@karla

Je suis pris d'une frénésie littéraire mais pas tellement comme on pourrait l'imaginer. Assis en tailleur dans un pousse-pousse obscur et reculé du parking, je me cache des caméras mais surtout des autres candidats qui seraient mal avisés de débarquer à ce moment-là. Dans la réalité des faits, c'est plutôt moi qui suis imprudent, inconscient et complètement stupide mais je ne peux pas m'en empêcher. ça me trotte dans la tête depuis plusieurs jours, mes doigts en tremblent presque, furieux et avides de livrer leur histoire à qui voudra bien l'entendre. Un seul visage dans mon esprit : Karla. Partenaire, unique personne connaissant mon secret parmi les autres, elle se transforme malgré elle en la cible et dommage collatéral de mon incapacité à résister à la tentation. A mes tentations. Toute cette histoire, je l'ai déjà racontée. Deux fois. Une fois à Shayma, une fois à la production et la seule autre fois où ça a été évoqué, je n'étais pas le narrateur. Tout a commencé alors que je n'étais pas le narrateur. Alors peut-être que c'est ce qu'elle va m'offrir, Karla, sans le savoir. Une voix. Ma voix. Je récupère ma voix. Comme lorsque j'ai finalement déballé ma vie face aux agents du casting. Sauf que ce n'était pas suffisant, pas assez, j'en suis ressorti avec cette sensation de trop peu, comme si la vie avait voleté tout autour de moi et que j'avais été incapable de l'attraper pour la conserver contre moi. Alors je l'écris, parce que les écrits restent, même si j'espère que celui-ci partira en flammes dans pas trop longtemps. Au bout d'une demi-heure, je me redresse pour contempler mes pattes de mouche remplir l'espace de haut en bas, parfois posées, parfois frénétiques selon l'état de mon esprit à ce moment-là. Je me sens vidé, comme si mon stylo avait extirpé la vie de mon corps pour l'insuffler dans ce récit. Il me faut un instant, calé contre le bois, le regard vers le ciel, avant d'expirer et de me lever dans un souffle en quête de ma partenaire. Quelques personnes me renseignent différemment, jusqu'à ce que Lina m'envoie jusqu'au jardin zen, dans lequel je capte aussitôt sa silhouette longiligne. Sans hésitation, je me plante près d'elle, les doigts effleurant une orchidée blanche comme la lune. « J'ai écrit ça pour toi » j'annonce en tendant vers elle le papier plié en quatre, sans plus de cérémonie. J'attends son regard moqueur, sa réplique vaseuse, parce que tout ça n'annonce certainement à ses yeux que le funeste avenir qu'elle m'annonçait la semaine dernière : ça y est, il est tombé amoureux de moi, il m'écrit des lettres d'amour. « C'est mon secret. Pour la transparence. » je précise finalement. C'est tout ce qu'elle avait exigé. La transparence entre nous. Alors je prends l'initiative, un pas vers elle qui me parait nécessaire vu la seule information qu'elle a me concernant. Une fois qu'elle aura lu cette missive, si toutefois elle souhaite le faire, elle me connaîtra plus que 99% des gens sur cette planète. « Ne le laisse pas traîner partout » je plaisante avec un léger sourire. Non parce que je lui fais vachement confiance là, alors ça m'arrangerait de pas me faire éliminer à cause de sa négligence. D'ailleurs, je crois que je vais récupérer ce papier, après.

En vérité, c'est plus un gage de confiance qu'une lettre de rupture que je lui propose. Une manière de sceller un partenariat imposé mais au match plutôt réussi jusqu'à présent. Du moins, à mes yeux. Karla, c'est assez difficile de savoir ce qu'elle pense, elle ne transmet pas énormément et son non-verbal n'aide pas énormément à la déchiffrer parce qu'il faut passer outre la barrière de sarcasme et de distance qu'elle s'impose ou qu'elle impose, c'est encore difficile à dire à ce stade. Pourtant, je l'aime bien, moi, elle me fait rire et je pense qu'à l'avenir, avec plus de temps pour apprendre à se connaître, elle pourrait aisément me toucher. Sans rien dire, j'accueille sa réaction à mon secret, à toutes les explications que j'aurais pu lui confier sur le sujet, et, toujours sans rien dire, j'attends qu'elle termine d'écrire pour me tendre sa réponse. Mes prunelles impriment chacun des mots tracé sur la papier chiffonné par l'usage, je tente de tout retenir, parce que bientôt, je n'aurai plus que mes souvenirs pour me rappeler son histoire. Je ne permettrais pas de lui demander de me réexpliquer autre chose que des informations inédites. Je veux qu'elle sache que je l'ai écoutée. Ou lue, en l'occurrence. « Tu m'arracherais un oeil » je réplique avec un sourire amusé mais entendu, en m'asseyant à côté d'elle. Mon regard, d toute façon, lui promet. Aucun jugement, aucun apitoiement et je sais que je peux compter sur elle pour que ça soit réciproque. Si tant est que ça lui soit passé par la tête, ce dont je sais que ça ne sera pas forcément le cas et ça m'arrange. Mon secret, c'est plus un boulet qu'autre chose et c'est aussi pour ça que personne n'est au courant. « Je commence à comprendre pourquoi ils nous ont mis ensemble » je dis sans développer davantage par précaution. Parce qu'on ne sait jamais et qu'ici, je préfère être extra prudent plutôt que pas assez, d'autant plus vu les sanctions prises pour les gens qui sont un peu trop loquaces par rapport à leur secret. Mais moi, dans ma tête, je saisis mieux. J'appréhende notre partenariat d'une façon si nouvelle que même les types de la production ne sont probablement pas allés si loin. Mais Karla, du haut de ses vingt-cinq ans et de son regard avec lequel elle semble défier le monde entier, c'est presque elle que je comprends. Opposée autant que complémentaire, similaire autant que différente. Je suis un bavard, je lui ai dit, et tout ce qui bouillonne sous mon crâne bouillonne autant contre mes lèvres que je garde malgré tout étroitement scellées. Je ne sais pas si elle s'en fiche, ou si je ne suis pour elle qu'un type avec qui on la force à avancer dans le jeu mais moi, j'ai toujours aimé les histoires, les doubles, triples voire multiples grilles de lecture aux récits, aux fables et Karla et moi, dans nos secrets, dans nos histoires et dans nos caractères, on forme une tri-dimension où chaque lecture semble possible. Même si une part de moi, la part névrosée et nécrosée de moi se plait à relire l'histoire avec les nouveaux éléments obtenus pour y trouver une cohérence que je vois comme évidente, je sais malgré tout que je n'aurais pas imaginé pouvoir lire dans cette gosse de l'autre bout du monde autant de familiarité. Presque de souvenirs. Finalement, je fourre la main dans ma poche pour y attraper un briquet que j'avais emporté en prévision et précautionneusement, tenant le papier par un coin, je l'embrase jusqu'à ce que mes doigts brûlent et le laisse tomber dans le sable, qui termine de le consummer. « Qu'est-ce que tu es venue chercher, ici ? » je demande à Karla, en roulant à nouveau des billes dans sa direction. Je ne pense pas lui avoir jamais posé la question, alors que c'est pourtant presque une base ici. Pourquoi.