fille chétive et vulnérable ? » Je demande, amusé, en reprenant ses propres mots que je n’ai pas pu m’empêcher de retenir depuis notre première rencontre. Elle me retourne la question et je profite du fait qu’elle se déshabille pour entrer dans la douche pour m’atteler de nouveau à ma tâche et la libérer de l’emprise de mon regard. Je sens, un à un, les poils de ma barbe qui s’arrachent sous les passages du couteau aiguisé aussi facilement que s’il s’était agi de bouts de coton. « Ça va, ça va », je réponds sur un ton évasif, surtout pour lui laisser le temps de faire couler l’eau et de commencer sa douche. Je l’entends acquiescer au sujet de Lewis, et je suis content de voir qu’elle est d’accord avec moi. Je vois, du coup de l’œil et sans le regarder, le débardeur d’Aliénor voler au travers la pièce pour atterrir sur le tas de fringues qu’elle a déjà déposé, et l’écoute d’une oreille. C’est gentil d’être désolée pour Freddie, je hoche la tête. « Non, elle ne reste pas », je réponds, d’une voix plus basse que je ne l’aurais voulu. « Je crois que… l’Angleterre, ses amis, sa famille lui manquaient », j’ajoute pour donner à Aliénor une justification. La vérité, c’est que Freddie n’était plus vraiment à l’aise au sein du nid à la fin de son aventure. Trop enfermée, Freddie a toujours besoin d’espace, trop répétitif pour une fille avide de renouveau, d’indices, d’infini. Elle me manque et le pire, c’est que je ne suis pas certain de lui manquer, moi. Je soupire légèrement et rince mon cou fraichement rasé, avant de tailler rapidement la barbe sur mes joues.

Je pose mon regard sur Celse, l'encourageant à poursuivre, intriguée par son scepticisme. Pourquoi donc, vraiment ? Il admet ne pas m'imaginer comme étant le genre de personne susceptible d'avoir le spleen. C'est vrai qu'à y penser, c'est vraiment pas un mot que j'ai l'habitude d'utiliser, et je n'aurais jamais songé à l'employer pour qualifier mon état d'esprit actuel, alors qu'il est pourtant approprié. Ce n'est pas le terme en lui même qui manque de pertinente, c'est ce à quoi il renvoie. J'suis pas très baudeleirienne, comme nana. J'y pense un instant, et puis je chasse ces réflexions de l'esprit quand il reprend la parole, souriant, amusée, à cette question qu'il me pose. Il ne perd pas le nord. « Si c'est ça, je ne suis vraiment pas très futée de t'avoir dévoilée toute ma combine la dernière fois. » je réplique en commençant à me déshabiller, n'oubliant tout de même pas la raison de ma présence dans la salle de bain. Enfin, le fait est que je ne suis pas vraiment très futée de toute façon ; j'ai d'autres qualités, je suis consciencieuse, travailleuse, et je finis par apprendre de mes erreurs au bout d'un moment, et ça compense - mais je ne suis définitivement pas très futée. Il faut de tout pour faire un monde. Je finis par entrer dans la douche, réglant l'eau quelques secondes avant d'accrocher le pommeau en hauteur. Il n'y a rien de tel qu'une douche bien chaude après une bonne séance de sport. Je ne me sens jamais aussi bien que dans ces moments là. Celse m'assure qu'il va bien, d'une de ces petites réponses machinales auxquelles on ne sait jamais vraiment quel crédit accorder. Freddie ne reste pas. Je jette un coup d'oeil dans sa direction, jaugeant son expression au moment où il en parle. Je hoche la tête quand il évoque l'Angleterre et la famille. Je ne comprends que trop bien - ma ville et ma famille me manquent aussi, énormément. Et la mer. Qu'est-ce qu'elle peut me manquer, la mer. « C'est compréhensible. Enfin, vous vous reverrez après, n'est-ce pas ? » Ils ont l'air d'avoir développé une sacré amitié, j'ai du mal à imaginer qu'un lien pareil puisse se désagréger après Fake Lover. Même si, au fond, qu'est-ce que j'en sais ?

Je souris à sa remarque, mais n’y réponds pas. Je suis certain qu’Aliénor est plus futée qu’elle ne l’imagine. On se surprend très souvent à l’être, d’ailleurs, moi-même qui suis le gars par excellence qui se contente d’appliquer les règles et la méthode qu’il connait à tout ce qu’il fait, je me suis déjà étonné. Ou alors, c’est justement parce que je suis moins intelligent qu’elle que je la trouve intelligente – qui sait ? Et puis merde, l’intelligence et le nombre de domaines qu’elle recouvre est une chose à laquelle je ne comprends rien. Je la laisse prendre sa douche tout en m’occupant de tailler ma barbe, avant de rincer mon couteau et de le ranger soigneusement. Je suis toujours soigneux avec mon matériel, parce qu’il est cher et que je n’ai pu me l’offrir que récemment – on peut le dire – à la sueur de mon front. Je tamponne ma peau à l’aide de ma serviette, et entends la question d’Aliénor, posée depuis la douche. Elle n’y est pour rien, la pauvre, si je baisse les yeux et cesse soudain de m’essuyer, si j’ai l’air d’un chien qu’on vient de prendre sur le fait alors qu’il a fait une connerie pas possible. Je ne reverrai jamais Freddie, non. Parce que Freddie n’a pas manifesté son désir de me revoir à l’extérieur, et que je nous pense trop occupés pour ce genre de… voyages. « Non, on ne se reverra pas », je dis d’un air détaché. « Nos vies sont différentes, je voyage beaucoup pour mes combats – d’ailleurs je repars en Tchéquie le lendemain de ma sortie du nid – elle a un métier qui lui demande tout son temps… » Je nous cherche et nous trouve des excuses, je pose une raison, rationnelle et pleine de bon sens, sur ma déception. C’est vrai, Freddie aurait pu devenir, à terme, une amie. Mais elle a du mieux comprendre que moi que ce serait sûrement trop dur pour ce que ça vaut. J’attends qu’Aliénor soit sortie de la douche et son corps bien enveloppé dans sa grande serviette pour me tourner vers elle tandis qu’un sourire renait sur mes lèvres. « Lewis et toi, par contre, ça a l’air bien parti ! Je suppose que tu as déjà hâte de pouvoir le voir dans un cadre plus intime », j’ajoute en désignant du pouce ces satanées caméras qui gardent l’œil fixé sur nous. Puisque l’évocation de mon propre bonheur n’arrive qu’à me déprimer, autant parler de celui des autres, tiens.