De toute évidence, Raphaël venait de remonter le temps. Comment s'y était-il donc pris ? Il n'en savait trop rien. Probablement qu'il avait simplement cligné des yeux, et que le destin avait fait le reste. A moins, bien sûr, qu'il se plaise simplement à se croire à une autre époque, à une époque qu'il aurait aimé connaitre, à une époque où il aurait aimé vivre. Parce qu'il n'était pas nouveau que le suisse avait du mal à s'habituer à toute la modernité qui l'entourait. Il avait été habitué à des choses assez classiques, avait longtemps vécu comme de nombreuses familles avaient du le faire plusieurs époques auparavant, mais lorsqu'il avait été forcé de gagner quelques peu en indépendance, il avait vite constaté que les choses étaient en réalité bien différentes de nos jours. Et ce monde lui déplaisait. Il ne s'y sentait pas à sa place, avait sans cesse l'impression d'en être rejeté. A force, cela devenait problématique. Voilà pourquoi il aimait présentement croire qu'il se trouvait bel et bien au sein de ce joli bistrot, dans les années quarante, et que Daphne - qui venait tout juste d'y entrer, tandis que lui y était depuis déjà un bon moment - n'était qu'une villageoise comme les autres, venue ici pour consommer, telle une habituée. Oui, il supposait que c'était ainsi que les choses se passaient dans le temps. Il aurait bien voulu aller vérifier, mais c'était un tantinet compliqué, tout de même. Quoi qu'il en soit, la présence de Daphne l'embarrassait. Il lui connaissait une franchise parfois cassante, et craignait d'être trop faible pour ne pas s’effondrer si elle décidait de lui faire la misère. Le mieux était peut être, dans ce cas, de ne pas lui donner la moindre raison de le faire, hm. « Tu ... tu ... » Oula, il allait tout de même falloir faire preuve d'un peu moins d'hésitation, parce que le but était quand même d'avoir l'air le moins fragile possible. « Est-ce que tu désires quelque chose à boire ? » Ah ben voilà, c'était sorti. Laborieusement, certes, mais c'était sorti.

En pénétrant dans le bistrot, la jolie blonde adressa un sourire amical au garçon déjà présent puis s’installa sur une table, loin d’elle l’intention de le déranger. De toute évidence, elle ne saurait comment l’aborder sans le mettre mal à l’aise. Sereine, elle profitait du calme pour lire son Vanity Fair. A sa plus grande surprise, ce dernier ne tarda pas à lui adresser la parole. « Ça dépend, tu sais faire des cocktails ? » Demanda-t-elle avec humour, un sourire espiègle dessiné sur ses lèvres rouges. Raphaël était connu au sein du Nid pour sa timidité légendaire. A vrai dire, il avait fallu sept jours à la belle pour réaliser la présence du jeune homme. Elle était sûrement restée trop longtemps focalisée sur sa petite personne pour prêter attention à son entourage. Toutefois, cette semaine, grâce à l’influence de Gaspard, elle avait décidé d’améliorer ces rapports avec ses colocataires. Elle tâchait en effet de se montrer plus naturelle que jamais, laissant entrevoir son vrai visage, abandonnant les différents masques qui l’avaient caractérisée dès les premiers jours.

Honnêtement, si Raphaël ne s'était pas mis en tête de faire de gros efforts de sociabilité ces derniers temps, il aurait probablement cherché à disparaitre derrière le comptoir lorsque sa camarade avait pénétré à l'intérieur du vieux bistrot. Mais au lieu de ça, il avait préféré lui proposer à boire. Dites vous bien que le fait qu'il s'agisse de Daphne ne l'aidait pas tellement à se détendre. A en croire la plupart des habitants, la jeune femme était difficile à vivre. Lui, il n'en savait rien, dans la mesure où il n'avait pas encore eu l'occasion de converser avec elle, histoire d'apprendre à la connaitre. Et il n'aimait pas tellement se fier à ce que les autres racontaient, partant naturellement du principe que chacun est libre de se faire sa propre idée de quoi ou qui que ce soit. Et Daphne, il avait bien envie de la connaitre, justement, ne serait-ce que pour faire mentir - ou non - ceux qui avaient tendance à s'exprimer un peu trop facilement à son sujet. C'est alors que sa camarade lui demanda s'il savait réaliser des cocktails, en paraissant d'ailleurs un brin amusée. Curieusement, il pouvait presque dire "oui". Hm, presque. « Ma sœur m'avait appris à réaliser un Gin Garden Martini, mais ne buvant personnellement aucun alcool, je n'ai jamais eu l'occasion de refaire cette recette de mon coté » avoua-t-il alors, en mode "déballage de vie". Il lui adressa un sourire gêné, puis se risqua à poursuivre. « Mais si tu n'as pas peur des effets secondaires, je ... je peux toujours essayer de m'y remettre. » Bon, pas sûr que ça lui réussisse, mais puisqu'il était là pour faire des efforts, autant y aller franchement.

Ainsi Raphaël ne buvait pas d’alcool. Révélation peu surprenante. Il paraissait plutôt introverti, pour ne pas dire coincé avec un balai dans le derrière. Quoi qu’il en soit elle ne pouvait que respecter les valeurs et principes de son camarade. Elle n’en avait pratiquement aucun. Daphne abandonna son magazine pour se tourner vers le garçon. « Si tu ne bois pas d’alcool, ce qui est tout à ton honneur, je ne vais pas te forcer à me préparer un cocktail. » C’était sûrement aussi énervant pour lui qu’un asthmatique aux côtés d’un grand fumeur. Par conséquent, la jolie blonde se leva pour passer derrière le comptoir. « Dis-moi plutôt ce que je peux faire pour toi. » Aussi surprenant que cela puisse paraître, Daphne était belle et bien en train de proposer de rendre service à l’un des candidats.

Du calme, il allait pouvoir survivre. Enfin, probablement. En soit, Daphne était simplement un peu impressionnante, comme un tiers des candidats, mais elle n'avait pas l'air bien méchante. Sans doute leurs camarades avaient-ils grossis ses traits de caractère, afin de la faire passer pour quelqu'un qu'elle n'était pas nécessairement. En tout cas, Raphaël avait dans l'idée de se faire sa propre opinion de la jeune femme, et pour cela, il lui fallait logiquement apprendre à la connaitre. Peut être en ressortirait-il traumatisé, mais ça valait probablement la peine, au fond. Il proposa alors à boire à sa camarade, mais lorsque celle-ci sembla partante et qu'il enchaina en disant ne pas boire d'alcool mais être cependant disposé à tenter de lui préparer un cocktail que sa sœur lui avait un jour appris à réaliser, voilà que sa camarade se montra pour le moins compréhensive, en lui faisant savoir qu'elle ne lui demanderait pas de lui préparer le moindre cocktail, si vraiment il ne buvait pas d'alcool. Et c'était bien le cas. Il n'avait jamais été tenté d'en boire, parce qu'il avait vu ce que cela avait donné sur sa mère, après le départ de son père, du mari de celle-ci donc. L'alcool n'avait fait que l'enfoncer dans son état dépressif alors même s'il n'allait lui même pas bien, il ne tomberait pas pour autant dans ce piège. Raphaël lui adressa un petit sourire, tandis qu'il la vit approcher et que Daphne chercha à savoir ce qu'elle pourrait faire pour lui. Il écarquilla alors légèrement les yeux, un peu gêné de ne pas tellement savoir quoi lui dire, sur l'instant. « Tu ... tu crois que tu pourrais me parler un peu de toi ? J'ai envie de te connaitre, Daphne. Pas simplement parce qu'il faut que je me montre sociable pour guérir de mes nombreux problèmes, mais également parce que je ne veux pas me fier à l'avis de qui que ce soit. J'aimerais vraiment pouvoir me faire ma propre opinion, sans tenir compte de ce qu'on peut dire sur toi. » Mais bien entendu, si elle n'y tenait pas, il tâcherait de trouver autre chose, et même peut être, pour se faire pardonner, de lui préparer son cocktail malgré tout.

« Je n’aime pas parler de moi. » Répondit-elle avec sincérité, sans la moindre once d’agressivité. Raphaël devrait donc se fier à ce qu’il avait pu entendre la concernant. L’image qu’elle avait pu volontairement renvoyer ne la dérangeait pas, elle s’était faite une raison. Barbitch et tous ses autres surnoms, plus affectueux les uns que les autres, ne l’atteignaient plus. Que voulait vraiment savoir son interlocuteur ? De toute évidence, que pouvait-elle lui confier qui serait susceptible de l’intéresser ; sa famille ? Sujet bien trop délicat. Sa vie amoureuse ? Trop chaotique et douloureuse pour la mentionner. Ses aventures sexuelles ? Aucun intérêt pour Raphaël. Sa carrière ? Le seul domaine pour lequel elle se sentait fière. Mais, encore une fois, elle n’était pas sure que c’était ce que son interlocuteur voulait entendre. Toutefois, lorsque son regard émeraude croisa à nouveau celui du garçon, elle lâcha : « Je suis divorcée, et je suis incapable de tourner la page sur les atrocités que j’ai commise. J’ai anéanti l’homme qui m’aimait parce que je suis égoïste. Il me donnait tout et je le trompais. Aujourd’hui je fais en sorte d’être détestée par tout le monde, c’est la punition que je mérite. Je suis indigne d’amour. » Des larmes coulaient sur ses joues délicates. Malgré ses yeux embués de larmes, elle se montra plus glaciale que jamais et reprit : « J’espère que tu es fier de toi. J’imagine que tu as eu ce que tu voulais. » Daphne tourna les talons et s’éclipsa du bistrot. Même si ses émotions étaient mises à rude épreuve, la vérité était enfin sortie. Une partie d'elle se sentait soulagée.

Soyons clairs, la demande de Raphaël n'avait pas du tout pour but d'embarrasser sa camarade, ou de contrarier celle-ci. Il lui avait demandé de lui parler d'elle parce qu'il était naturellement curieux d'en savoir davantage au sujet de cette jolie blonde, qu'il ne connaissait véritablement qu'à travers les témoignages peu objectifs de la plupart de leurs camarades, et qu'il aimerait connaitre à travers la présente conversation, en ayant pu discuter avec elle. Sauf qu'elle disait ne pas aimer parler d'elle. Et là, il se souvint qu'il était pareil. Oui, lui non plus n'aimait pas tellement parler de lui, de sa vie, de son passé comme de son présent. Sur ce point-là, elle lui était semblable. Autant il avait pu croiser des personnes qui se plaisaient à parler d'elles, autant au sein de ce jeu, tout le monde était assez mystérieux à ce sujet. Il adressa alors un sourire compréhensif à sa camarade, comme s'il cherchait à lui faire comprendre que ça n'était évidemment pas dramatique et qu'il ne comptait pas insister. Mais tandis qu'il s'apprêta à lui dire qu'ils pouvaient tout aussi bien discuter d'autre chose, voilà que sa camarade se lança finalement dans un petit récit portant sur son existence, en lui faisant savoir qu'elle était divorcée, qu'elle avait "anéanti" l'homme qui l'avait aimée - qui l'aimait toujours ? - et tout ça par égoïsme. Elle avoua l'avoir trompé. La gorge de Raphaël se serra. Il fit mentalement un malheureux parallèle entre ce récit et l'histoire de sa sœur, que son mari avait rendu bien misérable de ce coté là également. Mais il revint bien vite à la réalité, constatant que sa camarade s'était mise à pleurer, en avouant qu'elle était indigne d'amour. Il en eut le souffle coupé. Indigne d'amour. Ces paroles résonnaient dans son esprit. C'est ce qu'il pensait perpétuellement de sa propre personne, mais il ne parvenait pas à supporter d'entendre de tels mots sortir de la bouche de ses semblables. Daphne n'avait peut être pas très bonne réputation ici, mais il n'avait personnellement rien contre elle, et certainement pas la moindre raison de jubiler de son mal être. En voyant ses yeux plein de larmes, il se sentit profondément attristé à son tour. Par respect, il se retint de pleurer. Il était suffisamment sensible pour craquer devant la tristesse de la jeune femme, mais il fit en sorte de contenir ses émotions. Elle n'aurait pas apprécié, il le savait. « Daphne, je ... » La jeune femme quitta le bistrot, le laissant ainsi seul avec ses remords. Parce qu'il regrettait de l'avoir incitée à parler d'elle, à se livrer d'une telle manière. Il l'avait faite pleurer, et il le regrettait. Mais le point "positif" de cette histoire était probablement qu'il avait confirmation de ce qu'il avait précédemment pensé : elle n'était pas foncièrement mauvaise.