Il s'en est sorti. Moins bien que la première fois, mais il s'en est sorti, c'est un peu ça le principal au fond. Être encore dans le nid, arriver premier n'a aucune importance, ça ne définit pas mieux ou moins bien votre valeur. Bien sûr Ghika aurait préféré récolter plus de voix, toujours plus de voix, finir loin devant les autres. Parce que c'était une validation du fait que le public aime ce qu'il voit. Mais dix-neuf pour cent ce n'est pas si mal, c'est même plutôt bien. Quand il y réfléchit il sait qu'il devrait s'en moquer, envoyer balader les pensées qui l'habitent depuis qu'il est gosse, qui lui soufflent à l'oreille qu'il n'est pas assez bien, pas aussi bien, qu'il ne mérite pas autant qu'un autre. C'est complètement idiot, il s'en rend compte, il n'est ni meilleur ni pire que les autres, il est différent mais ils le sont tous. Le public a choisi de le soutenir à hauteur d'un cinquième, et il ferait bien de se réjouir d'être le candidat favori d'une personne sur cinq, c'est plus qu'il n'aurait dû espérer. De retour au nid Ghika avale un grand verre d'eau froide. Il n'a pas quitté Paloma depuis la fin du prime, ça lui fait du bien d'avoir passé la soirée en sa compagnie, c'est pas qu'ils ne passent pas assez de temps ensemble, c'est juste qu'il a eu l'impression qu'elle était vraiment là pour lui. Ghika sait bien que d'autres le soutenaient, il a vu des gestes, échangé des regards, ce n'est pas une question de qui a le mieux fait. Parce que Ghika comprend que chacun exprime son soutien différemment. Mais il avait besoin de quelqu'un, même s'il ne se l'était pas admis au début de la soirée, et il est heureux que ça ait été Paloma. « Je te sers quelque chose à boire ? » demande-t-il en attrapant une bouteille contenant un mélange de sa composition. Un cocktail un peu particulier, fait à partir de fruits frais et d'alcool. Aucun ajout liquide ce qui rend la boisson légèrement moins fluide qu'un cocktail normal mais aussi bien plus savoureuse. Il a bien sûr pris soin de ne pas prendre des fruits trop épaississants, aussi oubliez la pomme qu'il affectionne tant, ce soir c'est mangue-framboise-orange-pastèque, le tout agrémenté d'une lichée de rhum. Secouant la bouteille pour que la boisson reprenne toute sa fluidité il sert deux verres et en fait glisser un de l'autre côté de la table en direction de Paloma. « A mon retour. » dit-il en levant son verre et en buvant une gorgée de la mixture. C'est un peu trop épais... ce qui est assez honteux pour un barman. Il attrape une bouteille de jus d'orange et en verse deux ou trois centilitres dans son verre et répète l'opération dans celui de Paloma. « Si ma mémoire ne me fait pas défaut, et elle ne me fait pas défaut, tu as dit que tu m'as écrit quelque chose ? » demande-t-il un sourire mi-amusé mi-intrigué aux lèvres. Ghika est de ces garçons à qui tendre le moindre mystère est dangereux, il ne peut pas s'empêcher de chercher à le résoudre, il veut savoir ce que Paloma lui a écrit, il n'en démordra pas. En temps normal il lui aurait demandé si c'était un chèque. Mais la curiosité est un peu trop grande pour qu'il plaisante tout de suite.

Ghika peut se détendre, complètement, maintenant qu'il est de retour pour deux semaines, il peut se détendre. En compagnie de Paloma, Ghika il peut passer un bon moment, sans trop réfléchir, sans avoir besoin d'analyser, de décrypter, de calculer et de prendre des notes pour le futur. Elle lève son verre et trinque avec lui, il sourit, elle a toujours le mot qui lui tire un sourire, pourtant Paloma n'est pas drôle. Pas au sens propre du terme, elle n'a pas un humour corrosif, ce n'est pas la fille qu'on ramène en soirée en se disant que tout le monde va se plier en deux à l'écoute de ses blagues. Comme toujours, elle est subtile, c'est ce qui la rend si rare. « Et à tes rêves éclairés. » ajoute un Ghika de bonne humeur et pouvant laisser la douche froide qu'il a reçu quand elle a commencé à lui raconter qu'elle rêvait de lui hétérosexuel de côté. Il a repris son costume de tous les jours, oublié le travestissement de sa sexualité, il peut continuer d'être lui en n'ayant plus ça sur le cœur. Au fond, il reste exactement le même, sa personnalité ne change en rien, les candidats devraient s'en rendre compte rapidement de toute façon, la seule différence c'est qu'il préfère les femmes. « Heureux que tu aimes, les cocktails c'est un peu mon rayon, enfin plus pour longtemps et ça aussi c'est un toast que j'aimerais porter. A mon passé de barman imminent ! » lance-t-il en relevant son verre et d'en boire une autre gorgée. Avec un peu de chance Fake Lover le tirera du bar dès la sortie, s'il n'a pas l'opportunité de valider sa cagnotte et bien il aura encore quelques mois à tirer avant de sortir d'Oxford. Cette simple idée lui donne des frissons de plaisirs. « J'ai dans l'idée de t'enivrer, juste assez pour que tu aies l'impression de flotter sur un nuage molletonneux d'embrun de rhum et de fruit. Si je cherchais à te saouler tu aurais plutôt le sentiment d'être un avion au milieu d'un ouragan décollant et atterrissant à chaque pas. J'y suis passé et je peux te dire que je ne ferais vivre ça à personne. Ou alors juste à quelqu'un à qui je voudrais beaucoup de mal. » explique-t-il quand elle le soupçonne gentiment de chercher à la saouler. Ghika ne vise jamais à rendre malade les gens, même au bar il tente d'être le serveur raisonnable, n'en déplaise à son patron. Il doit l'admettre la résistance de Paloma est noble, admirable même mais totalement injustifiée. Ce mot d'adieu qu'elle lui a dédié, il est à lui maintenant. Qu'il soit parti ou non ça n'a aucun impact sur le fait qu'il est le destinataire et qu'il est en droit de disposer de ce que Paloma voulait lui écrire. « Hein ? Tu... non ! C'est pas juste ! Tu me l'as écrite à moi cette lettre ! Le fait que je sois encore là ça change ce que tu pensais quand tu as écrit ? Parce que si c'est le cas je sais pas comment le prendre... » il en perdrait presque son latin. C'est tellement rare pour lui de bafouiller, de chercher ses mots, de chercher le fil d'un raisonnement qu'il pourrait applaudir Paloma pour avoir réussi l'exploit de lui faire perdre ses moyens. Mais Ghika est vif, il est entraîné à penser rapidement à toujours tirer parti d'une position qui lui est apparemment défavorable, c'est ce qu'il a appris pendant ses études, toujours appliquer un raisonnement partial et rationnel dans une situation qui ne lui est pas favorable. « T'es cruelle ! On est dans un jeu, je vous ai laissé croire que je n'étais que mes apparences. La justice c'est que si tu m'avais demandé si j'étais hétérosexuel je t'aurais répondu. La justice c'est que si je te demande de me laisser lire cette lettre qui m'est destinée tu m'y autorises. Parce qu'il n'y a pas deux poids deux mesures entre nous. » C'est logique, c'est net. Son professeur de débat juridique aurait été fier s'il ne lui en voulait pas autant d'avoir abandonner le droit. Ghika est un passionné, il choisit toujours d'aller vers ce qui l'excite, pas ce qui lui est facile. La passion c'est la violence, la difficulté. Ghika est un être de passion, il ne cherche pas à vivre normalement, il veut des montagnes russes et des chutes, il veut embrasser la vie et affronter les cyclones. Pourquoi il n'a pas eu d'histoire d'amour en huit ans ? Ce n'est pas parce que ses études lui prennent trop de temps. C'est parce qu'il veut se sentir au bord du gouffre, prêt à sauter, il veut que voir l'autre ouvre sous ses pieds un abîme. Les papillons très peu pour lui. « Je sens que j'vais en entendre parler de mon homosexualité feinte... mais ce sera mérité. » conclut-il avec un sourire. Il l'a cherché de toute façon, il aurait peut-être mieux fait de ne pas le révéler... mais dans ce cas personne n'aurait eu la chance de le voir pour qui il est totalement. Pas la moindre chance.

Il ne sait pas où sont passés les autres, à la réflexion il s'en moque un peu. Certains doivent être en train de déplorer le départ d'Elsa, d'autres doivent être couchés, certains barbotent peut-être dans la piscine, mais tout ce qui importe à Ghika en ce moment c'est de passer un bon moment, il n'a pas envie de se préoccuper des autres, il est avec Paloma, elle a toute son attention et tant pis si ça le fait passer pour le rescapé insensible. La vérité c'est qu'il est content que ce ne soit pas lui, ou quelqu'un dont il est proche, qui soit parti. Alors que Paloma lui confie qu'elle le voit totalement en amphi mais pas du tout derrière un bar il sourit et boit une autre gorgée de son cocktail. « Je suis un vrai petit élève modèle, toujours au premier rang, toujours à prendre des notes. » confie-t-il avec malice. C'est triste à dire mais c'est la vérité, il est le parfait cliché du bon élève, de la tronche de service, celui qui a toujours les meilleures notes et à qui on peut tout demander. Ghika ne sait plus exactement ce qui l'a poussé à choisir tel ou tel domaine d'expertise, probablement le désir de prouver sa valeur, de se montrer qu'il pouvait le faire et que les gens qui pensaient de lui qu'il ne ferait jamais rien ''d'important'' se trompaient. « Je sais pas si je suis vraiment prêt à la laisser derrière moi. J'ai hâte de ne plus avoir à bosser derrière un comptoir, mais en même temps... L'inconnue ça a quelque chose d'angoissant, peut-être que je referais un cycle universitaire, ou reprendrais un de ceux que j'ai laissé de côté en cours de route, histoire de ne pas sortir d'un coup du système éducatif. » C'est une confession, un témoignage de ce qu'il redoute, ne pas trouver sa place dans la vie réelle, une fois qu'il aura fini ses études il devra être un adulte. Bien entendu il a prévu de fréquenter l'université pour des recherches même après son diplôme, mais ça ne sera plus pareil, il ne sera plus jamais ''Ghika l'étudiant''. C'est une transition qu'il va devoir travailler afin de la réussir, peut-être qu'il prendra un peu de recul, qu'il voyagera, qu'il trouvera un moyen de retarder les responsabilités qu'être un adulte totalement émancipé représente. Jusqu'à présent il s'en est bien sorti, sa mère ne lui a pas fait un chèque depuis des années mais ce n'est pas l'aspect financier qui l'inquiète le plus. Lorsque Paloma reprend la parole et qu'elle admet n'avoir jamais eu la gueule de bois, Ghika est surpris, pas parce qu'il voit Paloma comme une grosse fêtarde mais plutôt parce que c'est étonnant qu'elle n'ait jamais dépassé les limites. Il l'a fait la première fois qu'il en a eu l'occasion, il a dépassé les limités à chaque fois qu'il a eu l'occasion d'expérimenter quelque chose, la première fois, pour ne pas pouvoir dire qu'il ne connaît pas. « Jamais ? Wow... je pense qu'il faudra que je te fasse découvrir ça un jour quand même, et je ferais en sorte que tu ne t'en rendes compte qu'au réveil. Pas assez pour te clouer au lit pendant deux jours, juste ce qu'il faut pour que tu te promettes de ne plus jamais recommencer. » plaisante-t-il en se disant qu'il a bien trop souvent fait cette promesse, mais dans son boulot c'est presque inévitable de boire plus que ce qu'il est raisonnable de boire. Ces derniers temps il a un peu ralenti, peut-être parce qu'il a conscience qu'il en fait trop... Non, il sait bien pourquoi il a levé le pied, il lui reste huit mois d'université à faire et ils vont lui demander toutes ses capacités intellectuelles, alors hors de question de sacrifier des neurones pour de la vodka bon marché. Quant à la lettre... « Et si je promets de la lire seul et de ne jamais la mentionner d'une quelconque façon ? » C'est une promesse qu'il aura du mal à tenir, parce qu'il aime tout comprendre, soulever les moindres détails pour vérifier qu'il comprend bien le message, mais si c'est le prix à payer pour assouvir sa curiosité, Ghika est prêt à sacrifier l'exhaustivité de ses recherches afin d'obtenir la satisfaction d'avoir étanché son besoin maladif de savoir. « Bon bah j'ai plus qu'à espérer que tout le monde voit les choses comme toi et ça sera une transition super smoothe. » commente-t-il sans y croire. Il a assez étudié les rapports qu'entretiennent les gens avec leurs certitudes pour savoir qu'il a créé un raz-de-marée miniature dans ses relations avec certains d'entre eux. Il ne s'en veut pas, il ne leur en veut pas. Il comprend, ça l'emmerde d'avoir raison, mais il comprend. C'est trop tard pour faire machine arrière et même si c'était possible que ferait-il ? Remonterait-il à l'interview de Zoey pour ne pas faire sa petite révélation ou aux castings ? Déciderait-il de changer complètement la façon dont il a abordé l'aventure ou juste la fin ? « Boarf, on peut toujours entamer un combat pour la rendre aussi juste que possible. Ce sera à petite échelle mais bon... » dit-il, pragmatique. Ce n'est même pas une question d'idéalisme, il croit vraiment qu'un individu peut décider de vivre sa vie avec justice et justesse. Il essaye de le faire autant que possible, mais il a bien conscience que ce n'est pas parce qu'une personne est juste que le monde l'est. Alors que le verre glisse sur la table et passe devant lui il l'attrape d'une main habile. Ses gestes sont rapides, étudiés pour une effectivité maximale en période d'happy hour. Il verse le jus d'orange en premier, le mélange fruits et alcool ensuite, il aurait pu mettre du sucre autour du verre, mais il n'y a pas pensé et puis repose le verre devant Paloma. « De toute façon c'est pas comme si je pouvais revenir en arrière maintenant donc j'ai plus qu'à attendre comment ça évolue. » décrète-t-il sans émotion. Cette partie de la conversation ne mènera à rien, alors il boit, finit son verre d'une traite et se ressert. « C'est quoi le premier truc que tu vas faire en rentrant chez toi ? » lui demande-t-il curieux. Si elle ne veut pas lui donner la lettre elle peut bien répondre  à quelques questions, c'est pas comme s'il allait la pourchasser et la hanter avec ses révélations.

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