Dagga

VENDREDI 7 DÉCEMBRE - 17H56
QUARTIER AUBANEL - RUISSEAU

Au fil des semaines j'avais assisté à la transformation de l’environnement, des alentours. Au tout début de l'aventure, nous avions droit à quelques jours de ciel dégagé de temps à autres et, même aussi parfois, des températures des plus douces et une fraicheur tout à fait supportable. Néanmoins là, nous n'étions plus en automne, non, l'hiver pointait le bout de son nez et apportait avec lui un froid polaire et quelques maladies infectieuses. J'étais, pour ma part, passé au travers jusqu'à il y a très récemment. Néanmoins les changements brutaux et la dégringolade des températures - aussi brutale que la mienne dimanche soir - pouvaient avoir raison de n'importe quelle consommation régulière et assidue en vitamines. J'avais, de plus, une santé assez fragile ce qui ne me garantissait clairement pas de passer l'hiver sans attraper ici ou là une grippe, une rhinopharyngite ou que sais-je encore. Bah, il fallait s'y attendre et d'ailleurs certains de mes camarades en avaient déjà fait les frais. Moi, je me contentais pour le moment d'un nez bouché et d'une gorge un peu endolorie. J'espérais ne pas avoir droit à pire dans les prochains jours. Mais ce qui était plus déstabilisant que les virus et microbes en hiver, c'est assurément le fait que les journées étaient considérablement raccourcies. Tôt le matin, il faisait nuit. Et tôt le soir, il faisait nuit. Ce qui avait le don de particulièrement me perturber, j'avais l'impression de ne vivre que la nuit en fait, et pourtant j'étais un lève-tôt. Tenez, ce soir par exemple il ne devait même pas être dix-huit heures que déjà un ciel d'un noir profond avait fait son apparition au dessus de nos têtes. Donc définitivement, je préférais l'été hein. Me baladant dans le quartier aubanel depuis plusieurs heures, emmitouflé dans un épais manteau de laine et la tête enfouie dans une grosse écharpe bordeaux, j'avais vu le soleil se coucher à mesure que je me frayais un chemin. Arrivant près du ruisseau, je ne tardai pas à distinguer une silhouette qui, d'emblée, me sembla familière. Je parvenais notamment à reconnaitre une chevelure rousse, qui ne pouvait correspondre qu'à une seule personne ici. Dagga. Cet endroit me rappelait quelques souvenirs, j'avais je crois fait une sorte de numéro dramatique à Wade près de ce ruisseau une fois. La honte de ma vie. M'approchant de la rouquine postée au bord de celui-ci, je vins me placer à ses côtés tout en gardant, dans un premier temps, le silence. Les heures de marche sous le froid commençaient à se faire ressentir, j'étais comme anesthésié ou presque. Mais quelques secondes plus tard, je trouvai tout de même la force d'aligner quelques mots. « À défaut d'être la plus belle des demoiselles d'honneur à mon mariage avec Nicole... » Qui semblait tout de même fortement compromis, hein, on allait pas se mentir. « ... j'espère avoir une place de choix au tien, avec William ! » Et à cela j'ajoutai un sourire. Bon bon, je ne savais pas où Dagga en était exactement dans ses rapports avec William, seulement j'avais cru comprendre que le courant passait bien, voir même très bien entre eux. Hinhin !Après, je ne souhaitais pas non plus m’immiscer dans leur vie privée alors si je m'aventurai là sur un sujet sensible ou ne me regardant absolument pas, j'attendais de Dagga qu'elle me le dise franchement. Depuis le temps, elle savait qu'elle pouvait tout se permettre, même me reprendre ou m'envoyer bouler. Venant d'elle, je ne le prendrais jamais mal.

J'avais toujours aimé l'automne – c'était même, peut-être, ma saison favorite. C'était lié aux couleurs. Les teintes de marrons, d'orangé et d'ocre, ça me ravissait les mirettes. Bien sûr, durant une partie assez conséquente de ma vie, le changement des saisons avait eu très peu d'emprise sur mon quotidien. Qu'importe qu'il neige ou qu'il fasse beau quand on passe son temps cloîtré chez soi ? Il m'arrivait parfois de me hasarder à l'extérieur, mais seulement sous le couvert de la nuit, et dans notre jardin bien sécurisé, où nul n'aurait pu me voir. Mais il n'en était pas moins que l'automne m'avait toujours plus. D'abord de façon nostalgique, quand je me souvenais avoir, gamine, joué dans les feuilles mortes, puis de façon rêveuse, en ayant en tête des scènes de roman ou de cinéma, et puis enfin de façon réelle, concrète, presque tangible, quand j'avais progressivement appris à vivre hors de chez moi. Même du point de vue vestimentaire, l'automne me plaisait. Je n'avais pas franchement les moyens d'être à la pointe de la mode, mais j'appréciais toujours de voir autour de moi les jeunes filles troquer leurs robes d'étés pour de coquets ensembles aux couleurs de la saison. Au village, j'avais donc accueilli l'automne à bras grands ouverts. Et quand celui-ci se met à tirer sa révérence pour laisser la place à son successeur, je ressens comme un petit pincement au cœur. Cela étant, l'hiver ici restait doux par rapport à ce que j'avais pu connaître en Irlande, et je n'avais pas trop à me plaindre des températures comme d'autres, moins habitués à une telle fraicheur, pouvaient le faire. Aussi, j'en profitais pour prendre l'air le plus souvent possible : je croisais bien moins de candidats à l'extérieur, et ça m'arrangeait dans un sens, étant d'une humeur exécrable depuis quelques jours. En cette fin d'après-midi, je m'étais donc dirigée vers le ruisseau ; consciente qu'il était possible, même probable, que je sois éliminée le surlendemain, je m'efforçais de prendre des photographies mentales de tous ces endroits qui avaient marqué mon quotidien pendant une dizaine de semaine. C'était une page de ma vie qui se tournait, en un sens. Les bras croisés, le regard perdu dans le lointain, je remarque toutefois l'apparition d'un égyptien des plus sympathiques dans la périphérie de mon champ de vision. Je lui adresse un demi-sourire en silence, avant de m'en retourner à ma contemplation un peu vague du paysage. Il rompt finalement le silence. « À défaut d'être la plus belle des demoiselles d'honneur à mon mariage avec Nicole... » Je tourne de nouveau la tête vers Malik, intriguée, en haussant un sourcil. Doublement intriguée, en fait. Parce que je me demande ce qui va suivre. Et je me demande pourquoi je ne serai pas "la plus belle des demoiselles d'honneur au mariage de Nicole". J'imaginais que la tournure au superlatif était une fioriture amicale de Malik et n'en tenais pas trop compte : cela donc devait signifier non pas qu'il y aurait une plus belle demoiselle d'honneur, mais bel et bien que le mariage en lui-même n'aurait peut-être pas lieu ? Euh, c'est que j'ai déjà commencé à coudre ma robe moi. « ... j'espère avoir une place de choix au tien, avec William ! » Un instant, j'avais cru que Raphaël lui avait touché un mot de mon mariage futur avec mon hamster. J'étais un peu rassurée que ça soit pas le cas. Un sourire triste prend place finalement sur mes lèvres, et je détourne le regard. « Je ne voudrais pas briser de si belles illusions, mais je ne suis pas sûre que ça arrivera. Néanmoins, si une telle chose en venait à se produire, sois rassuré : tu serais évidement invité ! » J'essaye de tordre mes lèvres en un sourire plus convaincant tandis que je reporte mon attention sur mon interlocuteur. Le fait est que, même si j'étais extrêmement attachée à William, je n'étais simplement pas sûre d'être ce genre de fille. L'idée même de vivre en couple me paraissait étrange. Je savais d'ores et déjà que l'expérience serait complexe, et laborieuse. Je savais que je n'étais pas douée pour ces choses-là. Je savais qu'il y avait de grandes chances que je ne parvienne pas à le rendre heureux. Et peut-être par lâcheté, je lui souhaitais de terminer avec quelqu'un de mieux que moi, quelqu'un de plus simple, de plus aimant, de moins solitaire, de moins égoïste. Je voulais sincèrement le meilleur pour lui. Et j'avais brusquement réalisé que, le meilleur pour lui, ça ne pouvait être moi. J'avais du mal à me passer de sa présence, mais entretenir cette relation me donnait l'impression de lui faire perdre son temps. Je sers mes bras contre mon corps après avoir rabattu un peu mieux les pans de mon manteau contre moi. « Ceci dit, je ne perds pas espoir d'assister à votre mariage, à Nicole et à toi. Vous êtes faits l'un pour l'autre. Comme j'ai dit à Nicole, je vous shippe totalement. Je suis sûre que toute cette histoire avec Teresa trouvera une heureuse conclusion. » j'ajoute, en essayant d'adopter le ton le plus rassurant possible.

Dans une famille comme la mienne, le mariage était une étape obligatoire par laquelle tout membre du clan Wded se devait de passer. Ma mère ne cessait de nous rappeler, à mon frère et à moi, qu'elle n'était pas éternelle. Merci, hein, je pense que j'étais apte à le saisir quand même, après avoir perdu mon père des années auparavant et dans des conditions aussi tragiques que traumatisantes. Bien sûr, tôt ou tard ma mère irait au ciel et avant cela, je désirais lui offrir des petits-enfants. Mais là encore, dans ma famille, faire des enfants ne pouvait advenir avant le mariage. Voilà pourquoi mon frère jumeau Abdel s'était précipité de passer la bague au doigt à sa dulcinée, rencontrée six mois plus tôt et déclarée officiellement enceinte dans la foulée. Cette union, ma mère avait quand même eu du mal à s'y faire puisqu'Abdel lui avait ramené une parfaite inconnue, une fille qui, de plus, n'inspirait pas grandement confiance au premier abord. Avant de faire cette émission, je vous aurais d'emblée certifié que cette Natalia n'était pas mon style de femme, car trop superficielle. Mais c'est également ce que j'avais pensé de Nicole en la découvrant le tout premier soir. Je m'étais dit qu'elle et moi ne parviendrions jamais à nous entendre, parce que nous étions trop différents l'un de l'autre. C'est vrai que physiquement, nous n'avions vraiment rien en commun. Nicole était grande, svelte, et avait de jolis traits fins propres à la plupart des Coréennes. Les plus jolies. Et moi, j'étais relativement petit, pas forcément embonpoint mais j'étais capable de me trouver trois ou quatre kilos en trop, et surtout je complexais à mort sur mon corps, comme sur mon visage. Je trouvais que l'un et l'autre étaient parfaitement disgracieux. Je ne me plaisais pas. Et clairement, au tout début, Nicole ne me plaisait pas plus que ça. Seulement, j'avais découvert qu'au delà de tenues un peu trop légères à mon goût, elle était une somptueuse jeune femme, aussi belle intérieurement qu'extérieurement. Comme je le lui avais signifié, je n'étais pas tombé amoureux de son physique. Je voyais plus loin que ça. Mais était-elle pour autant une femme à épouser ? Dagga avait plaisanté sur le fait que je m'étais mis à cuisiner la semaine passée, parlant alors d'un éventuel mariage avec Nicole ce qui m'avait amené à en rire à mon tour. Seulement, depuis, je ne cessais d'y penser. Nicole était-elle de celles qui se laisseraient épouser ? Et ma mère me donnerait-elle sa bénédiction ? Qu'on se le dise, son avis importait plus que celui de n'importe qui. Elle s'était opposée au mariage de mon frère avant de découvrir que Natalia travaillait en maison de retraite... ce qui avait considérablement changé sa vision de ma belle-sœur. Aujourd'hui toutes deux s'entendaient à merveille et je préférais ça au fait de voir peu à peu s'éloigner Abdel, qui allait être papa sous peu. D'ailleurs, haaaan, la production m'aurait prévenu au moins si j'étais devenu tonton pendant l'émission ??!! Gros doute d'un coup. Bref, dans tous les cas j'estimais être encore un peu jeune pour songer à me marier. Je n'avais plus qu'à prier pour que ma mère perdure en ce monde bien des années encore. C'était aussi la raison pour laquelle je voulais lui payer un chez soi plus confortable : dans notre logement tout à fait miteux, y'avait vraiment de quoi attraper la mort. Vive les rats, mes meilleurs amis. Voilà tout ce à quoi je songeais en rejoignant Dagga ce soir, près du ruisseau. D'emblée, je lui fis savoir, à mon façon, qu'elle ne risquait pas d'être la plus belle des demoiselles d'honneur à mon mariage avec Nicole... tout simplement parce qu'à mes yeux, celui-ci n'était pas prêt d'arriver. Je ne souhaitais pas forcément en venir à épouser Nicole au sortir de ce jeu, c'était plus un mauvais pressentiment que j'avais. En effet j'avais la sensation que nous ne finirions pas notre vie ensemble. Mais il était, de toute façon, bien trop tôt encore pour me questionner sur le sujet. Par contre, s'il y avait bien un mariage auquel je souhaitais être convié, c'était assurément celui de Dagga et William. Oui oui oui, je partais du principe que tous deux pourraient nous réserver pas mal de (bonnes) surprises à l'avenir. « Je ne voudrais pas briser de si belles illusions, mais je ne suis pas sûre que ça arrivera. Néanmoins, si une telle chose en venait à se produire, sois rassuré : tu serais évidement invité ! » Ah bah j'espérais bien que ce serait le cas ! Et pas de panique hein, je ne ferais aucunement honte aux futurs mariés, ce jour-là je prendrais le soin de revêtir mon plus beau costume... ou de m'en faire prêter un. Roooh, Dagga partait sur la même voie que moi là, elle était bien pessimiste d'un coup. Je n'aimais pas ça, on aurait dit qu'elle ne croyait pas au sérieux de son histoire avec le beau blond barbu. « Et bien moi j'y crois ! Vous allez tellement bien ensemble, et êtes si bien assortis... Vraiment, vous faites un charmant petit couple. » rétorquais-je, tandis que mes lèvres s'étirèrent en un large et radieux sourire. J'étais sincère. Je les trouvais vraiment très beaux ensemble. Et pour ce qui était d'être bien assortis, y'avait pas photo, c'était bien ceux ici qui allaient le mieux ensemble. Ce n'était pas une association étrange comme mon binôme avec Nicole par exemple, au sein duquel je faisais complètement tâche. « Ceci dit, je ne perds pas espoir d'assister à votre mariage, à Nicole et à toi. Vous êtes faits l'un pour l'autre. Comme j'ai dit à Nicole, je vous shippe totalement. Je suis sûre que toute cette histoire avec Teresa trouvera une heureuse conclusion. » Cela me faisait plaisir de savoir que Dagga faisait parti des rares personnes approuvant mon couple avec Nicole. Beaucoup ne comprenaient pas ce que nous faisions ensemble, d'une part on avait pas envie de me voir avec une fille pareille, de l'autre c'était Nicole qu'on ne voulait pas voir accouplée à un plouc dans mon genre. Alala. « Faits l'un pour l'autre, hélas, je n'en ai jamais autant douté. Au fond je me dis que Nicole devrait épouser Teresa. Elles sont semblables, je crois, et puis elles se connaissent... Moi j'ai l'impression de ne plus connaitre Nicole. Depuis le retour de sa cousine c'est comme si elle était à deux doigts de m'échapper. Pour de bon. J'ai peur de la perdre. » Vraiment très peur, oui. Perdant le sourire esquissé quelques instants plus tôt, j'entrepris des mouvements de jambes, sur place, afin de me réchauffer et de ne pas me transformer en glaçon.