ft. corto

Si je veux apprivoiser cet endroit, il n’y a pas trente-six mille solutions. Une seule est valable, et surtout, envisageable : visiter les lieux. Simple, je ne sais pas, mais ce sera sans doute plus efficace que de rester là à ne rien faire. De toute façon, j’en suis incapable. Je n’ai jamais, au grand jamais, eu l’habitude de me tourner les pouces. Ici, je serais presque forcé de le faire. Aussi bien bouger pour m’occuper, avant que cette inactivité ne me rende folle. J’enfilais des chaussures confortables pour ne pas me faire prendre à mon propre tour. Des ballerines, plus particulièrement, et qui s’agençait avec ma tenue. Et me voilà lancer dans mon tour d’horizon de ce village. Si certains endroits m’attiraient et me fascinaient, il y en avait certains autres que je comptais bien éviter, tout au long de mon aventure. Les sous-terrains, par exemple, et pour ne citer que celui-là. Par contre, le bistrot, lui, n’éveillait rien de particulier chez moi. En dehors de son côté plus que champêtre, seules les veilles installations au fond de la salle suscitèrent chez moi un certain intérêt. Le vieux jukebox en particulier. Je m’en approchais, et caressaient du bout des doigts les boutons de la machine, scrutant du regard le registre des chansons qui semblait figer dans le temps, derrière la vitre. Des classiques des années soixante, la plupart, complètement inconnu à mon oreille. Certains non, mais les exceptions étaient rares. Le bruit du plancher qui craqua derrière moi m’informa que je n’étais désormais plus seule dans la pièce, et je me retournais vivement, n’aimait pas trop être surprise par derrière. Ma main accrocha, au passage, une ou deux touches, choses suffisantes pour enclencher l’appareil musical, qui décolla en flèche avec un morceau quelconque, me faisait sursauté de plus belle. C’était complètement ridicule, et préférant me moquer de ma propre bêtise, j’esquissais un léger rire nerveux. « Désolé pour tout ça ! » fis-je par-dessus la musique au nouvel arrivant, une moue débité au visage. « Je m’appelle Tris. » ajoutais-je, me présentant au passage. Puisque ça pourrait, éventuellement, s’avérer utile.

Si pendant la nuit j’avais paradoxalement visité les lieux un peu plus enfoncé en priorité, malgré le peu de lumière et le côté effrayant plus élevé que n’importe où d’autre, la journée est cette fois-ci consacrée aux bâtiments principaux. J’entrouvre chaque porte qui a le malheur de croiser mon chemin et j’y passe simplement la tête pour poser une étiquette sur chaque lieu. Je traverse la terrasse du bistrot en rangeant au passage sous les tables les chaises qui se sont quelque peu égarées. Je laisse le haut de mon corps s’aventurer dans la pièce, non sans curiosité après avoir entendu le genre de morceaux qu’affectionnaient mes parents de l’extérieur. Mon regard se pose sur une grande brune, visiblement absorbée parce que j’imagine être un jukebox. Il est temps de s’adonner aux conventions sociales, je passe le pas de la porte en silence par politesse pour la musique, parce que chez-moi ça serait presque un sacrilège d’être bruyant et de la couvrir. Je fais quelque pas, jusqu’à me stopper lorsqu’une vieille planche en bois craque sous mon poids. Je fais une légère grimace loin d’être flatteuse, mais ce n’est rien en comparaison de la réaction de la jeune femme. Sous le coup de la surprise, elle se retourne dans ma direction rapidement et j’imagine que sa main a dû venir se poser sur une touche de l’appareil, puisque dans la seconde qui suit la voix d’un vieux chanteur des années 60 vient beugler quelque chose d’incompréhensible qui se répand dans toute la salle. L’habitante fait un bond sous le coup de l’étonnement et je la regarde pendant quelques instants tout autant surpris, avant de me mettre à rire doucement. Heureusement pour moi, sa réaction semble similaire à la mienne, bien que je ne sois pas sûre qu’elle soit aussi amusée que je le suis. « Désolé pour tout ça ! » Je réponds par un vague mouvement de la main l’air de dire que ce n’est rien, tandis que je suis encore pris de quelques soubresauts et qu’un grand sourire s’étale sur mon visage. « Je m’appelle Tris. » Je finis par reprendre une stature un peu plus convenable et lui donne mon nom à mon tour : « Corto. » J’esquisse quelque pas de danses sur ce qui m’a tout l’air d’être un morceau du genre de groupe un peu dingue tel que les Trashmen. « Danseur à mon temps perdu. » Ou pas. Je poursuis mes mouvements jusqu’à atteindre la candidate et après une courbette je lui tends la main façon Patrick Swayze dans Dirty Dancing.

La réputation de paranoïaque risquait de me coller à la peau en sortant d’ici. Je sursautais, je tressaillais au moindre bruit ambiant. Pathétique. Cet endroit me rendait nerveuse, et l’effet était d’autant plus amplifié qu’une bonne trentaine d’inconnus s’y trouvait aussi. Un nouvel environnement de vie, des nouveaux visages et une pression constante sur les épaules. Vous seriez nerveux, vous aussi, j’en suis persuadée. Heureusement, je me rendais compte du ridicule de la chose. Même qu’un rire plus ou moins convainquant – et convaincu – porta jusqu’à mes lèvres. Mon voisin d’en face, lui, ne se gêna pas, fort à l’aise dans cette situation que je trouvais inconfortable. Chose tout à fait habituelle. Je venais de faire un ‘Tris’, aucune autre explication : créer une ambiance gênante sans le vouloir. Hm. Les présentations furent rapidement faites, une façon comme une autre de briser la glace. « Corto. » C’est ainsi que j’appris son prénom. Ses petits pas de danse improvisés firent s’agrandir le sourire sur ma bouche. « Danseur à mon temps perdu. » C’est bien ce que je constatais. Il s’avance, de plus en plus, continuant son petit manège, avant de, fatidiquement, me tendre la main. Je fais quoi, maintenant? En toute logique, je devrais me contenter de lui faire un petit signe de la tête, incommodée par la situation. Mais ne suis-je pas ici, justement, pour faire contraire à mes usages. Sa main tendue n’a rien de menaçant. Et une petite voix dans ma tête me charme avec son ‘Pourquoi pas?’. En effet, je n’ai rien, absolument rien à perdre. Il ne faut pas avoir peur du ridicule, que l’on dit toujours. Mes doigts se tendent donc vers les siens, et nos mains se lient l’une à l’autre. « Autant prévenir, j’ai tendance à avoir deux pieds gauches. » lâchais-je, par la force des choses. Je suis gentille de le prévenir, vous trouvez pas.

Sa main vient se joindre à la mienne, faisant s’étirer mes lèvres dans un grand sourire satisfait. Je ramène brusquement mon bras vers mon corps, entraînant par la même occasion la grande brune qui n’a pas d’autre choix que de suivre le mouvement et de se retrouver dans mes bras. Je mets une main dans son dos et commence doucement à me balancer d’un pied sur l’autre en attendant qu’elle se détende un peu, quitte à être totalement en désaccord avec le rythme que la musique impose. « Autant prévenir, j’ai tendance à avoir deux pieds gauches. » Si elle se doutait de ce qui l’attendait avec moi. Très piètre danseur, mais assez décomplexé pour s’en moquer éperdument. Lorsque je juge qu’il est temps que je sorte le grand jeu, j’arque l’un de mes sourcils et lui offre mon plus beau sourire, avant de la libérer de ma main calée dans son dos et de l’intimer à tourner sur elle-même. Je la récupère, accélère le mouvement tout en essayant de danser plus ou moins justement le swing des années cinquante. Mes pieds s’agitent d’une façon tout à fait incompréhensible et surnaturelle, mais très franchement je me sens moins ridicule que génial et sur ce point-là, j’ai sûrement tort. J’essaye une nouvelle de la faire tourner sur elle-même, puis je lâche sa main et entame un semblant de chorégraphie à la twist contest de Pulp Fiction. Je suis sûrement moins crédible que John Travolta avec mes pieds qui peinent à glisser convenablement sur le sol du bistrot, mais on ne peut pas dire que je n’essaye pas. Alors que je me pince le nez pour refaire un pas mythique de la scène du film de Tarantino en regardant la jeune femme droit dans les yeux, la musique se termine brusquement. Je hue le jukebox, râle un peu, avant d’aller me jeter sur une chaise à quelque pas de la piste de danse improvisé, quelque peu essoufflé par ces efforts physiques auxquels je ne suis pas forcément coutumier. « Je t’avais pas dit que j’étais excellent danseur, alors ? » je demande en faisant de la rhétorique, tandis que j’allonge mes jambes endolories et que je respire si fort qu’on doit m’entendre jusqu’à la place du village.

Je laisse échapper un petit cri de surprise lorsque, une fois ma main dans la sienne, il me ramène brusquement vers lui. C’est d’un ridicule, cette réaction, et je laisse finalement filtrée un léger éclat de rire au travers de mes lèvres. Il m’entraîne dans une danse lente, nos pieds se balançant sur un rythme imaginaire à des lieux de correspondre au tempo qui raisonne dans la pièce. Je sens qu’il veut me laisser le temps d’apprivoiser la chose. Ce contact, entre autres. Loin de moi la coutume d’être dans les bras d’un homme. Même si ce n’est que pour le temps d’une danse. Je le préviens d’ailleurs de ma piètre qualité dans la matière, mais il faut croire que ça l’importe peu. Au final, je découvre que ce Corto, qui se prétend danseur à ses heures perdues, n’en ait pas meilleur que moi. Il me fait pivoter, m’entraîne dans des pas qui n’ont ni queue, ni tête, et malgré tout, je passe tout de même un moment agréable. Laisser ces soucis de côté et se laisser aller au son de la musique. Mon partenaire semble avoir pleinement compris le sens de cette liberté, puisqu’il se met à exécuter une petite chorégraphie qui me semble tout droit tirée d’un film. La musique, le contexte, et l’homme lui-même diffèrent de l’original, mais en tant que fan de Tarantino, je mets bien vite le doigt sur la pièce manquante. Pulp Fiction, bien sûr. Et c’est à ce moment que le jukebox décide de prendre sa pause, stoppant sa machinerie, ne laissant que le silence derrière lui, et cette musique d’arrière-plan pas terrible. Fourbu, mon camarade se jette sur l’une des chaises qui bordent la piste de danse. Il faut le comprendre : il s’est donné en spectacle comme jamais. La chaise vide à ses côtés m’interpelle, et je m’y installe. « Je t’avais pas dit que j’étais excellent danseur, alors ? » Un petit rire s’échappe de ma bouche. « Tu t’en sors très bien, je t'assure. » Menteuse, va. « Ne serait-ce que tu m’as pilé une à deux fois sur le pied. » Tout ne pouvait pas être parfait.

Je pose ma main sur ma poitrine, à l’intérieur de laquelle mon cœur bat à tout rompre. Ca ferait presque pitié de se dire que je suis dans cet état après une simple danse. Faut avouer que je ne fais guère beaucoup de cardio, ce qui garde mon corps en bon état c’est surtout les tâches physiques auxquels je m’attelle au bar. Je pousse un long soupir, tandis qu’elle me répond avec un sourire qui me ferait douter de la sincérité de ses paroles : « Tu t’en sors très bien, je t'assure. » Même si c’est sûrement faux, du moins j’espère qu’elle ne me trouve pas réellement bon danseur parce qu’un tel jugement serait inquiétant, je baisse légèrement ma tête en une sobre révérence en guise de remerciement. « Ne serait-ce que tu m’as pilé une à deux fois sur le pied. » ajoute-t-elle, me faisant rire doucement. Cependant, je n'entends pas me laisser accuser d'un tel crime sans rien dire, j’essaye donc de me défendre comme je peux en une simple exclamation plus ou moins assurée : « C’est faux ! » Non, en réalité c’est vrai. En effet, j’ai pu sentir sous mes chaussures les orteils de la dame, laissant des grimaces d’excuses se dessiner sur mon visage à chaque fois. Autant dire que ce n'est pas arrivé qu'une seule fois, mais j’étais déjà bien trop lancé dans mon élan pour stopper ma danse endiablée et je ne crois pas être allé jusqu'à broyer les os de ses pieds. « J’étais en pleine confusion, tu ne cessais de te louper sur les soubresauts et balancés. » Vous ne savez pas ce dont il s’agit ? Moi non plus et avec un peu de chance, Tris n’est elle-même pas dotée de traducteur de langage de la danse classique. Je me redresse sur ma chaise et lui adresse un sourire avenant. « Et à part te faire marcher sur les pieds par d’excellents danseurs, tu fais quoi dans la vie ? »