W/ ELVIS

Sans raison particulièrement, Milan avait laissé ses pas le guider jusqu'à la salle de musique du nid. Une envie, comme ça. Et puis de toute façon, on s'en tapait de la raison sous-jacente qui l'avait poussé à passer la porte de la pièce en question, le fait était qu'il l'avait fait, et puis voilà. Un coup d'œil circulaire dans la salle lui indiqua qu'il n'était pas seul, non, puisque le gosse Elvis se tenait là. Il le connaissait pas bien, lui, pas du tout même. Pas personnellement, en tout cas. Mais bon, il savait deux-trois trucs sur lui quand même. Refermant la porte derrière lui, l'irlandais s'approcha. « Salut. Désolé pour la nomination. Tu sais jouer de quelque chose? » Bon, à vrai dire il était pas particulièrement désolé, mais la politesse n'avait jamais tué personne. C'était juste histoire de pas débarquer comme un cheveu sur la soupe et passer pour l'espèce de mec insensible et tout. Mais bon, peut-être que cela s'entendait à son ton qu'il avait déjà tourné la page depuis un bon quart de million d'années. Surtout qu'au final, c'était lui et non Elvis qui en avait récolté les frais. Nan, le seul qu'il voulait, c'était savoir si le Elvis savait jouer d'un instrument. Guitare, batterie, piano, tout ça, n'importe quoi. Il était toujours super impressionné des gens qui avaient appris, même avec un prof, lui étant un véritable incapable à ce niveau-là. Puis écouter quelqu'un jouer quelque chose en live, si on peut dire, il aimait autant que d'écouter une symphonique de trucs différents dans ses écouteurs, si pas plus. Il avait toujours adoré écouté son père au saxophone, et il en avait gardé un amour inconditionnel pour la musique, ainsi que pour l'instrument d'ailleurs, même s'il ne semblait pas y en avoir par ici.

Je ne vais pas souvent dans la salle de musique. Enfin si, j'y vais, mais rarement en pleine journée. La pièce constitue davantage mon échappatoire personnel en cas de soirée alcoolisée organisée par les autres candidats. Vous savez, du genre où on s'amuse à jouer à des jeux de boissons, ce qui est par ailleurs fortement déconseillé pour les grands gamins comme moi, uniquement abreuvé par des sodas cancérigènes. Bref, tout ça pour dire que ma présence entre ses quatre murs est l'exception qui confirme la règle selon laquelle je ne viens jamais exercer des morceaux quand je peux être surpris par l'un de mes colocataires. Comme si le fait que je joue du piano puisse constitué une situation embarrassante telle une main glissée dans le froc à un moment inopportun. Donc non, je ne compte pas m'approcher d'un quelconque instrument aujourd'hui, on n'est jamais totalement seul dans le nid, aussi grand le château puisse-t-il être. Je m'apprête à marcher en direction des piles de CD rangés de manière aléatoire autour de la chaine hi-fi à la recherche d'un groupe qui mérite à mes yeux de résonner dans les hauts-parleurs, quand Milan passe le seuil de la porte. « Salut. Désolé pour la nomination. Tu sais jouer de quelque chose? » Je cligne des yeux, rembobinant sa phrase dans ma tête pour en desceller les différentes étapes. Bonjour/Nomination/musique, bien. Je ne suis pas vraiment une personne que l'on peut qualifier de vif, j'appartiens plutôt à un niveau totalement aux antipodes de quelqu'un de particulièrement actif. Je ne réponds rien concernant ses excuses pour la semaine précédente. Je crois qu'à sa place j'aurais été foutu de donner mon nom, au milieu de toute la ribambelle de fortes personnalités de l'émission, il n'y avait rien d'extra-ordinaire à ce que j'apparaisse comme le maillon faible d'une équipe. Je me tortille les mains d'un air maladroit. « J'ai appris à maîtriser le piano quand j'étais plus jeune... » dis-je en ne bougeant pas d'un pouce, toujours droit comme un I au milieu de la pièce.

C'est fou le nombre de gens musiciens, de nos jours. Juré, sur tous les habitants du nid encoure en lice, il avait au moins, quoi, une chance sur deux de tomber sur un gars capable de renvoyer Hendrix ou Bach au rang de plaisantins. Pas possible. Ils devaient juste s'arranger pour sélectionner des Einstein virtuoses, comiques au possible et philosophes en plus. C'était pas possible. Pas possible autrement. Bon, en l'occurrence, le gars Elvis, il savait jouer du piano. Non mais quel connard. Putain, il savait jouer du piano et pas lui. Connard. C'est drôle, parce qu'il avait pas la dégaine, comme ça. Jamais, en le croisant dans la rue, Milan se serait dit "lui, c'est un musicien, c'est sûr et certain qu'il niquait tous les autres petits gosses de sa classe à au clair de la lune au piano." Comme quoi, le master Cupidon pouvait avoir raison de temps en temps, les apparences pouvaient être drôlement trompeuses. « Tu me montres ? » qu'il demanda finalement, adressant un sourire à Elvis. Il avait l'air vachement anxieux comme gars, quand même. Pourquoi ? Parce que Milan lui avait fait avouer qu'il savait jouer du piano ? Ou alors il était toujours comme ça ? N'empêche, le blond avait les yeux inexplicablement attirés par ses doigts qu'il tordait dans tous les sens, et même dans des positions et à des angles dont il ignorait totalement qu'il était possible de tordre ses doigts. Bah. Si ça pouvait le rassurer, il s'en foutait un peu qu'il soit doué ou non. Il avait juste envie de l'entendre jouer. Comme ça.

Je suis aussi immobile qu'une statue de cire, les yeux rivés sur le jeune homme, tandis qu'il me réclame une démonstration. Exactement ce que j'aurais préféré éviter. Non seulement je fais partie de ces spécimens soumit à des angoisses certaines et stupides dès qu'il s'agit d'être le point de mire de l'attention générale, mais en plus j'ai des goûts absolument abominables en matière de musique. Certes, je suis plutôt doué dans cette discipline, mais le fait est que je n'ai pas l'âme d'un artiste. Ma mère m'avait payé des cours de piano parce que c'est ce qu'il se faisait de mieux dans notre quartier dans les années 90. Les choses non pas changées, même à l'âge de neuf ans je n'avais pas beaucoup d'amis -enfin, j'en avais un et pour une raison dont je ne me souviens pas la moindre du monde, je m'étais fâché avec lui et on en n'avais plus jamais entendu parler- sans oublier ma mémoire hors-norme qui me permet d'avoir des capacités d'apprentissages plus élevées que le commun des mortels ce qui est plutôt utile pour décrypter les morceaux. J'aurais voulu être normal, pas une sorte de nerd au QI surdimentionné qui m'empêche de nouer tout contact avec quiconque. Je m'éclaircis la gorge, mal à l'aise, avant de me glisser sur le tabouret faisant face au piano. « Je joue des BO de films ou des thèmes de jeu-vidéo en règle générale. A cause des tutoriaux sur youtube... » je lui confis, bras ballants négligemmant de chaque côté de mon corps. Je me gratte la nuque , avant de laisser mes doigts commencer à courir sur le piano. La mélodie résonne dans la pièce, alors que ma langue vient même frôler ma lèvre inférieure sous l'effet de la concentration. Le morceau terminé, je retire aussitôt mes mains du clavier, comme si celui-ci était incandescent et jette un coup d'oeil timide vers Milan. « Tu devines ce que c'est ? »

Suivant Elvis près du piano, Milan pouvait pas s'empêcher de détailler la pièce du regard. C'était pourtant pas la première fois qu'il foutait les pieds ici, mais la première fois, il avait été plus occupé à discuter avec la nana, Breathe, sur un fond de guitare plutôt que de réellement prêter attention à la salle en elle-même. Ça lui semblait être un manquement total à tous ses devoirs. Mais bon. Il préférait écouter le gars jouer au piano plutôt que de songer à la prochaine déco. S'appuyant contre l'instrument, les coudes sur le bois, tête de biais, suivant à moitié d'un air absent les doigts du gars qui filaient sur le clavier bicolore. Des BO de films et de jeux vidéos ? Aucun problème. De toute façon, il était plus à même de reconnaître ce genre de mélodie que les grands classiques de la chanson lyrique. Il était pas super calé en cinématographie, encore moins en jeux et tout, mais il avait tout de même de la culture. N'empêche, il ne reconnut pas tout de suite la mélodie, et ce n'est qu'après quelques secondes qu'un sourire éclaira son visage. C'était ce film avec Bill Murray, allez, c'était quoi le nom déjà ? Ghost quelque chose. Ghostbusters. Ouais, voilà. Il l'avait déjà vu, il y a genre un million d'années. Sans y penser, il se mit à tapoter les différentes notes, du moins les plus importantes, sur l'instrument avec ses doigts, jusqu'à ce qu'Elvis fasse résonner les dernières notes. S'il reconnaissait ? Bien sûr ! « There's something strange in the neighborhood ! » qu'il chantonna sur l'air de la BO, l'air super dedans. Ça y est. C'est caisse. Il allait avoir cette foutue chanson en tête pour tout le reste de la journée. « T'es super doué » qu'il ne put s'empêcher de dire, sincère et tout. Parce que même s'il n'y connaissait pas grand chose au final, comparé à un musicien en tout cas, il savait reconnaître un mec naze d'un mec plutôt doué. Et il se gênait pas pour le dire.

Je glisse mes mains sous mes cuisses, alors que je dois sembler toujours aussi bancale sur mon tabouret en attendant d'avoir le verdict du jeune homme quant à ma prestation musicale. Comme si celui-ci était trop petit pour accueillir mon derrière, alors qu'en réalité il y aurait même eu très nettement la place pour que Milan s'assoit à mes côtés. « There's something strange in the neighborhood ! » se met-il à chantonner sur l'air de la mélodie que je viens de jouer. Mes yeux s'éclairent, façon guirlande lumineuse de Noël. J'avais toujours la trouille dans ce nid que ma culture à base de films et séries télévisées des années 80 me porte préjudice et qu'on me traîte de geek attardé. Rien que le mot geek sonne à mon oreille comme un caractéristique hautement péjoratif, réservé aux adultes pas totalement finit. Une sorte de version 1.0 bloquée au stade de l'adolescence pré-pubère. « T'es super doué » J'hausse les épaules d'un air dubitatif. Je n'ai aucun don particulier pour la musique. Je n'ai pas ce truc en plus qui est nécessaire à tout artiste, peu importe la discipline qu'il exerce. Ce n'est même pas une passion, juste un simple loisir engendré par une sorte de conformité à un modèle familial auquel ma mère voulait ressembler. Des gosses sains et équilibrés, qui font de la musique, du sport et mangent des légumes verts. La pratique d'une activité physique ne m'enchantait guère, j'ai donc bien été obligé de me consacrer entièrement à mes leçons de piano. « Ce n'est que du par coeur. » je lui avoue en plongeant mon regard dans le sien. « Des symboles inscrits sur une partition, ça ne me parle que très moyennement, en règle générale je me contente d'observer les mouvements qu'exécutent les autres sur leurs instruments et je les reproduis comme un imbécile. » Je passe ma main dans ma nuque, toujours aussi étrangement gêné.

Il ne semble pas particulièrement concerné par la situation, le jeune Elvis. Comme si c'était pas lui qui avait joué du piano, comme si c'était normal d'avoir des doigts de fée, comme ça. Si ça n'avait pas aussi peu collé au personnage qu'il semblait incarner, Milan se serait demandé vaguement si ce n'était pas de la fausse modestie. Après tout, il ne le connaissait pas plus que ça, ne savait pas grand chose de son caractère. Il était peut-être juste timide, ou un peu je-m'en-foutiste. Drôle comme il se sentait obligé de se justifier quand on lui disait qu'il se débrouillait salement bien, quand même. Comme si c'était une tare. « C'est censé rendre ça moins impressionnant ? » répliqua-t-il, avec un air gentiment moqueur. Finalement, le jeune irlandais se redressa, agita un peu sa main genre "recule un peu, vieux" et se posa à côté d'Elvis. Comme ça aurait pu croire qu'il se préparait à étaler son talent lui aussi mais il aurait fallut qu'il en ait un, pour cela. Cependant, un peu absent, il leva la main jusqu'au clavier, appuya doucement sur l'une des touches, laissant sonner la note jusqu'à la fin.