@Naveen

J’ai demandé conseils à Achille pour peaufiner la dernière étape de ma remise en forme. L’aventure touche à sa fin et que je parte ou que je reste l’issue reste la même : mes séances de sport maison ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir. Il me manquera, l’air de rien. En direction du cellier où se trouve quelques réserves alimentaires, je m’empare de ce qui me semble être bon pour la santé. Je ne vais pas toucher aux protéines de monsieur muscles puisque ça me fait beaucoup trop peur mais je me contenterai d’un green smoothie. Par principe j’imagine qu’il me suffit de mettre tout ce qu’il y a de vert dans le mixeur pour que ça donne quelque chose de buvable et de drainant. Achille a aussi suggéré d’y ajouter une pomme, ce que je fais. La mixture finale ne m’inspire pas des masses et encore moins son odeur qui me fait comprendre que j’aurais peut-être dû limiter le dosage du chou. Versant le tout dans un grand verre j’y ajoute une paille rose pour la forme et pour me donner du courage, comme si ça rendait ça glamour et plus supportable. Perchée sur un des tabourets de bar, les pieds habilement posés sur l’assise, mon regard se pose sur un Naveen silencieux venant très certainement se préparer une collation. Tout aussi silencieuse que lui je l’observe, ne sachant pas vraiment quoi dire. Je ne sais même pas si j’ai réellement envie d’ouvrir la bouche à vrai dire. Au lieu de ça je me concentre sur mon breuvage pour en ingurgiter la première gorgée… une horreur. Ça m’extirpe une grimace. J’aurais dû demander une recette ou quelque chose… ou même laisser Achille me préparer le repas tiens. Peut-être que Naveen me laissera piquer dans ce qu’il va se préparer si jamais la situation se débloque. S’il avait eu le droit à la parole je suis certaine que l’indien aurait déjà engagé la conversation, chose que je ne fais pas. Je n’y peux rien si je mets de la distance avec chacun d’entre eux, c’est automatique. Au fond je sais que c’est hypocrite de ma part et je suis surtout hypocrite envers moi-même. Je crois que c’est surtout de la déception, tout bêtement. Dire que je pensais être la dernière à me faire avoir par le principe du jeu. « Merci pour ta note, c’est sympa. » Je prends le risque de briser ce silence pesant après l'avoir longuement observé avec ce que j’ai retenu : le 18 de moyenne accordé par Naveen. C’est flatteur, venant de lui ça veut dire qu’il me considère comme une bonne personne. J'imagine.

Il y avait peu de choses réellement susceptibles de lui nouer l'estomac. L'indien avait beau être quelqu'un de sensible et avoir souvent pris toutes sortes de choses à cœur là où beaucoup s'en seraient à peine souciés, il s'efforçait toujours de relativiser et de garder en tête que ce qui à un instant « t » pouvait lui paraître insurmontable, lui semblerait probablement dérisoire le jour suivant. C'est pour ça qu'en dépit de ce qui avait parfois pu l'atteindre, au sein du jeu, il avait chaque fois tâché de se reprendre et de ne pas laisser ses doutes lui gâcher son aventure. Mais à cet instant, tandis qu'il était entré dans la cuisine avec l'envie de s'y préparer un en-cas, voilà qu'il se retrouvait subitement face à une peur concrète : celle de perdre l'amitié d'une personne qui comptait pour lui, simplement parce qu'ici, le moindre choix finissait toujours par prendre des proportions désolantes, et par être interprété de la pire des façons. Salomée était là, face à lui, et sans doute hésitait-elle à l'aborder, non pas parce que comme lui elle était privée de la parole pour toute la semaine, mais parce qu'elle devait probablement se méfier de ce type qui se disait son ami et qui pourtant l'avait nominée la semaine dernière. Salomée était joueuse là où l'indien s'était bien souvent soumis aux règles imposées par la production par dépit, ainsi peut être sa camarade lui prêtait-elle des motivations plus stratégiques qu'elles ne l'étaient réellement, ce qu'il aurait du mal à contredire tant qu'il ne pourrait pas parler comme il en avait l'habitude. Alors oui, pendant un court instant il pensa simplement la saluer, s'emparer de quoi combler sa faim, et se soustraire à sa compagnie pour ne pas la mettre mal à l'aise ou risquer d'empirer une situation sur laquelle il peinait déjà à avoir le moindre contrôle. Mais il y renonça à la seconde où Salomée lui adressa quelques mots, et qu'elle fit référence à la note qu'il lui avait donnée. Son cœur partiellement réchauffé par cette déclaration, il fut rassuré qu'elle ait retenu ce détail, car il aurait compris qu'elle se focalise sur le reste, sur ce qui tendait peut être même à décrédibiliser cette note, dans le fond. L'indien s'approcha alors, un sourire un peu timide accroché aux lèvres. Posant une main à plat contre son cœur, il tenta de lui faire comprendre que cette note, bien qu'elle ait suivi sa volonté de ne défavoriser personne, était on ne peut plus sincère. Un dix-huit sur vingt, ça ne lui parlait pas particulièrement en soi, mais c'était une note à la hauteur de l'affection qu'il portait à la jeune femme, c'est certain. Encore un peu hésitant, il réfléchit un court instant à la façon dont il pourrait lui mimer la suite, puis se résigna à s'emparer de son petit calepin, histoire d'introduire un sujet qui lui tenait à cœur. Il y écrivit alors « Cette histoire de nomination ... » avant de le tendre à Salomée et de relever vers elle un regard coupable. Posant son index sur le haut de son front, il le tapota l'espace de quelques secondes avant de mouver négativement la tête. Ça n'avait pas été un choix réfléchi, quelque chose dont il avait décidé avec l'envie de nuire à qui que ce soit, non, absolument pas. Et puis, surtout, ça ne remettait pas en cause son affection pour sa camarade. C'est pourquoi il vint déposer une main sur son épaule, dans un geste chaleureux et dans un sourire un peu plus étendu, tandis que de son autre main il balaya une sorte de fatalité, comme pour donner beaucoup moins d'importance à son choix que Cupidon l'avait fait, lui. C'était peut être idiot de chercher à se justifier, mais il ne pensait pas être pessimiste en imaginant que cet épisode puisse peser sur son amitié avec Salomée, raison pour laquelle il tenait à la rassurer dès à présent sur un certain nombre de choses.

Je me déteste moi-même pour accorder autant de crédit aux révélations de Cupidon. Evidemment elles étaient là pour incriminer toutes les personnes ayant voté contre notre duo, pour que je les vois comme seules coupables de mes nominations répétitives. Pourtant beaucoup d’autres facteurs ont joué, cette semaine par exemple est due à ma malchance. Si Gael n’avait pas abandonné j’aurai déjà ma place en demi-finale ; cette malchance ayant été à l’origine de la première nomination d’une longue série à cause des tirs d’Achille à la roulette russe. Pourtant je ne peux passer outre, j’aurais voulu mais je n’y arrive pas. J’ai cette rancœur envers tous les noms cités, particulièrement ceux pour lesquels j’avais de l’estime dans cette aventure puisque c’est majoritairement d’eux qu’il s’agit. Les amitiés d’Achille sont visiblement plus solides que les miennes puisque ses potes n’ont pas voté contre notre duo. Les miens, en revanche, si. C’est un jeu, tout le monde doit y passer, mais tout de même. Si les votes sont gardés secrets c’est pour une raison et je la comprends mieux maintenant. C’est donc peut-être, encore une fois, ma dernière semaine au sein du jeu et quand je vois Naveen passer en me saluant sans que je ne réagisse je me dis que ça ne peut pas rester comme ça. C’est trop bête. Et immature de ma part aussi, très certainement, mais ça à la limite je l’assume entièrement. Etant la seule dans la capacité de le faire je brise la glace avec une de seules choses positives du dernier prime : les bonnes notes. Pff, rien que le fait de noter des gens ça me met hors de moi. Je l’observe dans ses mouvements, incapable d’attribuer des mots à ses gestes. Je crois en comprendre l’émotion principal, ça suffit. Le carnet qu’il sort de sa poche témoigne de la galère que ça doit être de passer ses journées à mimer ses paroles, on ne peut même pas entretenir de réelle conversation. Dans une telle situation ça aurait été appréciable. A la lecture de ses mots je me renferme, mes prunelles se relevant sur ses mimes. Il se trouve dingo ? Je ne suis pas sûre de bien comprendre. « Tu te trouves bête ? C’est débile ? Irréfléchi ? Pas important ? » Je plisse des yeux à ma dernière proposition pour l’insister et tenter de lire en lui par un quelconque miracle. Il s’approche et son contact a comme un effet apaisant. C’est l’effet Naveen, lui seul en a le secret. Là je comprends facilement ce qu’il souhaite exprimer ; c’est futile. « Je sais. Ca va me passer. J’aurais aimé ne pas tomber dans le panneau, je m’étais jurée de ne pas le faire d’ailleurs mais à force ils nous ont à l’usure. » Ils c’est la production. J’ai gardé une certaine distance avec le jeu et voilà que je prends cette histoire au sérieux. Il y a quelques semaines j’aurais résisté mais le conditionnement se fait plus précis chaque semaine. « Et puis c’est le jeu. » J’hausse les épaules, pensant à ce qu’Achille aurait dit dans ce genre de situation. « C’est dommage que tu ne puisses pas parler, j’aurais bien voulu savoir à quoi tu comptais consacrer ta cagnotte. Tu sais, je suis persuadée que ton secret a rapport avec les chakras. » Allez savoir pourquoi, notre conversation de la dernière fois m’a sûrement inspirée. Cela dit je ne prendrais pas le risque de le buzzer car je n’ai aucune idée plus précise que ça…

Dans cette histoire, il était difficile d'en vouloir à quelqu'un. Difficile d'en vouloir à la production, notamment, parce qu'elle se contentait de dynamiser le jeu, d'utiliser contre eux certains de leurs choix, certaines de leurs prises de risques, certaines de leurs relations aussi. L'indien pouvait dire qu'il avait trop de scrupules pour nominer quelqu'un autrement que par obligation, mais il ne pouvait pas dire qu'il n'était pas au courant de la fourberie dont faisaient parfois preuve ceux qui les avaient installés ici, et qui sans doute se délectaient en secret de tout ce qui pouvait leur donner matière à corser leur aventure. Il était venu dans ce jeu non pas pour s'illustrer comme un grand joueur ou pour tester ses limites, mais pour vivre quelque chose de profondément humain, et pour poursuivre une quête des plus authentiques. C'était pour elle qu'il avait accepté les conditions qu'impliquaient de vivre dans cet endroit, et qu'il s'était fait à l'idée que tout ce qu'il irait faire ou bien dire serait tôt ou tard décrypté, sorti de son contexte ou utilisé pour le faire culpabiliser. Il ne pouvait donc pas en vouloir à la production de suivre un schéma qu'il commençait à bien connaître, mais il ne pouvait surtout pas en vouloir à Salomée d'avoir pris cette histoire de nomination à cœur. Parce qu'à sa place, il est certain que ça lui aurait fait quelque chose, à lui aussi, d'apprendre que certaines des personnes dont il se sentait proche au sein du jeu avaient pu voter contre son couple. Parce que même s'il était bien placé pour savoir qu'on ne faisait pas nécessairement ce genre de choix avec l'envie de mettre quelqu'un en danger, il était inévitable de se poser des questions. C'est pour ça qu'il pensa un court instant à lui dispenser sa compagnie, parce qu'en dehors même du fait qu'il culpabilise et soit profondément frustré d'être privé de parole la semaine où il aurait aimé rassurer Salomée, il comprenait qu'elle ne soit plus particulièrement à l'aise en sa présence, et qu'elle en vienne peut être à douter de la sincérité qu'il lui avait témoigné jusqu'ici. Et pourtant, elle s'était souvenue de sa note, de celle qu'il lui avait donné dimanche soir, ce qui le rassura profondément dans la mesure où celle-ci témoignait mieux que n'importe quoi d'autre de son affection pour la jeune femme. C'est ce qu'il tenta de lui faire comprendre, un peu maladroitement sans doute, avant de finalement se risquer à évoquer avec elle cette histoire de nomination. Parce qu'à défaut de pouvoir mettre des mots sur tout ça, il devrait être capable de lui expliquer, par des gestes, que ça n'avait rien d'une décision réfléchie ou qui visait à lui faire du tort. Salomée eut néanmoins un peu de mal à comprendre son jeu de mimes, ce qui lui valut d'esquisser un sourire, tandis qu'il hésita à hocher la tête à sa dernière proposition, qui certes se rapprochait de ce qu'il essayait de lui dire mais insinuait une idée erronée étant donné que tout ça, justement, avait de l'importance si ça devait remettre quoi que ce soit en question. Ainsi préféra-t-il se rapprocher d'elle et déposer une main sur son épaule, et c'est à ce moment-là qu'il lui sembla que Salomée avait compris ce qu'il voulait lui faire comprendre. Et s'il acquiesça, pour le coup, c'est aussi pour lui donner raison quant à ce qu'elle avançait au sujet de la production. Atteignant alors le panier à épices, il en sortit les échantillons de  thym, de muscade et de cumin. Positionnant les deux premiers côte à côte sur le bar, il releva les yeux vers Salomée avant de poser brusquement le troisième échantillon de façon à ce qu'il vienne séparer les deux premiers, et de soupirer silencieusement. Il cherchait par là à lui faire comprendre que la production – symbolisée par le cumin – faisait en sorte de diviser le candidats par des moyens divers, parce que ça tendait à dynamiser le jeu et à créer des histoires, et qu'il avait bien compris que c'était ce qui les intéressait principalement. Se pinçant les lèvres au moment où elle laissa entendre que c'était le jeu, il finit par arborer une mine un peu plus détendue lorsque Salomée reprit la parole, et manifesta une certaine curiosité quant à ce qu'il pourrait faire de sa cagnotte. Récupérant son carnet, il y inscrivit simplement « Ma famille », conscient que ça restait une réponse vague mais qui néanmoins l'aiderait à se faire une petite idée des priorités qui seraient les siennes s'il repartait avec autant d'argent. Il sous-entendait là qu'il pourrait vouloir épauler sa famille, mais aussi plus généralement la gâter. Ses proches et lui étaient très fusionnels, alors si une chance se présentait de leur rendre tout ce qu'ils avaient pu lui donner, il est certain qu'il la saisirait. Et puis, au sujet de son secret, il plissa les yeux d'un air légèrement amusé, croyant deviner que leur discussion de la dernière fois l'avait menée sur ce genre de pistes. Profitant du fait que Salomée soit assise, il quitta l'autre coté du bar pour se placer à ses cotés, lui intimant silencieusement de se laisser faire. S'emparant de ses mains, il les disposa sur le haut des cuisses de la jeune femme, sa main gauche sous sa main droite, paumes vers le haut. Faisant en sorte que ses pouces se touchent, il la lâcha tout en l'invitant à garder cette position. Déposant ensuite ses mains au niveau de ses épaules, il l'invita cette fois à les relâcher, doucement. Se reculant d'un pas ou deux, il vint récupérer son carnet et y inscrit « Svādhiṣṭhāna : spontanéité, plaisir, compassion », avant de déposer une main à l'arrière de son propre dos, au niveau de ses reins, pour marquer l'emplacement du second chakra. Il lui parlait de ce chakra comme il lui aurait parlé d'un autre, et il lui épargnait le rituel qui consistait à l'ouvrir – un rituel qu'il avait pourtant commencé en lui faisant adopter une position symbolique. C'était un peu une manière de lui confirmer que les chakras étaient son domaine, oui, sans pour autant l'inciter à se convaincre qu'ils étaient bel et bien liés à son secret. Il pouvait difficilement prétendre ça ou bien l'inverse, tout du moins cette semaine, ainsi peut être s'amusait-il surtout du fait que l'ambiance soit à présent un peu plus détendue, à l'image de leurs précédents échanges.