ELVIS

J'explore les lieux. Finalement, ce que tout le monde a fait en une soirée, j'y passe ma première journée. Je m'imprègne de chaque recoin, c'est le seul moyen pour que j'y trouve quelques sortes de repères me permettant de ne pas me sentir totalement étranger en ces murs. Enfin, pour l'instant il n'est plus question de murs, puisqu'après avoir traversé tout le parc, avoir profité du silence de la chapelle, et visité la cabane en bois, j'ai décidé de rejoindre le nid en longeant les falaises. Je prends mon temps, je n'éprouve aucune hâte à rejoindre les autres. Je sais que personne ne viendra par ici, il y fait trop froid, le vent y souffle trop fort, il faudrait être ivre, suicidaire, ou moi pour décider d'aller y faire un tour alors que l'obscurité commence à tout engloutir, ne permettant plus de distinguer l'à pic de la falaise de la ligne d'horizon. Je suis nictalope, alors je m'en branle, j'y vois comme en plein jour. C'est d'ailleurs ce qui me permet de distinguer la silhouette se détachant du ciel d'un noir d'encre. Une silhouette masculine d'après ce que je constate, mal à l'aise sur ses guibolles. Je fronce les sourcils. Ca ne peut pas être un suicidaire, on est que le premier jour. J'écarte cette hypothèse. Un candidat ivre, peut être ? A moins que... Oui, c'est forcément ça. Je m'approche vivement, délaissant le chemin sécuritaire pour m'enfoncer dans les herbes mal entretenues. «STOP !» La silhouette s’immobilise. Bien. J’approche encore. A présent, je peux distinguer ce qu’il tient entre les mains, et que j’ai pris pour tout autre chose. C’est un bout de bois, un simple bout de bois, rien d’autre. Je m’immobilise à mon tour, tandis que la silhouette se tourne vers moi. «Désolé, j’t’ai confondu avec l’aveugle.» Je me frotte la nuque. Je dois avoir l’air con. «Continue... heu... ce que t’étais entrain de faire.» à savoir un truc impliquant une falaise et un long bout de bois. Ne te préoccupe pas de moi, fais comme si je n’étais pas là, parce que finalement, je ne suis pas vraiment là, hein.

Quelques dizaines de minutes avant la tombée de la nuit, alors que la majorité des candidats commencaient à camper dans le salon, riant, parlant bruyamment, chantant, buvant des boissons multicolores, je me suis lâchement enfui. Il me faut du temps pour m'habituer à ce nouvel environnement... Hostile ? Pas tout à fait, mais tout de même légèrement de mon point de vue. Je peine à m'identifer chez mes nouveaux colocataires, qui semblent pour la plupart aux antipodes de ce que je suis en règle générale. Je peine également à nouer contact, je ne suis tout simplement pas le genre de personne qui sait aisément engager les conversations ou ce genre de choses. Emmitouflé dans un manteau un brin trop grand pour ma silhouette maigrichonne, j'affronte plus ou moins courageusement l'hiver irlandais. Je m'enfonce dans le jardin en direction de la cabane en bois. Puis du vieux cimetière. Puis des falaises tout au fond du parc de la grande demeure. Je ne suis pas un grand voyageur, pour tout dire je vis encore chez mes parents, qui étaient eux-même assez sédentaires dans leur genre. La mer, je ne la vois pas tout les jours à Glasgow. Fasciné, je me penche, j'observe l'horizon. Quelques rochers abordent fièrement des prises, qui peuvent être très utile quand le vent souffle fort, histoire de garder l'équilibre j'imagine. Je me décide à tester celui-ci, tel un funambule, m'emparant d'un long et fin bout de bois. J'aligne lentement les pas, prenant un air téméraire, bien que très franchement je garde tout de même une marge de réserve avec le vide. Une voix vient résonner à mes oreilles, me faisant presque sursautter. Je me fige, tourne la tête en direction de l'émetteur et baisse les bras. Il me parle, je cligne des yeux, un peu déconcerté, ne sachant que dire, ni quoi faire. « Elvis » dis-je sans bouger d'un pouce, comme si mon temps de parole était compté.

Je ne suis pas très à l’aise face à ce garçon qui m’observe comme s’il venait de lui apparaître un spectre. Ok, je suis lugubre dans mon style, surtout quand je suis vêtu de noir de la tête aux pieds –comme c’est le cas aujourd’hui – mais tout de même, je ne suis pas si terrifiant que ça, si ? Il cligne des yeux, remue des lèvres, comme sous hypnose, puis me lâche un petit « Elvis » dans un murmure. Ok, deux options s’offrent à moi, soit ce gamin est totalement dérangé, il s’imagine pouvoir converser avec les morts, et vient de reconnaître le King en moi, et dans ce cas il vaut mieux que je me barre et que je le laisse jouer à X-Files tout seul, soit lui-même a des parents pour le moins comiques qui ont trouvé judicieux de lui coller le nom d’un chanteur-alcoolique-obèse-mort, et dans ce cas… je me barre aussi. Je ne vais pas trainer dans le coin avec un garçon qui semble soit me craindre, soit m’aduler. Mais… Il est si près du bord. « Tu devrais reculer un peu… hum… Elvis. » Je tente, histoire de voir s’il réagit à son prénom ou si, définitivement, je dois le croire fou. Il réagit, j’en éprouve une sorte de soulagement inexplicable. « Vu ton gabarit… t’es quand même taillé comme un coton-tige… tu devrais t’écarter du bord si tu ne veux pas découvrir le caractère irréfutable de la loi de l’attraction universelle à la première bourrasque de vent un peu forte. » C’est pas que j’ai peur pour lui, non je ne suis pas quelqu’un d’altruiste, c’est juste que je suis un peu sensible au vide. J’aime pas trop. Et le voir si près du bord… Non, j’aime pas. Peut être est-il véritablement suicidaire, aussi, cette théorie n’étant pas à écarter, malgré le suivi psychologique dont la Production nous a gratifié. Ou peut être qu’il ne parle pas anglais… Peut être qu’il ne comprend pas un mot de ce que je dis, en fait, et son secret c’est « j’ai été élevé dans une meute de Dahus. » ? « Syssoï. » je lui annonce, finalement, en plaquant ma paume contre mon thorax. J’ai vu faire ça dans Pocahontas…

La voix me dit de me reculer du bord. Tel un pantin bien réglé, je m'exécute et fais quelques pas en arrière pour m'écarter du vide. Je continue à observer le nouveau venu, comme absorbé. J'observe la silhouette qui se détache dans le ciel sombre, l'analysant, faisant des hypothèses à son sujet et la classant dans un coin de ma tête. Inutile de préciser que j'ai de légers problèmes dans les rapports aux autres, j'imagine. Je l'écoute attentivement et hoche la tête, comme un gamin bien obéissant, malgré que je sache très bien que les chances pour que je m'envole dans les airs comme Peter Pan partant pour le pays imaginaire sont nulles. Je fronce légèrement les sourcils en le voyant plaquer sa main contre son thorax, trouvant ce geste étrange, mais je ne m'en formalise pas plus que ça. Son nom sonne à mes oreilles d'avantage comme le pseudo que pourrait choisir un joueur sur world of warcraft, que comme un prénom, mais après tout, mes parents m'ont bien appelé Elvis... Je n'ai jamais particulièrement aimé mon prénom, j'ignore pourquoi mes parents m'ont appelé comme ça, en fait, je n'ai jamais demandé. J'ai du mal à me figurer ceux-ci en fans du chanteur américain, dansant sur des morceaux du genre de jailhouse rock, mais pourquoi pas ... « Tu viens d'où ? » demandai-je intrigué par les origines du jeune homme. J'enjambe un petit rocher qui se trouve sur mon chemin, et me rapproche de quelques pas, tout en conservant tout de même une certaine distance de sécurité entre nous deux. « Je suis de Glasgow en Ecosse » ajoutai-je anticipant un quelconque retour de ma question de sa part, m'étonnant moi-même au passage de la sociabilité dont je parviens à faire preuve face au candidat.

Il s’est reculé. Je ne sais pas si c’est parce qu’il comprend ma langue, ou bien si c’est parce qu’un connard sur le bord de la falaise qui ne cesse de te gueuler dessus à de plus fortes probabilités de te demander de t’éloigner que de t’interroger sur le programme télé du jour. Il me regarde toujours et j’avoue que je commence à craindre sérieusement pour sa santé mentale. Ok, j’observe aussi beaucoup les gens, mais mon autisme n’est plus à prouver. Je tente une approche, et me présente façon Grand-Mère Feuillage. J’ai une chance sur deux pour qu’il me prenne pour un déséquilibré. Ce qui se passe forcément, puisque, quelques secondes plus tard, alors qu’il s’approche encore, il se met à me parler dans la langue de Shakespeare, sans aucun mal. Il me demande d’où je viens, et j’hésite à lui répondre «Du nid.». Je suppose que le second degré aura du mal à atteindre son cerveau qui semble bien linéaire. Pour preuve, il répond même à la question imaginaire que j’aurais du lui poser. Je ne suis pas là pour faire la conversation, petit jeune homme de Glasgow, mais quelque chose me dit qu’il va falloir que je prenne sur moi. Mon attitude de sauvage ne peut pas demeuré au sein du jeu, je suis censé fournir un peu de moi, au moins le minimum syndical. «Paris, France.» Je réponds mécaniquement, comme un peu forcé tout de même. Il garde ses distances, et si en temps normal j’apprécie ça, le fait qu’il le fasse de lui-même m’intrigue un peu. «T’as peur de moi ?» Plus une affirmation qu’une question. «Pourquoi t’as peur de moi ?»

Je glisse mes mains dans les poches de mon jeans, tandis qu'il me réplique qu'il vient de Paris. J'acquiesce machinalement, en faisant un signe de la tête comme pour montrer que j'ai bien reçu cinq-sur-cinq sa réponse et qu'elle ne s'est pas envolée ailleurs. Après tout, vu le nombre de mètres qui nous sépare encore l'un de l'autre, cette dernière hypothèse n'est pas si négligeable que ça. En fait, savoir qu'il vient de France ne satisfait pas entièrement mes questionnements intérieurs sur l'origine de son prénom, mais je me vois très mal le harceler pour en apprendre plus, donc je me contente de me taire. « T’as peur de moi ? Pourquoi t’as peur de moi ? ». Je cligne des yeux soudainement dérouté. Je suis habitué à ce que les gens trouvent intriguant mon malaise en présence d'autrui, mais en règle générale ils trouvent justement ça trop étrange pour poser des questions. Comme un handicape ou une tare gênante qu'on feint de ne pas voir. Je me mordille la lèvre inférieure, ne sachant quoi répondre. En fait, moi-même je ne me comprends pas totalement parfois. J'aurais aimé être le genre de garçon sympa capable de serrer dans ses bras de parfaits inconnus et que tout le monde trouve ce genre de gestes normaux chez-moi. J'essaye l'humour. « J'imagine que je suis obligé d'être en état de méfiance constante... Au cas où le secret d'un candidat serait je suis cannibale. Mes mains me sont bien trop utile pour jouer à WoW... » Ma voix monocorde s'accorde si mal avec l'idée même de la plaisanterie, que le résultat n'est pas très beau à voir. Je soupire, puis reprend plus sincèrement:« Je ne sais jamais me comporter avec les autres... Je suis assez mal à l'aise dès qu'il s'agit de sociabilité... »

Le jeune Elvis s’avance encore, puis s’immobilise totalement, comme effrayé par ma proximité. Ok, moi aussi j’ai du mal avec la notion de promiscuité physique, mais là, il est quand même à cinq mètres. Il craint quoi ? Que je bondisse pour lui sauter à la gorge et le délester des 3 ou 4 litres de sang ? On ne sait jamais avec cette jeunesse pervertie aux vampires fluorescents dépressifs. Avec ma gueule de martyr, je peux comprendre qu’il fasse un parallèle, même si ça n’a rien de flatteur. Je lui demande pourquoi il a peur de moi, et sa réponse me surprend. Il craint la présence de cannibales ? J’hésite à le prendre au sérieux, il n’a pas l’air de plaisanter. J’hausse un sourcil, et m’apprête à lui expliquer que je ne pense pas que la production aurait prit un tel risque. Mais à peine mes lèvres se sont entrouverte que le jeune geek reprend la parole. Je comprends que son intervention précédente était une malheureuse tentative d’humour, et je compatis, j’ai le même problème. On a un deuxième point commun, le problème de sociabilité. J’hausse un deuxième sourcil. «T’as un lien de parenté avec Franckie ?» C’est plus fort que moi, je ne peux empêcher mon cerveau de les comparer physiquement maintenant que je note des similarités dans leur fonctionnement interne. Putain de cerveau qui ne se met jamais en veille. Je secoue la tête pour chasser les pensées parasites, et je tente de reprendre le fil de la conversation. «Alliance ou Horde ?» Je demande en glissant mes mains dans mes poches, comme pour lui prouver qu’il n’a rien à craindre de moi. Quoi ? J’ai pas une gueule de geek, je sais, mais après tout, je suis un parisien de 25 ans. Vous imaginiez quoi ?

Syssoï me parle d'un dénommé Franckie. Bien que je sois doté d'une excellente mémoire, je n'ai pas eu le temps en un peu moins d'une journée d'assimiler les noms de tous les candidats et il semble vraisemblablement que ce garçon me soit encore inconnu pour le moment. Je cligne des yeux, avant de répondre d'une voix des plus sérieuses: « Je ne crois pas, non... » J'imagine qu'il faut s'attendre à tout dans une émission de télé-réalité, comme par exemple se découvrir un frère illégitime, mais je doute très sincèrement que cette hypothèse puisse être exacte, et ce malgré les mœurs libérée de nos parents, fiers représentants de la génération X. « Alliance ou Horde ? ». Mon regard s'illumine à ces deux mots, qui sont à mon oreille bien familiers. Je n'aurais pas cru pouvoir les entendre tout au long de l'aventure... Ou du moins pas dans le contexte qui m'intéresse précisément. J'essaye de ne pas m'emballer trop vite, mais l'optique d'être en présence d'un adepte de World of Warcraft m'enchante particulièrement, toujours heureux de rencontrer des joueurs In Real Life et non via un quelconque forum lié à la plate-forme. « Horde. Elfe de sang, paladin. » énonçai-je, comme s'il s'agissait de mon curriculum vitae, d'une voix soudainement beaucoup plus assurée, maintenant que le sujet m'est bien connu. « Tu es vraiment un joueur ? » continuai-je, plein d'espoir, les yeux scintillants presque de mille feux comme un gamin le jour de Noël.

Visiblement, parler de WoW rend le petit asocial brusquement social à l’extrême. Il me décline son identité WoWesque, et je hoche de la tête. Heureusement qu’il n’a pas répondu qu’il était Alliance, j’aurais été dans l’obligation de le pousser moi-même du bord de la falaise. Il me demande si je suis vraiment joueur, et c’est à mon tour de m’interroger sur la probabilité qu’un noob soit capable de connaître la différence entre hordeux et alli. «Horde, Elfe de sang, Chasseur.» ça c’est ma façon de lui répondre oui. D’un signe de tête, je l’incite à me suivre tandis que j’amorce le mouvement de marche lente en direction du nid. On commence à se geler les couilles. On n’avancera pas vite, on ira doucement jusqu’au château, mais au moins on aura l’air moins con qu’à se parler par monosyllabe, à 5 mètres de distance. «Quel level ?» je demande, les mains toujours dans les poches. Cette discussion peut sembler surréaliste pour beaucoup de monde, mais moi j’ai conscience que le fluet est entrain de se confier comme il ne la pas souvent fait. Ce sont des présentations en bonnes et dues formes, dont il s’agit, sûrement sa première et plus longue conversation orale depuis des jours, voir des semaines. Il faut lui parler dans sa langue, sinon il reste murer dans le silence... Et brusquement, je crois comprendre. «T’es autiste ?» Ok, moins deux points pour la délicatesse, mais moi aussi j’ai un langage propre qui ne s’encombre pas des fioritures de la bienséance. Je l’aurais enrobé d’un joli ruban que ça n’aurait rien changé à ma question. A lui de lire entre les lignes, chez moi, autiste est synonyme de «génie». Et j’en suis un.

J'acquiesce d'un bref signe de tête l'identité virtuelle de Syssoï. Il appartient à une horde, ce dont je n'aurais pas douté étant donné que la moyenne d'âge des joueurs ayant choisit l'alliance doit tourner autour de quelque chose comme treize ans. Je lui souris très légérement -faut pas exagérer- en apprenant qu'on est du même peuple. Ou plutôt que nos alters-égaux dans la communauté de WoW sont de la même race, ce qui est un point commun non négligeable. Il me pousse à commencer à retourner vers la grande demeure réquisitionnée à l'occasion de l'émission. Du haut de ses nombreux étages, celle-ci se distingue dans la nuit, qui est par ailleurs officiellement tombée depuis le moment où j'ai quitté le nid des dizaines de minutes auparavant. Il reigne à présent un noir complet sur le parc du château, nous laissant à peine distinguer les chemins slalomant en direction du nid. J'accélère le mouvement pour rejoindre le candidat et cale mon rythme de pas sur le siens, ce qui a pour résultat de me donner l'impression que nous sommes une armée -très décimée- de Sith. « Quel level ? » « Soixante-douze. » répondis-je simplement, avant de river mes iris clairs dans sa direction, attendant qu'il me dévoile son propre niveau avec curiosité. Je glisse mes mains dans mes poches, me disant que je dois avoir l'air très stupide, mes deux bras ballants de chaque côté de mon maigre buste. Sans crier gare, il me demande si je suis autiste. Je cligne des yeux, surpris, me demandant si cette notion est aussi péjorative dans son esprit qu'en règle générale. « Je crois que mes parents ont toujours suspecté un syndrome d'Asperger chez-moi, mais je n'ai jamais passé de tests ou quoi que ce soit d'autre... » lui répondis-je très sincèrement, me mordillant la lèvre inférieure.