W. INDIA.

Ce n’est pas parce que je suis exclu du circuit pendant une année que je dois en oublier l’exercice quotidien qui rythme mon existence depuis mon adolescence. Mon oncle m’a déjà mis en garde une bonne centaine de fois avant mon entrée dans l’émission : ne te relâche pas. Jamais. Sinon, je n’aurais plus qu’à trouver un autre métier, et ça, pas question. Mon short de gym avec moi et un t-shirt ample et gris surmonté d’une serviette autour des épaules, j’investis la salle de muscu momentanément libre. Profitant d’une solitude qui risque de ne pas durer, je retire mon t-shirt, pose ma serviette sur le vélo d’intérieur et enchaine les tractions. L’ordre de l’entrainement n’a plus vraiment d’importance quand vous atteignez un certain niveau – le mien. Me redresser et sentir les muscles de mon dos, de mes bras, de mon torse, de mon ventre, et de mes cuisses se raidir, chauffer, les veines de mes avant-bras gonfler me procure une étrange sensation de bienêtre. C’est comme lorsque vous faites quelque chose que vous savez que vous savez faire. Que vous maitrisez pleinement, que l’échec est impossible dans cette activité là en particulier. Ici, je suis dans mon élément. Ce n’est pas une activité intellectuelle, j’en conviens, elle serait même plutôt triviale, mais c’est une des plus vieilles de l’histoire de l’homme, et elle m’est chère. On s’occupe beaucoup de l’esprit, par les temps qui courent, on en oublie le corps. On travaille pour gagner de l’argent, pour pouvoir se payer une chirurgie qui nous rendra physiquement meilleurs. Mais toutes les opérations du monde ne rendent pas mieux dans sa propre peau que cinq heures de marche. Que la sensation de terminer une course sans s’être arrêté. Que cent brasses dans un bassin. Soixante-dix pompes. J’en suis là de mes réflexions quand la porte de la salle s’ouvre, et là où je m’attendais à voir débarquer un mec dans mon genre, c’est sur une brunette que je tombe. J’arrête mes tractions et me redresse instinctivement pour récupérer mon t-shirt et le remettre rapidement. Pas que je sois particulièrement pudique, non, mais elle, pourrait l’être. Notamment parce qu’elle a l’air noble et doux, pas celui d’une pétasse qui n’a pas froid aux yeux. Mon t-shirt remis, j’attrape ma serviette pour m’essuyer le front. « Salut », je lance, détendu comme je le suis toujours. « J’ai affaire à une sportive ou à une observatrice ? » Je lui adresse un sourire avenant, du mieux que je le peux, même si je ne peux m’empêche de me dire qu’elle m’a peut-être aperçu, un soir en zappant par erreur sur la mauvaise chaine, en train d’exploser la tronche d’un type sur un ring entouré de cages de métal, auquel cas son expression hésitante serait… plus que justifiée, en effet.

Je ne suis pas du genre à me tourner les pouces, j'ai besoin de m'occuper l'esprit, peu importe la manière dont je peux le faire ça m'évite de penser, ça m'évite de me remémorer de mauvais souvenirs, des souvenirs dont je ne veux absolument pas être envahis à nouveau. Il est hors de question que ça m'arrive ici. Encore moins ici. L'accès à l'extérieur nous étant complètement interdit je me résous à aller courir à l'intérieur, il n'y a rien de mieux que de courir au grand air mais bon, on fait comme on peut. Au moins on a la chance d'avoir la salle de sport de notre côté. Je pense que j'aurais eu beaucoup de mal à appréhender la semaine sans ma dose quotidienne de sport. C'est devenu un besoin vital, c'est bon pour la santé, pour les nerfs aussi, et les nerfs ici sont mis à rude épreuves. J'ai pu la visiter ce matin lors de mon tour d'horizon et je dois dire qu'on ne s'est pas moqué de nous. Il semble qu'on puisse faire à peu près tous les sports. Ce sera sans doute la course pour moi. Ou peut être une autre activité du genre, je ne suis pas du tout une professionnelle. Je suis loin de l'être. J'aime simplement me maintenir en forme, je n'ai pas de coach, je me débrouille par moi même mais je n'ai pas vraiment l'impression d'avoir besoin de qui que ce soit pour courir, c'est peut être un tord mais c'est comme ça. Bref, je porte un leggings en stretch et un t-shirt assez moulant mais quand même confortable, il est rose et pas très discret mais ça n'a pas la moindre importance. J'ouvre la porte et remarque un candidat torse nu qui s'arrête dès qu'il m'aperçoit. Je suis tentée de faire un pas en arrière lorsqu'il remet son t-shirt, tiens. C'est étrange ça. Je reste sur le pas de la porte du coup, plus certaine de ce que je suis censée faire. « Salut » Oh oui c'est bien ça comme phrase d'accroche. « J’ai affaire à une sportive ou à une observatrice ? » J'avance enfin comme si ses mots étaient le déclic que j'attendais. « Salut ! J'suis une sportive, enfin sportive c'est peut être vite dit, mais je viens faire du sport oui.   » Je n'ai pas besoin de me justifier mais bon je le fais quand même, il a l'air assez hésitant pourtant je réponds à son sourire, j'ai fait quelque chose de bizarre ? « Si tu étais plus à l'aise sans ton t-shirt ça ne me dérange pas.   » Je ne vais pas enlever le miens et je pense que je le regarderais un peu moins de peur de trop le regarder mais ça ne me dérange pas. « India.   » Que je finis par dire en posant mes affaires, soit ma bouteille d'eau et ma serviette non loin du tapis de course.

Le fait qu’elle soit venue faire du sport plutôt que mater un mec quelconque en train de faire sa muscu me rassure, et je quitte son regard pour rejeter ma serviette contre le cheval de bois. J’observe du coin de l’œil sa main déposer près d’elle sa bouteille d’eau et sa serviette, l’écoute m’annoncer que voir mon torse ne lui procure pas de malaise. J’hésite pourtant encore un instant. Ça ne me ressemble pas de m’afficher à moitié nu devant une fille que je ne connais pas, mais il faut bien avouer que faire de la muscu en t-shirt n’a rien d’idéal. Je le retire, le pose à terre sur le tapis bleu contre lequel je m’installe pour faire une série de pompes. Son prénom me parvient alors que j’entame la série, et je relève la tête pour la regarder – c’est la moindre des choses. « Enchanté », j’affirme, un sourire amical en coin. « Celse », j’ajoute pour lui rendre la pareille. Je m’excuse d’un regard qu’elle ne saisit sûrement pas du tout, mais je ne peux pas discuter tout en me musclant, c’est techniquement impossible ; mon entrainement est du genre violent. Je la laisse donc à ses activités et me concentre de nouveau. Cette longue série de pompes m’arrache une dose raisonnable de sueur au front et contre la peau du dos et du torse. Perdre de l’eau et avoir les muscles en feu me fait me sentir vivant. Debout, je soulève la rowing barre une centaine de fois, jusqu’à ce que les veines de mes avant-bras soient plus que saillantes ; gonflées sous la peau. Je m’arrête alors, respire lentement, me dirige vers le distributeur de boissons énergétiques et m’en sert une avant de me tourner vers India. Elle court sur le tapis roulant, je peux donc me permettre de la regarder sans paraitre mal intentionné. Elle finit par lever les yeux sur moi, et je hoche brièvement la tête avant d’entamer la conversation que j’avais évitée tout à l’heure. « Alors, ces premiers jours dans le nid ? Tu t’y sens bien – je veux dire, suffisamment à l’aise ? » Qu’on me croie ou non : la réponse m’est importante.

Peut être que dans d'autres circonstances j'aurais trouvé son torse nu dérangeant, mais je sais qu'il est désagréable de faire du sport quand on a des vêtements collant contre nous, ou quand on a trop chaud. Et puis ce n'est pas dans le but de s'exhiber il n'aurait jamais remis son t-shirt si tel avait été le cas. En tout cas je ne perds pas de temps à rester dans l'entrée, je suppose qu'il ne va pas me manger et je ne suis pas là pour mater mais bien pour faire du sport. Il reprend son activité après avoir retiré son t-shirt, je lui souris parce que vraiment il ne faut pas se soucier de moi, ça va. Je ne suis pas si prude en plus. Je lui donne mon prénom parce que je ne crois pas l'avoir rencontré avant, enfin on s'est croisé mais ça n'a pas été plus loin que de petits sourires polis. « Celse » Je lui adresserais bien un sourire mais on ne se regarde pas tellement au même moment donc c'est un peu loupé. Et j'trouve que c'est idiot de répondre à nouveau enchantée, même si je le suis alors je ne réponds rien, je me contente de mettre le tapis en route alors que lui reprends ses exercices, le silence règne à nouveau mais ce n'est pas un silence gênant c'est plutôt logique et compréhensif, il fait ses exercices et moi je cours, on est pas là pour taper la discut' en fait. Je jette un œil curieux pour constater la rigueur de ses exercices, il ne rigole pas. Je ne le regarde pas plus longtemps je préfère ajuster les réglages de la machine, augmenter un peu la pente, accélérer la vitesse et ma cadence par la même occasion, je vois du mouvement alors je lève les yeux et croise son regard. « Alors, ces premiers jours dans le nid ? Tu t’y sens bien – je veux dire, suffisamment à l’aise ? » Je suis plutôt étonnée de ce genre de question mais je le sens assez sincère. « Je pense que je ne serais jamais pleinement à l'aise mais j'essaie de m'adapter.  » Ce n'est pas toujours évident avec tous ces étrangers, ces personnalités différentes et cette séparation du nid. Je ralentis un peu la cadence parce qu'autant je peux parler en courant, autant c'est plus simple à allure plus réduite. « Tu es sportif de haut niveau ? Enfin c'est ton métier non ?  » Je ne suis pas spécialiste mais il n'a pas l'air de faire les choses au hasard donc j'imagine que oui.

La queue de cheval brune aux reflets ambrés d’India se balance de chaque côté de son visage à mesure qu’elle poursuit sa course. Sa réponse est évasive, j’en déduis qu’elle n’est pas aussi à l’aise dans ce nid que bien des filles qui nous entourent. Certaines ici semblent avoir été créées pour ça, c’est incroyable. Il me semble pourtant tellement… normal d’avoir besoin d’un temps d’adaptation. « Je n’ai rencontré personne ici qui soit mal intentionné », je réponds avec douceur. « L’ambiance est saine », j’ajoute en lui adressant un sourire sincère. India est le genre de fille que j’aime : réservée, du moins pas exubérante, discrète, jamais totalement à son aise et qui me donne envie de la rassurer afin qu’elle se sente bien là où elle se trouve. Sa question, à laquelle je ne m’attendais pas, détache mon regard d’elle pour le laisser se poser sur la barre de muscu que je tiens dans une main. Je suis presque certain que la réponse va, sinon l’effrayer, placer une nouvelle distance entre nous. Eh bien, tant pis, je ne veux pas mentir. « Oui, je suis champion de MMA – un mix d’arts martiaux. La boxe thaïlandaise et le ju-jitsu sont mes deux spécialités. Rester dans le circuit nécessite un entrainement physique important. » Je hausse les épaules. « C’est mon métier, mais je suis arrêté pour un an à cause d’une déchirure musculaire », j’explique en désignant mon épaule. « Ce n’est pas une raison pour perdre la main. » Je souris et soulève mon poids de la main droite une dizaine de fois avant de le reposer. Soudain, voir courir India, comme ça, à froid, soulève en moi une interrogation qui se transforme en légère angoisse. Je ne sais comment lui poser la question de crainte qu’elle ne se vexe ou ne me prenne pour un donneur de leçons, mais… « India ? » Je la vois lever sur moi un regard surpris. Bon, trop tard, je suis lancé. « Est-ce que… est-ce que tu t’es échauffée avant de courir ? » C’est tellement con, dit comme ça, ça fait tellement prof de sport… Je m’en veux déjà de m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas. « Je pense que tu sais ce que tu fais. C’est juste que les gens ne sont souvent pas au courant des risques de la course à pied. Ce sont des risques à retardement. Quand on court sans s’échauffer, le muscle chauffe d’un seul coup, beaucoup trop par rapport à la température qu’il avait avant l’effort. C’est pareil pour le rythme cardiaque. Le muscle froid se blesse cinq fois plus vite que le muscle chauffé. C’est pareil pour les tendons et la maitrise du souffle. Il vaut mieux s’échauffer, même un tout petit peu, avant et après l’effort, parce que si on se blesse pendant la course, on ne s’en rendra compte que plus tard, pas sur le moment. » J’ai terminé. Et je me sens totalement con de lui faire un speech pareil, mais c’est plus fort que moi, à la voir comme ça, toute fine, toute fragile, j’ai peur qu’elle se brise.