Je crois que cela devait être du au fait que j'avais dormi là plusieurs nuit d'affilée, y'a quinze jours, quand Rowan m'avait gentiment condamné à passer la semaine dehors. Bon ça va, je sais bien que ce n'était pas si terrible, et d'ailleurs cette semaine-là avait été plutôt bonne ... Mais n'allez pas le répéter à Rowan, à elle je continuais de faire croire que cette semaine avait été désastreuse pour moi et qu'elle était la seule à blâmer. Toujours est-il que suite à cela j'avais développé une espèce d'attachement pour le Jack Rabbit Slim's ... Ou bien je me cherchais simplement une excuse pour traîner si souvent dans un bar. Parce que même au milieu d'un îlot du pacifique et faisant partie d'un décor de télé-réalité cela restait un bar, il y avait même les bouteilles d'alcool pour le prouver. Mais ce n'était pas pour ça que j'y allais cette fois-ci, du moins je crois ... A vrai dire j'avais plutôt prévu de me poser sur une des banquettes pour lire, parce que je trouvais l'ambiance moins oppressante et moins poussiéreuse qu'à la bibliothèque. C'est donc avec Les contes des mille et une nuits sous le bras (oui, c'était déjà la troisième fois que je le lisais depuis que j'étais ici mais que voulez-vous, ce bouquin avait toujours eu ma préférence) que j'étais allé m'installer dans un coin, avant que la soif ne finisse par me rattraper. L'excuse parfaite pour un whisky vous en conviendrez, mais puisqu'il n'était même pas encore cinq heures et demi j'étais un peu trop en avance pour l'apéro. Passant derrière le comptoir j'avais donc disparu un instant en cuisines pour voir si y'avait pas du jus d'orange, du jus de pomme, du jus de raisin ... Bref, du jus de quelque chose. Justement j'avais trouvé une brisque de jus d'orange dans un des frigos, amen, et je m'apprêtais à ressortir de la cuisine quand j'avais entendu un bruit. Je ne saurais pas vous dire quoi exactement, un bruit quoi, de toute évidence j'avais un invité ... J'espère que Tixy n'avait pas eu l'ingénieuse idée de slalomer entre les verres, la dernière fois ça avait bien failli virer à la catastrophe. Mais finalement non, c'était Jorah, bien moins casse-cou que Tixy à priori ... Du moins c'est ce que je pensais, avant qu'il ne déboule à fond les ballons dans ma direction, rollers aux pieds. J'avais eu un réflexe con, je m'étais décalé, sans réfléchir, le laissant donc s'étaler contre le mur derrière moi. Oup's ? « Désolé, réflexe de survie. » C'est con, n'est-ce pas. Le pauvre quand même, parce que j'avais agi sans réfléchir il venait de s'étaler par terre ; J'espérais au moins qu'il ne s'était pas fait mal. Posant ma brique de jus d'orange sur la table la plus proche j'avais reporté mon attention sur lui « Je sais, la chute, c'était pas indispensable. » Bon, si il plaisantait c'est que ça devait aller à peu près, il ne s'était rien cassé au moins. Heureusement, parce que je faisais mon possible pour ne pas rire mais je devais bien avouer que j'avais beaucoup de mal à garder mon sérieux. « C'est un parti pris en fait, c'était pour le coté théâtral, enfin tu vois quoi. » Voyez-vous ça, une chute totalement volontaire et pas du tout ridicule, donc, c'était ça son excuse. J'aurais presque pu gober ça si il n'avait pas eu l'air d'un faon qui apprenait tout juste à marcher, sur ces rollers ; Non sans rire, y'avait des faux airs de Bambi sur un lac gelé. « Tu veux bien m'aider, et épargner le dernier tiers de ma dignité à être encore intact ? » Ah oui, autant pour moi j'étais tellement occupé à penser à Bambi que j'en avais presque oublié que Jorah était étalé par terre. Lui tendant la main pour l'aider à se remettre debout, j'avais baissé les yeux vers les instruments de torture qu'il portait aux pieds en commentant « Tu devrais retirer ça, avant de commettre l'irréparable. » C'est que ça pouvait être dangereux, à mon avis. On soupçonnait trop peu les accidents de rollers, c'était comme les gens assommés par les noix de coco, c'était plus courant qu'on le pensait à mon avis. « Je te sers un verre pour te remettre de tes émotions ? » Avouez, j'étais trop gentil. Ou alors j'avais besoin de compagnie, au choix. Faut dire que j'avais beau l'aimer, ce bouquin que j'avais laissé ouvert sur ma table là-bas, c'était quand même pas aussi bavard qu'un être humain. Et pour le coup pas aussi drôle que les cabrioles de Jorah, cela allait de soi. « Si tu me tiens compagnie je fermerais les yeux sur ce qui vient de se passer et personne n'en saura jamais rien. » Enfin, personne hormis les gens devant leur télévision, peut-être même que Jorah finirait dans le bêtisier de la chaîne et que sa gamelle repasserait tous les ans à Noël et au Nouvel An à la télévision. C'était sans doute mieux que je ne formule pas cette hypothèse à voix haute, je n'étais pas certain qu'il s'en remette.

J'allais quand même finir par croire que Jorah avait un goût trop prononcé pour les arrivées tonitruantes et les démonstrations de maladresse ; C'est que j'en avais entendu des choses, voyez-vous. Parait-il même que monsieur avait deux pieds gauches, du coup je demandais à voir et justement, c'était l'occasion ou jamais puisqu'il valait mieux qu'il retire ses rollers avant que la situation ne devienne hors de contrôle « Dans la mesure où j'ai pas particulièrement envie de comparer la résistance des différents murs de la pièce, je vais prendre ça pour un conseil avisé et le suivre. » Sage décision. Mais maintenant je pouvais vous le dire, il n'avait pas deux pieds gauches ... Du moins anatomiquement parlant. Je sais, c'est le genre d'information capitale qui vient certainement de changer votre soirée, ne me remerciez pas. Bien, il avait retrouvé ses chaussures, je pouvais maintenant lui proposer un verre sans craindre un nouvel accident, et espérer qu'il ait assez pitié pour me tenir compagnie. Il valait peut-être mieux pour lui qu'il accepte, c'est que j'avais du dossier à son sujet moi aussi, maintenant. « Eh oh, je sais comment marche le chantage ! Tu commences par me demander de boire un verre avec toi, puis t'essayes de me faire repasser tes chemises, et même de ramasser les crottes de Tixy. » J'avais porté la main à ma poitrine, l'air profondément choqué qu'il puisse me croire capable d'autant de bassesse et de sournoiserie. Non vraiment, j'étais déçu, moi qui plaçait tant d'espoirs dans la capacité de Jorah à ne voir que le bon chez les gens. « Alors je dirais que ça dépend de ce que tu comptes me faire boire, de ce que tu comptes me raconter, surtout. Sachant qu'en ce qui me concerne, l'un dépendra forcément de l'autre. » C'est qu'il était dur en affaire, le Jorah, il n'avait pas l'air comme ça mais en fait ... Bon, qu'est-ce qu'il m'avait demandé déjà ? Ah oui, il voulait savoir ce que je lui proposais à boire ; On était dans un bar, il pouvait boire n'importe quoi, moi je ne faisais qu'office de barman, hm. Lui désignant tout de même la brique de jus d'orange que j'avais posée avant de l'aider à se remettre debout j'avais commenté « Je trouvais qu'il était un peu tôt pour l'apéro, mais tu as le droit de me contredire ... Et donc de me dire ce que tu veux boire, y'a du choix, l'endroit est un peu fait pour ça. » Je ne vais pas aller jusqu'à dire que Cupidon ne trouvait d'utilité à cet endroit que celle de nous enivrer, peut-être dans l'espoir que l'alcool aidant les langues et les mœurs se délient un peu, mais bon. On le connaissait Cupidon, à force. Mais ça va, à priori Jorah n'avait rien à craindre avec moi, je venais de promettre de garder le secret de sa gamelle, je ne voyais pas qu'elle preuve supplémentaire il lui fallait. « Et non à vrai dire je comptais plutôt sur le fait que TU me fasse la conversation. » J'en demandais beaucoup, vous dites ? « Je ne sais pas, raconte moi ... Tiens, je sais, c'est quoi, une journée typique dans la vie de Jorah ? Dehors je veux dire, pas ici. » Oui parce qu'ici on avait à peu près tous le même type de journées, et il fallait bien avouer que ce n'était pas hyper palpitant, au bout d'un moment on tournait un peu en rond. J'étais pas trop intéressé par le nombre de longueurs qu'il avait fait la dernière fois qu'il avait mis le nez dans la piscine, ou bien à quand remontait sa dernière machine à laver, hm. Sans attendre sa réponse, ce qui ne voulait absolument pas dire que je n'écoutais pas d'une oreille attentive, j'étais repassé derrière le comptoir pour en sortir deux verres.

J'avais donc proposé un verre à ce bon vieux Jorah - plus jeune que moi, je sais, mais vous aviez saisi l'idée - parce qu'après la gamelle qu'il s'était pris c'était toujours ça, et aussi parce que j'étais trop satisfait d'avoir un peu de compagnie pour laisser passer l'occasion. Amy m'évitait, ça je pouvais comprendre, Teddy m'évitait aussi, ça je ne comprenais pas même si j'avais une petite idée de la raison et cela m'agaçait profondément, et moi j'évitais aussi quelques personnes, je crois ... Ouais, j'évitais les gens et là je sautais sur l'occasion d'avoir de la compagnie, allez comprendre. Je lui proposais donc à boire, et je le laissais même choisir. « Non, ça me va ! Dans ce cas, ce qui me ferait plaisir c'est … euh, tu sais, ce cocktail à base de sirop de menthe et de limonade. Pas moyen de me souvenir du nom, mais je suis sûr que tu vois de quoi je veux parler. » Sans alcool, donc ? Du moins je supposais, y'avait bien une variante qui était servie dans le café où j'avais travaillé quand j'étais étudiant, mais je n'étais pas certain que rajouter vodka, get 27 et chantilly dans le verre de Jorah soit vraiment à son goût, hm ... « Diabolo menthe ? » Je ne voyais pas ce que ça pouvait être d'autre que ça, de toute façon. Du coup j'étais repassé derrière le comptoir pour attraper deux verres que j'avais posé devant Jorah. Tandis que je cherchais après le sirop de menthe dans les placards je lui avais demandé de me faire la conversation, ou plutôt de me raconter un peu à quoi il passait ses journées dans sa vie de tous les jours. J'étais un peu curieux, à vrai dire. Pas de la mauvaise curiosité, simplement le fait que Jorah avait une personnalité marquante, à mon sens, et que pourtant je ne connaissais presque rien à son sujet, si ce n'était sa nationalité. « Je suis pas sûr que ça t'intéresse, on peut pas dire que ma vie soit franchement passionnante. » J'en doutais, on avait rarement des journées rasoirs quand on avait une personnalité passionnante. « Essaye toujours. » J'avais versé du sirop de menthe dans les deux verres ; Finalement j'allais boire la même chose que lui, j'avais la flemme de faire deux trucs différents. Et voilà donc Jorah qui me racontait une de ses journées types, non sans insister sur son côté un peu lunaire mais qui le rendait terriblement sympathique. Il avait l'air d'être un de ces types dont le boulot n'en était pas seulement un mais semblait aussi être une passion. Lui et moi étions des gars chanceux, ce n'était pas donné à tout le monde de pouvoir exercer un métier qui plaisait et qui passionnait. « Avoue, ma vie est tellement exaltante qu'on devrait en faire un film. » Oh bah oui, au moins ça. Une trilogie même, à la limite. Souriant d'un air amusé j'avais rempli son verre de limonade, rajouté deux glaçons et une paille, et l'avait reposé devant lui « Voilà pour monsieur, avec les compliments de la maison. » J'étais à fond dans mon rôle que voulez-vous. « Tu devrais garder cette idée dans un coin de ta tête, j'ai comme la sensation que y'aura moyen de monnayer pas mal de trucs une fois sortis d'ici ... » Bon personnellement ça ne serait sans doute pas mon cas, d'autant plus qu'il serait déjà malvenu d'accepter une quelconque cagnotte en étant ici dans le cadre de mon boulot, alors monnayer quoi que ce soit cela reviendrait au même, voir même pire. Terminant de remplir mon verre j'avais entendu Jorah reprendre « Et moi, est-ce que j'ai le droit de savoir ce qu'est une journée typique dans la vie de Maxence ? Juste pour savoir laquelle des adaptations de nos vies respectives ferait le plus de recettes, tu vois. » C'était de bonne guerre je dirais, et c'était toujours comme ça que ça fonctionnait ici, ou souvent du moins ... Une question contre une autre question, on ne satisfaisait pas sa propre curiosité sans satisfaire aussi celle des autres. « Tout dépend. Si je suis en congés et que je suis chez moi je traîne en ville, j'essaye de croiser les gens que je ne vois pas souvent, je vais skier ou faire un peu de rando suivant la saison, je rattrape les tonnes de séries que je peux pas suivre quand je suis en reportage ... Palpitant au possible aussi, comme tu le vois. » Du moins ça c'était au début, avant que je ne recommence à tourner en rond chez moi en me demandant pourquoi les vacances ça me semblait si long, quand d'autres trouvaient ça toujours trop court. « Les week-ends j'essaye de monter voir ma fille et sa mère, quand je peux. » Et là c'était déjà plus palpitant pour moi, mais du point de vue de Jorah sans doute à peu près autant que de m'imaginer affalé sur mon canapé à engloutir les séries par tranches de cinq ou dix épisodes. « Et quand je bosse ça dépend ... D'où je suis, pourquoi, jusqu'à quand ... » Ouais non, là je pouvais pas vraiment répondre en fin de compte, ce n'était pas de la mauvaise volonté, simplement le fait que j'avais un boulot trop volatile pour pouvoir décrire une journée type ... C'était un peu ce qui me plaisait en fait, de ne pas avoir de journée type, et de ne jamais être certain de respecter le programme prévu pour le lendemain.