Voilà peut-être vingt minutes qu'il est assis là, sans aucun intérêt pour ce qu'il est en train de lire. C'est assez rare de la part de Ghika de n'être absolument pas concentré sur ce qu'il fait, il s'emploie toujours à accorder son attention à tout ce qu'il entreprend. Pourtant depuis quelques jours son esprit est occupé à toujours réfléchir à autre chose qu'à ce qu'il est en train d'accomplir, alors quand Ghika lit pour la cinquième fois la même phrase il décide de se donner une petite gifle histoire de repartir du bon pied. « Allez, Goethe on s'y remet. » Les mots coulent sous ses yeux comme la pluie sur la vitre d'une voiture lancée à pleine vitesse. Il lit sans vraiment lire, ce qui est assez courant avec lui. Quand il n'est pas intéressé par ce que le texte à a lui apporter. Pourtant Faust est un live qu'il aime profondément mais peut-être que sa connaissance antérieure du texte le l'ennuie de toute façon. Jusqu'à ce qu'une phrase lui saute aux yeux. « Je suis comme le chat qui ne se soucie guère des souris mortes... » il sourit en lisant à voix haute cette tournure de phrase qu'il trouve absolument géniale. Bon, il s'emmerde, c'est une conclusion qui n'a pas besoin de beaucoup d'explication, malgré l'intérêt grandissant au fur et à mesure qu'il aperçoit des yeux des moments littéraires impressionnants. Ses yeux -ou peut-être sont-ce ses sens?- perçoivent du mouvement non loin. Relevant la tête il découvre Mallaury regardant l'une des étagères. « Qu'est-ce que ce sera pour toi aujourd'hui ? » demande-t-il comme le barman qu'il est lorsqu'il s'enquiert des désirs d'un client.

Ghika ne comprend pas sur le coup ce que veux dire Mallaury. Il ne comprend pas commence on ne peut pas avoir la moindre idée de ce qu’on veut. En matière de littérature en tout cas. Les autres domaines de la vie sont parfois plus nébuleux, mais la littérature c’est simple. On veut un roman, une biographie, du théâtre… il y a de nombreux choix mais on ne peut pas avoir envie de choses aussi différentes à la fois. Peut-être que Mallaury est là par inadvertance, qu’il s’est aventuré dans la bibliothèque comme par mégarde, sans vraiment le vouloir. Ou peut-être qu’il est un éternel indécis, l’indécision méritant toujours éclairage, Ghika ne voit pas de raison de ne pas lui venir en aide. « J’commence à connaître les rayons par cœur, si tu veux j’peux t’orienter, tu préfères quoi comme genre ? » demande-t-il en commençant à réfléchir à quelques titres qu’il pense susceptibles de plaire à Mallaury. Pas trop de science-fiction, il ne le voit pas se laisser séduire par des histoires fantaisistes sur des aliens ou d’autres sortes de société extra-terrestres. Les biographies ne sont pas nécessairement divertissantes et pour quelqu’un d’indécis ne sont sûrement pas les plus tentantes, il laisse donc tomber. Interrompu dans ses réflexions par les confessions de Mallaury, Ghika fait légèrement les yeux ronds, avant de relativiser sa position initiale. Ce n’est pas si inhabituel de ne pas aimer lire. « Je dirais pas que ça me choque, mais j’avoue que ça me perturbe un peu… j’avale des bouquins à un rythme régulier alors vivre sans je saurais pas faire. » confesse-t-il. Son ratio à l’extérieur est d’un livre tous les deux ou trois jours, alors forcément ne pas toucher une page pendant quelques années lui demanderait un effort surhumain. Ghika a toujours des choses à apprendre et il ne se sent pas capable de refuser l’aide des livres afin de combler ses lacunes culturelles. « Boarf… il y a plein de gens qui ne lisent pas. C’est pas un symbole d’intelligence ou non. J’ai un professeur de fac qui s’est évertué à lire le moins possible toute sa vie et il est brillant. » Evidemment Ghika ne considère pas que toutes les personnes qui refusent de lire et préfèrent réfléchir uniquement par elles-mêmes sont des génies, mais la vérité c’est que le fait que les gens se désintéressent globalement des sciences littéraires n’est pas pour lui déplaire. Bien sûr il préfèrerait que tout le monde soit fasciné par ce qu’il fait, mais dans un sens c’est aussi une façon d’éliminer la compétition potentielle. « Puis franchement… la normalité de nos jours tend plutôt vers l’absence de culture littéraire que vers la passion pour les livres alors t’as pas de quoi te sentir bizarre. » Alors que lui avec ses 120 livres par an il est carrément hors-normes.

Ghika n'est pas impressionné, plutôt conforté dans ses perceptions. Pas qu'il en attendait plus ou moins de Mallaury mais il s'attendait à des champs d'intérêt de cet ordre avec son camarade. Il n'a pas pour habitude de surestimer, ou de mésestimer pour ce que ça vaut, les gens, c'est juste qu'en général il ne se trompe pas autant. Voyez Ghika est le genre de garçon qui déduit beaucoup de ce qu'il apprend, dans le cas de Mallaury il a notamment déduit de son métier qu'il aimait l'histoire parce que restaurer des meubles implique nécessairement à ses yeux de s'intéresser à l'art et aux différentes périodes qui ont illustré les grands mouvements artistiques. En conséquence de ces informations, Ghika se lève, délaisse son livre et part à l'exploration d'un rayon. Il parle un peu plus fort au fur et à mesure qu'il s'éloigne de Mallaury pendant qu'il cherche le livre auquel il pense. « Hum... Je suppose que tu l'as déjà lu, mais il y a Gombrich comme excellent auteur pour l'Histoire de l'art. Son bouquin est par... là ! » s'exclame-t-il alors qu'il retire ce qui ressemble plus à une encyclopédie qu'à un livre. Le poids de l'ouvrage est assez impressionnant mais Ghika doit bien admettre qu'il vaut le détour et la luxation d'épaule. Ghika se doit, en tout honnêteté de concéder qu'il n'a pas lu l'entièreté du livre qu'il vient de déposer sur la table. Avant même de retourner à la conversation il fonce dans le rayon qu'occupait Mallaury, s'abaisse pour tirer un livre d'une étagère. « Si tu as... disons deux heures, en lisant lentement, à consacrer à une pièce de théâtre. Je te propose Huis Clos de Sartre. Ça te parlera sûrement encore plus maintenant que l'on est enfermé dans le nid. » lui dit-il en lui tendant l'oeuvre qui passe pour un feuillet en comparaison avec celui qu'il a posé quelques secondes plus tôt sur la table. Si le Gombrich serait capable d'assommer un cheval, le Sartre aurait plus de chances avec une souris anorexique et hypocondriaque. Quand Mallaury lui dit qu'il apprécie que Ghika ne le juge pas pour son aversion apparente pour la lecture, ce dernier sourit. « Tu sais pendant une de mes expéditions j'ai vécu un mois avec des gens qui n'avaient même jamais appris à lire et qui ne savaient pas ce qu'un livre était alors je ne vais pas te juger juste parce que tu n'es pas amoureux de l'odeur du papier. » Cela lui avait fait un choc à son arrivée chez les Ashaninka de constater qu'effectivement ils n'avaient jamais entendu parler de livres. Il aurait pu comprendre les ordinateurs, mais la lecture lui semblait tellement élémentaire que ça l'avait perturbé pendant les premiers jours de son séjour parmi eux. Le compliment de Mallaury lui va droit au cœur. C'est marrant qu'il accorde autant d'importance à ce que son intelligence soit reconnue par autrui. Il a toujours su que c'était une chose cruciale à ses yeux et c'est d'ailleurs pour ça qu'il travaille aussi dur. Il ne voit pas de plus grand aboutissement personnel possible que d'être reconnu pour son cerveau. « Il y a toutes sortes d'intelligences, je suis content d'en avoir au moins une. L'avantage de l'intelligence classique, c'est qu'elle est assez indéniable... suffit de faire des tests qu'on te dise bravo tu as un gros Q.I et voilà tu peux dire que t'es intelligent. Je sais juste pas si c'est la plus importante. » Ce qui est vrai, beaucoup de gens parlent par exemple de l'intelligence du cœur, comme d'une prédisposition à aider son prochain. C'est l'intelligence classique qu'il préfère avoir cependant, probablement parce qu'ayant été délaissé par sa mère jusqu'à ses seize ans il a souffert d'un déficit d'attention et cherche maintenant la reconnaissance de ses pairs dans tout ce qu'il entreprend. Allez savoir. « Si tu es calé en histoire et en histoire de l'art je pense qu'on peut dire que ta culture est déjà plutôt considérable. Ce qu'il y a de bien avec ces deux domaines c'est qu'ils te permettent notamment de comprendre et de faire des liens entre énormément d'autres domaines et même comprendre les mouvements géopolitiques actuels. » confirme-t-il bienveillant. Malgré les dires de Mallaury, Ghika pense qu'il en sait plus qu'il ne le croit. Les gens qui ont tendance à douter d'eux-mêmes ont généralement une forte propension à minimiser tous les aspects positifs de leur personnalité et de leurs connaissances, ce qui aux yeux de Ghika pourrait presque s'apparenter à un crime.