Son commencement d'aventure s'était fait sur une note d'ironie. Devoir coucher dans une chambre à son nom avait un petit quelque chose de doux-amer, sans qu'elle fût capable de déterminer si elle trouvait cette analogie déplaisante ou simplement indifférente. Du drame. Des larmes. Du sang. La douce au nom douleur connaissait fort bien l'épique légende de la troublante Deirdre qui, par amour pour un pauvre vacher, s'offrit d'elle-même aux affres de la mort pour le rejoindre. Mais la fine poupée ne retenait rien de cette passion, elle ne pensait bien qu'à la convoitise, celle de ce roi pour une femme que, jamais, il n'aurait obtenu. Pauvre orgueil. Elle y pensait avec beaucoup de compassion, comme s'il en avait mérité alors que tant de cruauté devait le rendre fort détesté de toute l'Irlande. Mais elle s'en trouvait fort différente, fort empathe. Deirdre connaissait les souffrances de l'envie, de cette peau qu'on ne toucherait jamais. Elle les connaissait pour les avoir toujours vécues avec une singulière aisance. De toutes les façons, elle en aurait un sentiment affreux de devoir dormir au milieu de songes tortueux arrachés à son propre crâne pour les voir étalés aux yeux de tous. Et comme elle errait, indolente, au milieu des lits qui avaient abrité la première nuit de tous les habitants, on eut le sentiment qu'elle regrettait amèrement sa présence, jusqu'à ravaler tous les mots qui auraient pu naître de telles contemplations. Car elle l'observait, encore et toujours, inlassable dans ses aspirations. Elle aurait voulu un appareil photo, le sien, pour immortaliser cette absence, ce silence alors que, pourtant, elle n'était jamais seule. Au contraire, les silhouettes se pressaient autour d'elle, allaient et venaient, tant et si bien qu'elle se laissa lourdement tomber sur le premier lit à son côté. Paupières closes, si lourdes, un soupir coula à la commissure de ses lèvres. N'être plus rien.

Je la cherche. La marginalité m'a toujours attirée. Elle est marginale. L'étrangeté est quelque chose que j'apprécie. Elle est étrange. Je la cherche. En vain. La plupart des personnes ici sont surfaites. Pas elle. Elle a plutôt l'air torturée, comme psychologiquement absente, enfermée dans une bulle hermétique. Et j'avais en cette fraiche après-midi l'envie singulière de dialoguer avec la jeune femme désabusée. A ce que j'avais entendu ça et là dans des conversations et lors des présentations, elle s'appelait Deirdre. Son prénom lui même avait une signification particulière, celle de la douleur, et je me demandais si pour une fois le prénom reflétait son propriétaire. Bizarrement, je suis heureuse de ne pas être dans une maison aux murs immaculés, propre, moderne et sans âme. La bibliothèque dans le salon me plait, j'ai toujours adoré les livres, adepte des histoires romanesques, habituée à m'offrir des lectures me plongeant dans des mondes quasi fantasmagoriques. De mon ongle, je gratte la peinture rouge carmin qui s'écaille de la rambarde de l'escalier. Quatre à quatre, je gravis les marches pour me retrouver seule face au couloir du premier étage. Les portes sont grandes et imposantes, à tel point que si je reste un temps convenable dans cette maison, je pourrais avoir un complexe d'infériorité.

Sans ménagement, je pousse la porte de la chambre prénommée « Deirdre et Noise ». Quelques candidats sortent dans la foulée, d'autres rentrent, mais je n'y prête pas attention. La jeune femme que je cherchais est là, et malheureusement pour moi, elle semble dormir. C'est à pas feutrés que je m'approche de son lit, posant mes fesses sur celui d'en face en espérant que personne ne m'en tiendra rigueur. Visiblement, elle a senti ma présence puisqu'elle ouvre un œil et me regarde interrogatrice. « Salut Deidre, je n'ai pas eu le temps de te parler depuis hier, et pourtant j'en avais envie. Je m'appelle Billie-Jean. »

Déambulant parmi ses songes, Deirdre cherchait, insatiable de persévérance naïve, à noyer ses espoirs dans les abysses de ses certitudes. Elle était là. Mais peut-être que... si elle parvenait à côtoyer d'autres horizons, si elle voyait au-delà de sa seule présence, oui, peut-être qu'elle verrait de nouvelles images, de nouveaux sons, qui s'assembleraient naturellement pour lui dépeindre un orgueilleux portrait de son existence, ici-même. Comme les silhouettes filaient autour d'elle sans jamais la toucher, elle parvint même à croire, l'espace de quelques secondes, qu'elle n'existait guère. Ni ici, ni ailleurs, ni maintenant, ni jamais. Intangible. Aérienne. Irréelle. Sauf qu'elle était bien là, accessible. Si accessible qu'une ombre couvrit la belle luminosité de la chambre d'un voile opaque presque fugace. Même au travers de ses paupières bien closes, Deirdre capta cet infime changement qui, associé à sa naturelle et humaine curiosité, la força à entrouvrir les yeux. Pour comprendre. « Pourquoi ? » Sous-entendu "pourquoi souhaitais-tu me parler ?", sauf qu'elle n'aurait jamais eu le bon sens de l'expliciter. Certainement pas Deirdre. Grand Dieu jamais. Au lieu de cela, elle se redressa lentement jusqu'à s'asseoir au bord du lit, les jambes ramenées en tailleur. Ainsi, elle avait presque l'air d'avoir quinze ou seize ans. Les cheveux retombant doucement sur son visage, son regard semblait inhabité, confronté à un néant implacable mais fort bien toléré. Elle y avait développé une sorte d'accoutumance, tout simplement. Elle ignorait bien l'intérêt que lui portait la jeune femme mais puisqu'elle était là... alors soit, songeait la jeune irlandaise avec déterminisme. Il y avait des choses contre lesquelles on ne pouvait aller, des choses qui s'imposaient à soi. Comme... « C'est un joli roux. Tes cheveux, précisa-t-elle en les désignant d'un vague geste de la main, c'est un joli roux. »