w/andreja

Dix-sept heures. L’annonce des nominations tombera d’ici une heure ou deux. Si certains sont déjà fixés sur leur sort, ça n’est pas le cas d’Alistair. Ce serait donc mentir que de dire qu’il n’est pas un minimum nerveux. Il n’est pas du genre à accorder beaucoup d’importance à ces nominations, s’il se retrouve confronté aux votes du public il ne compte pas partir en dépression puisqu’il ne voit pas ce jeu comme étant l’aboutissement de toute une vie, ceci dit il ne peut jamais s’empêcher de ressentir une pointe d’appréhension avant l’annonce des résultats. D’autant plus que cette semaine, c’est une seule candidate qui tient les pleins pouvoirs, Tilda. Et sa première rencontre avec elle ne s’est pas passée sous les meilleurs hospices, en se montrant insistante pour qu’il se rapproche d’elle. Ça l’a embêté, c’est certain, mais la candidate n’a pas un mauvais fond et il l’a vite remarqué par la suite. De là à dire qu’il est proche d’elle, ce n’est pas vrai. Autant dire qu’il angoisse légèrement – logiquement – pour son sort. Mais il verra bien, il ne compte pas faire une crise de panique pour si peu. D’autant plus que cela fait un mois qu’il est ici et ni lui, ni Peter très certainement, n’auraient imaginé qu’il tiendrait aussi longtemps. Et surtout, qu’il s’acclimaterait – enfin, un minimum – à ce nouvel environnement. Pour autant, même s’il est moins récalcitrant à faire des efforts, il n'est pas prêt à sacrifier les moments de solitude qu’il aime s’accorder encore régulièrement. Raison pour laquelle, en ce jeudi après-midi, il se dirige en direction du balcon pour y fumer une cigarette, puis une autre et ainsi de suite. Si en fin de semaine dernière il était parvenu à en réduire sa consommation, on peut dire que les vieilles habitudes ont vite repris le dessus. C’est sa seule drogue et il ne compte pas s’en passer dans l’immédiat, alors il savoure ces éléments néfastes pour sa santé dans un silence presque total. Du moins, avant qu’il n’entende un bruit peu discret derrière lui et tourne légèrement la tête pour distinguer la silhouette qui s’approche. Il ne tarde pas à reconnaître Andreja. Si lors de leur première rencontre au labyrinthe Alistair avait tenté de s’échapper, ce n’est plus cette envie qui prime aujourd’hui. Sans pour autant l’accueillir avec un grand sourire – ou un sourire tout court – le candidat ne le gêne pas. Il tourne à nouveau la tête en direction de l’horizon. « Je ne compte pas sauter. » Il marmonne avec un léger rictus moqueur. Andreja ne doit certainement pas comprendre à quoi il fait référence, à savoir sa première rencontre avec Mallaury, mais à défaut de faire véritablement de l’humour, Alistair commence gentiment avec l’ironie. Une façon comme une autre de se moquer de sa réputation de mec suicidaire qui le suit depuis qu’il est ici. Manque de pot pour le serbe, la tentative d’humour foireuse d’Alistair est tombée sur lui.

Il n'essayait même plus de se raisonner concernant le tabac maintenant, il avait bien compris que ce serait peine perdue tant qu'il serait ici. Andreja n'était pourtant pas un gros fumeur, de base, le tabac et le sport faisaient rarement bon ménage et il ne pouvait pas pratiquer les deux à haute dose, et le sport avait nettement sa préférence. Mais le tabac était un compagnon d'ennui et de solitude bien connu, et dans le nid il fallait bien se rendre à l'évidence, on était fréquemment confronté à l'une de ses deux notions, voir aux deux à la fois si l'on s'en donnait la peine. Alors le serbe n'essayait même plus de lutter, quand il avait envie d'une clope il en allumait une, et tant pis si c'était une envie qui le prenait dix fois par jour ... Tout cela c'était de la faute de la production, ils les fournissaient en clopes sans broncher, voilà. Ceci dit Andreja avait encore assez de savoir vivre pour ne pas faire profiter les autres de sa fumée lorsqu'il avait envie de s'en griller une, aussi quittant le fauteuil de la bibliothèque dans lequel il était installé depuis un petit moment il était repassé par sa chambre pour récupérer son paquet et son Zippo sur sa table de nuit, et avait pris la direction du balcon, par pure flemme de redescendre au rez-de-chaussée pour aller fumer sur la terrasse. Chose qui aurait pourtant été plus sage s'il avait eu envie d'être tranquille, puisque sur le balcon se trouvait déjà un candidat, affairé à la même occupation que celle que visait le serbe. Pas que ce soit un problème pour ce dernier, il n'avait rien contre la compagnie, c'était plutôt le fait d'Alistair ce genre de réticences ... D'ailleurs, Andreja s'apprêtait à lui demander s'il pouvait rester ou non, mais au lieu de ça Alistair avait engagé le premier la conversation. Un petit exploit en soi, même si la teneur de ses paroles ne respirait pas non plus les fleurs et la joie de vivre. « Je ne compte pas sauter. » Parfois Andreja se disait que l'intérieur de la tête d'Alistair devait vraiment être un endroit misérable et plein de mauvais esprit. Oh il avait peut-être de bonnes raisons, Andreja ne remettait pas cela en cause, mais il fallait tout de même avouer qu'on avait connu façon moins sinistre d'engager une conversation ... Mais soit, il faisait déjà l'effort de l'engager, ce n'était pas le moment de chipoter. « Bien. Parce que je pas vraiment envie de laisser mon cigarette pour te ramasser. » Ou plutôt pour le rattraper, parce que ramasser ce serait sans doute un peu tard, s'il était déjà aplati comme une crêpe en bas. Pas que ce soit un seul instant ce qu'Andreja souhaitait, non, il préférait voir les pieds d'Alistair restant bien ancrés sur le sol du balcon. « Mais ça pas être ce que croivais. » avait-il finalement rajouté, parce que si Alistair se sentait obligé ainsi de lui faire savoir qu'il n'avait pas l'intention de sauter, c'était peut-être parce qu'il s'imaginait que ce serait la conclusion tirée par le serbe. C'était un peu bizarre, comme constat.

Le problème une fois qu’il est sur ce balcon, c’est que, souvent, il s’éternise plus qu’il ne devrait. La logique voudrait que les fumeurs ne viennent ici que pour une ou deux cigarettes, avant de remettre ça quelques dizaines de minutes ou quelques heures plus tard pour les plus courageux. Sauf qu’Alistair peine à s’en tenir à une ou deux cigarettes. La semaine dernière, il était presque satisfait d’être parvenu à réduire très légèrement sa consommation. Mais cette semaine, il s’est déjà bien rattrapé. Il doit probablement être celui qui vide les stocks de cigarettes plus vite que son ombre, mais il est difficile de résister à la tentation quand elles sont à disposition à tout moment. Tentation, c’est le mot, car il s’agit bien là d’un de ses seuls vices, malheureusement pas des meilleurs pour sa santé. Il ne se fait pas d’illusions, il est fort probable qu’on lui diagnostique un cancer des poumons d’ici quelques années, mais cette idée ne parvient pas pour autant à le dissuader de fumer. Il en est à sa troisième cigarette quand il devine qu’il n’est plus le seul occupant de ce balcon, désormais. Il détourne la tête une fraction de secondes pour s’informer de l’identité du nouvel arrivant et puisqu’il s’agit d’Andreja, il doit admettre que la présence de ce dernier ne le dérange pas, raison pour laquelle il se permet même de débuter une conversation. Certes, pas forcément de la meilleure des manières, mais comme il est encore maladroit sur ce point, il ne faut pas s’attendre à grand-chose venant de lui, d’autant plus qu’il fait l’effort de prononcer quelques mots sans y être convié ou même, forcé. Bien évidemment, le sujet concerne la possibilité qu’il saute ou non de ce balcon. C’est inévitable, à chaque fois qu’il se rend ici, il a une pensée pour Mallaury et leur première rencontre. La réponse d’Andreja a le mérite d’être claire. « Ma vie contre une cigarette, vraiment ? » Il rétorque d’une voix monotone. Il n’y a pas une once d’ironie ou de semblant de tentative d’humour dans sa voix, c’est une simple constatation. Il a la prétention de croire, peut-être à tort, que sa vie mérite tout de même mieux qu’une vulgaire cigarette qu’on ne daigne pas lâcher. Enfin, il en connait un certain nombre qui seraient tout à fait capables de ne pas lâcher leurs cigarettes pour le rattraper, tout comme d’autres seraient capables de payer pour le voir s’écraser, Emily en tête de liste. Mais tout de même, il aurait espéré qu’Andreja ne ferait pas partie de cette première catégorie, le voilà profondément déçu. La remarque suivante de son camarade lui provoque une légère grimace. Parfois, il est tenté de dire au serbe de cesser de conjuguer les verbes, pour le bien des oreilles de tout le monde. Et puis, après il se dit que ce n’est pas plus mal qu’il essaie de faire des efforts, aussi misérables soient-ils. « Tant mieux. » Il déclare simplement. Tant mieux, il n’y a donc que Mallaury qui se fait des films sur lui, du moins il l’espère. « Tu apprends l’anglais depuis combien de temps ? » Il demande en tirant une bouffée sur sa cigarette. Il essaie de faire abstraction du mauvais anglais de son camarade car chacun a ses difficultés, il n’empêche pas qu’il est curieux de savoir depuis quand il s’attarde sur cette langue, puisque ça semble encore assez récent. Peut-être qu’on lui l’a déjà posée mille fois cette question depuis qu’il est ici, il en serait désolé si tel est le cas, mais lui n’a pas encore eu le droit à une réponse.  

Quelque chose disait à Andreja qu'Alistair devait être un habitué du balcon, sans doute parce qu'il avait l'air d'un habitué de la clope et que l'un et l'autre allaient souvent de paire, comme si de manière tacite tous les fumeurs du nid s'étaient mis d'accord sur le fait que le balcon était leur repère, le seul endroit du nid où on ne viendrait pas leur reprocher de retapisser leurs poumons de tout un tas de substances qu'il ne valait mieux pas énumérer. Du coup, en trouvant Alistair ici le serbe n'avait pas tiré de conclusion autre que celle qu'il était venu participer à son propre cancer des poumons, et comme il était là pour la même raison il n'aurait assurément pas fait le moindre commentaire à ce sujet, et ce même si la consommation de nicotine du brun était bien supérieure à la sienne. Mais non, au lieu de ça Alistair avait préféré lui assurer qu'il n'avait pas l'intention de sauter, comme si c'était la première chose à laquelle on pensait en mettant les pieds sur un balcon. Dans le monde d'Alistair peut-être, mais dans celui d'Andreja un balcon n'était là que pour permettre de prendre l'air sans mettre un pied dehors. « Ma vie contre une cigarette, vraiment ? » Andreja avait arquait un sourcil, penchant la tête sur le côté de façon exagérée parce que vraiment, c'était le moment que choisissait Ali pour prendre ce qu'il disait au pied de la lettre ? A moins que l'ironie ne soit un concept inconnu de là où il venait ? Il ne savait même pas d'où il venait d'ailleurs, c'était une information qu'Alistair ne lui avait toujours pas révélé, et ce n'était pourtant pas faute d'avoir déjà demandé « Ça ét...ait de la ironie. Tu pas remarquer ? » Ou peut-être que si, et qu'il le faisait simplement marcher ... Mais tout de même, il était un peu difficile de savoir sur quel pied danser avec Alistair, il avait toujours l'air sérieux, alors probablement que lorsqu'il déciderait de ne plus l'être personne ne ferait la différence. Andreja en tout cas avait préféré assurer que ce n'était pas à l'option suicide qu'il avait pensé en le voyant sur le balcon ; A vrai dire la chose ne lui avait même pas effleuré l'esprit avant qu'il n'en parle. « Tant mieux. » N'est-ce pas. Jugeant donc maintenant qu'il pouvait lui aussi venir s'accouder à la balustrade, il avait sorti une clope de son paquet et fait jaillir une flamme de son Zippo pour l'allumer, avant de le ranger dans sa poche et de poser les yeux sur la vue, face à eux. Il avait encore du mal à se dire qu'il était à l'autre bout du monde, qu'il n'avait jamais été aussi loin de chez lui que depuis qu'il était dans le nid. « Tu apprends l’anglais depuis combien de temps ? » Quittant des yeux le paysage Andreja avait reposé son regard sur Alistair, après avoir recraché sa fumée, et un sourire résigné sur les lèvres il s'était senti forcé de demander « Ça est toujours si mauvais, mon anglais ? » Alistair pouvait lui répondre oui s'il estimait que c'était le cas, Andreja ne s'en vexerait pas. Il était simplement un peu désespéré, d'ordinaire il apprenait vite, mais avec l'anglais il avait beaucoup de mal à progresser et il ne comprenait pas vraiment pourquoi ... Peut-être que c'était inconscient, peut-être que d'apprendre l'anglais pour de bon lui donnait trop l'impression d'abandonner ses racines, au profit d'une expatriation qui ressemblait de moins en moins à du temporaire. « Je arriver en Amérique il y a ... » Il avait marqué une pause, faisant le compte dans sa tête « Dix et neuf mois, maintenant. Mais je pas faire beaucoup des efforts, avant de être ici ... » Voir même pas du tout, il se contentait jusqu'à présent du strict minimum, et cédait surtout souvent à la solution de facilité puisque la plupart des personnes qu'il côtoyait à l'ambassade parlaient sa langue. « Et puis, tout le monde me dire que l'anglais ça être facile de apprendre, mais ... » Mais lui ne trouvait pas cela simple, mais peut-être n'était-il tout simplement pas fait pour les langues étrangères.

Quand Andreja le rejoint sur le balcon, il se sent presque obligé de préciser qu’il ne compte pas sauter. Il y a meilleure introduction, c’est vrai, mais c’est la seule chose qui lui est passé en tête dans l’immédiat. Parce que même s’il n’est pas du genre à rire, ça l’amuse qu’on puisse le penser prêt à sauter de ce balcon pour mettre fin à ses jours. Et aussi, pour éviter que la méprise qu’il a vécue avec Mallaury se répète. Alistair n’a pas la prétention de croire qu’il connait très bien Andreja – c’est même tout l’inverse – mais c’est une réflexion qui aurait pu sortir, il le pense, de la bouche du serbe. Peut-être dans un autre contexte, mais Andreja, à sa différence, a l’air relativement enclin à plaisanter. Il le lui prouve en déclarant qu’il ne compte pas lâcher sa cigarette pour le rattraper. Alistair y perçoit l’humour, même s’il n’en est pas client. Il comprend la notion d’ironie chez les autres, mais lui ne suit ce schéma que très rarement, si ce n’est pas du tout. À tel point qu’Andreja n’est pas sûr qui l’ait perçu dans sa phrase.  « Si, j’avais compris. » Il n’est pas stupide, il a très bien compris qu’Andreja ne comptait pas s’exécuter, mais il n’a simplement pas fait le moindre effort pour montrer à ce dernier qu’il avait saisi sa tentative d’humour. Et puis, la façon dont il lui a répondu – à savoir le plus sérieusement du monde – ne l’aide pas forcément. Quoi qu’il en soit, Andreja n’avait pas interprété sa présence ici comme un dernier adieu au monde. Tant mieux. Par la suite, en l’écoutant, Alistair lui demande depuis quand il apprend l’anglais. Il est presque certain que ça ne fait pas longtemps, mais s’il peut avoir confirmation ce serait bien. Mais avant cela, il y a l’égo d’Andreja qui semble avoir pris un léger coup.  « Ce n’est pas si mauvais, c’est… » Il marque une courte pause, le temps de trouver un mot qui convienne à la situation sans forcément blesser le serbe. « … particulier. » Il déclare finalement. Bien même si sa pause peut laisser penser le contraire, Alistair dit la vérité. Ce n’est pas une catastrophe totale, mais ce n’est pas non plus une réussite. C’est particulier, le terme est le plus adapté qu’il puisse trouver. Il n’estime pas être en mesure de le juger sur son anglais approximatif, il est fort probable qu’il ne ferait pas le malin si les rôles étaient inversés et que c’était à lui d’apprendre une langue étrangère, mais il est tout de même curieux de savoir depuis quand il s’acharne. Dix-neuf mois qu’il est arrivé en Amérique (il apprend donc par la même occasion qu’Andreja vit aux Etats-Unis, chose dont il n’était pas encore au courant) et qu’il apprend donc l’anglais. Ou plutôt, dix et neuf mois d’après Andreja.  « Dix-neuf. On dit dix-neuf. » Mois, mais il pense qu’Andreja a saisi à quoi il fait référence. Il n’a jamais voulu l’aider jusqu’ici, parce qu’il ne pensait pas que c’était son rôle ou qu’il n’avait pas envie que le serbe le prenne mal, mais puisqu’il semble être en mesure de rire lui-même sur son anglais plutôt hésitant, il se permet cette rectification avant de tirer une nouvelle bouffée sur sa cigarette. Son colocataire continue son récit. Il est vrai que l’anglais semble être une langue facile à apprendre, mais le point de vue d’Alistair est troublé par le fait qu’il s’agit de sa langue maternelle et qu’il n’est donc pas en mesure de se mettre à la place d’Andreja. « C’est pas si mal. » Il finit par reprendre. À bien y réfléchir, oui, ce n’est pas si mal. Mais il y a un hic.  « Mais les verbes, ça se conjugue. » Il ne dit pas cela méchamment, ce n’est pas son but, et dès qu’il se rend compte que sa phrase peut être interprété de la sorte, il tourne légèrement la tête vers Andreja pour reprendre.  « Si tu améliores ce point, ce sera déjà mieux. » Il ne va pas dire beaucoup mieux compte tenu de la tendance d’Andreja à inventer des mots, mais ce serait déjà un bon début. Il ne lui reste plus qu’à trouver un professeur suffisamment patient pour lui apprendre les subtilités de la conjugaison anglaise, un rôle qu’Alistair n’est pas prêt d’endosser même s’il prendra désormais la liberté de rectifier Andreja, de temps à autre.