SIXTINE

J'arpente les pièces du grand manoir d'un pas lent, laissant mes yeux glisser sur les murs pour s'imprégner de l'endroit. Le calme ambiant régnant en ce début d'après-midi dans la demeure m'avait semblé expressément propice à l'analyse de mon nouveau domicile. Je ne parle pas beaucoup, mais je suis un grand observateur. Raison pour laquelle que lorsque mon regard passa à l'examen minutieux du plancher, il fut immédiatement attiré par une minuscule tâche noir, d'un diamètre pas bien important, se déplaçant rapidement sur le sol. A la fois poussé par la curiosité et par l'émerveillement, je me baisse pour découvrir une petite araignée, qui tout comme moi à ce moment de la journée, semblait avoir pris la décision d'arpenter les lieux. Je glisse ma main sur le sol, juste devant la petite bête, qui n'a guère d'autres choix que de monter sur l'énorme colline, toute de peau recouverte, qui se présente à elle. Je me relève, puis l'observe intensément, les yeux remplies d'une grande fascination. L'araignée gambade allégrement sur ma main, provoquant d'infimes sensations sur ma peau. Je suis le genre de garçon à trouver aux arachnides un intérêt digne de tant d'attention, ce qui doit être loin des habitudes de mes congénères de l'émission. Avançant, prudemment en direction de la porte menant aux jardins pour relâcher ma trouvaille dans son milieu naturel, j'exerce avec ma main une gymnastique étrange et incessante, afin de ne pas quitter la bestiole des yeux.

J’avais furtivement emprunté un livre à la Bibliothèque du château, le fameux « Roméo et Juliette » que je n’avais jamais lu. Oui, oui, il s’agissait d’un grand classique et j’étais à peu près au courant de l’histoire, mais je n’avais jamais eu l’occasion de dévorer l’ouvrage. Et j’étais persuadée de ne pas être la seule à n’avoir pas pris le temps, certains s’étant contentés de la version « Claire Danes et Léonardo Di Caprio ». J’étais assise sur une chaise du jardin lorsque Juliette s’éveilla de son sommeil artificiel, balançant un « Mais quel con putain, t’aurais pas pu attendre cinq secondes ? » qui venait du fond du cœur. J’étais sur cette même chaise lorsqu'elle se donna la mort, envahie par le désespoir, maugréant un faible « Nooooon » de protestation, les larmes au bord des yeux. Je tournai les dernières pages en espérant y trouver une suite cachée jamais dévoilée au grand public où Roméo et Juliette se retrouvaient au pays des bisounours, heureux et entourés d’enfants. Mais rien. Je m’accordai deux minutes pour pleurer à chaudes larmes, frustrée par cette lecture des amants maudits. Ce genre de choses, ça me faisait toujours chialer, et je savais même avant de l’avoir ouvert que ça arriverait. Mais je m’en fichais, ça faisait du bien de se laisser aller de temps à autre. Essuyant les dernières gouttes au coin de mes yeux pâles, j’ouvris la porte afin de rentrer me réchauffer, me trouvant nez à nez avec un jeune homme que je me souvenais vaguement avoir aperçu lors de notre arrivée au château. « Oh ! Excuse-m . . . » Un mouvement sur sa main attira immédiatement mon attention, mes yeux s’écarquillant à la vue d’une araignée qui se baladait impunément sur sa peau. Je poussai un hurlement en levant le livre dans les airs, prête à l’abattre sur la bestiole qui rampait sur sa pauvre victime, les yeux encore rouges et bouffis. Je me moquais bien se savoir si j’allais lui fracturer les cinq doigts, mais vu l’épaisseur du bouquin, c’était peu probable.

Alors que je suis sur le point d'atteindre mon but ultime et d'enfin parvenir à la porte menant à l'extérieur pour faire ma bonne action de la journée, une jeune femme qui passe le seuil en sens inverse manque de me rentrer dedans. Pour tout dire, je ne me serais pas formaliser pour si peu, si seulement la seconde d'après elle ne s'était pas mise à pousser un hurlement strident et à brandir un livre en ma direction, dont l'unique intention possible semblait être de l'abattre sur moi. Mes yeux s'écarquillent et je tente de me protéger comme je le peux en mettant mécaniquement mes mains devant mon visage et en tentant de faire un pas en retrait, ne pouvant que prier en espérant que je n'aie pas trop mal en recevant le coup. Avec ses yeux rouges et sa sensibilité personnelle manifestement accrue pour, ce que j'imagine être, vouloir me punir parce que je ne me suis pas excusé d'avoir risqué le choc corporelle avec elle, uniquement deux raisons me viennent à l'esprit au sujet de la candidate: elle est soit en proie à ses hormones dus aux cycles menstruels féminins, soit son secret est d'être hystérique ou atteinte de n'importe quelles autres névroses psychotiques... « Désolé ! Je suis sincèrement désolé ! » dis-je d'une petite voix, presque craintive. Je finis par m'aventurer à ouvrir un oeil, puis le second, avant de me redresser piteusement après m'être assuré qu'elle a abaissé son ô combien dangereuse arme. Je lui lance un regard suspicieux, avant de reporter mon attention sur ma main, pour vérifier que l'araignée avait tout comme-moi survécut à l'infarctus. Rassuré de ce côté là également, en la voyant gambader de mon pouce à mon annulaire, je la regard curieusement, avant de lui demander: « Qu'est-ce qui se passe ? »

J’étais là, sur le point d’écraser ce truc à mille pattes –au moins- qui se trimballait sur la main du gamin en sifflotant. L’amour de Roméo et Juliette était assez lourd pour que mon arme devienne efficace. Sauf que mon plan ne se déroula pas sans accroc –parce que moi je ne m’appelais pas Hannibal figurez-vous-. Le candidat se recroquevilla soudain sur lui-même comme si je m’apprêtais à lui asséner une gifle magistrale. Fallait pas exagérer, un petit coup de bouquin sur les doigts ce n’était pas si terrible. Il plaça alors ses mains devant son visage, ce qui eu deux conséquences ennuyeuses. Premièrement la distance entre la « chose » et mon corps se réduisit quelque peu, me retirant un second cri ainsi qu’un bond vers l’arrière. Deuxièmement, j’étais peut-être déterminée à éradiquer cette araignée, mais le risque de frapper le gamin à la tête et de lui provoquer une commotion cérébrale augmentait sensiblement. Je me résolus par conséquent à interrompre mon geste, serrant la pièce de théâtre contre ma poitrine comme s’il s’agissait du Saint-Graal pendant que le candidat semblait . . . non j’avais du mal voir. Il était en train de mater le truc là, non ? Comme s’il avait remarqué sa présence et s’en foutait éperdument. « Mais c’est . . . le . . . l’araignée là !! » m’exclamai-je en désignant la petite créature du doigt. « Pourquoi t’as souri quand tu l’as vue hein, c’est louche bon sang. Tu vas l'écrabouiller, pas vrai ? » Ce n’était pas si étrange que ça, mais sur le moment ça me paraissait être aussi interdit que de voler le sac d’une mamie. Oui je sais, j’étais censée être écolo et tout ça, mais généralement on sauvait des ours polaires ou des baleines, pas des araignées toutes moches qui s’infiltraient dans vos draps pendant un sommeil tranquille. J’en frissonnai rien que d’y penser.

Je lance un regard intrigué à la jeune femme, avant de lui demander très sincèrement, d'une voix étonnée: « Bah quoi ? ... Tu n'aimes pas les araignées ? ». J'ai toujours vu l'arachnophobie comme une peur très curieuse et inconsidérée, ce qui un peu l'hôpital qui se fout de la charité, vu mon propre lot de névroses personnelles. En passant outre leur pilosité excessive et leurs huit pattes, dont je veux bien consentir à leurs accorder un charme très limité, elles n'ont en soit rien de bien effrayant. Je veux dire, ce n'est pas non plus comme si j'étais entrain de déambuler dans le nid avec une tarentule sur le bras ou autres mygales d'un diamètre d'une quinzaine de centimètres... Mes yeux oscillent entre la bestiole et le visage outré de la candidate, que j'aurais presque pu trouver amusant, si seulement je n'étais pas dénoué de tout sens de l'humour. « L'écrabouiller ? » répétai-je, indigné par une telle suggestion. Mon regard retourne en direction de ma nouvelle meilleure amie, qui continue à faire des allers-retours le long des lignes de ma main, sans même se douter du sort que la demoiselle souhaite lui réserver. « Tu sais, si l'espèce disparaissait, ce serait un peu, genre, la fin du monde, avec la chaîne alimentaire rompue et tout ça... Les herbivores découvriraient le plaisir de mordiller dans de la chair fraiche et après, c'est toi qui te feras dévorer par une vache... » J'hausse les épaules, avant de reprendre de ma voix habituelle monotone, qui semble continuellement privée de toute intonation: « Enfin, ce n'est qu'une théorie bien entendu... »

Le jeune homme semblait très surpris de ma réaction. Pour lui, il relevait de l’évidence même que les araignées étaient de gentilles petites bêtes qu’il fallait aider, et non écraser. Son interpellation me fit presque me sentir mal. Je me sentais limite en tort, comme si je n’avais pas le droit de porter la main sur une créature de Dieu. Je me tortillai un peu, ne quittant pas le monstre des yeux pour éviter toute mauvaise surprise. « Je . . . c’est à cause de ma mère, elle criait tout le temps quand elle en voyait une. Alors forcément, traumatisme. » Défense classique : accuser quelqu’un d’autre. Mais ce n’était pas idiot comme raisonnement, peut-être même vrai. Qui sait ? Désormais cette réaction était bien ancrée dans mon comportement, et chaque jours j’apprenais à les détester. J’avais récemment appris qu’elles ne piquaient pas mes mordaient, car dénuées de dard. Mordre, vous vous rendez compte ? Je fis une moue boudeuse. Mouais, finalement elles n’étaient pas très différentes de moi, Connor pourrait en témoigner. Mais elles étaient fourbes, vicieuses, trop petites. J’étais moins effrayée par une tarentule que par une toute petite araignée banale, aussi étonnant que cela puisse paraître. Au moins ne pouvait-elle pas me rentrer dans la bouche pendant que je dormais d’un sommeil paisible, ou me tomber dessus quand j’ouvrais la fenêtre pour aérer –expérience vécue-. « Ouais, ce n’est pas faux » lâchai-je à sa remarque concernant la fin du monde. Je n’étais pas décidée à me laisser manger par une vache sans broncher, soyons clairs ! Cependant le gamin n’avait pas tout à fait tort. J’avais lu, dans un magasine écolo, que l’araignée capturait les insectes, et par conséquent nous évitait d’être infestés d’insectes tels que les mouches, les moucherons, les moustiques. Bref, tout ce qu’elle mangeait dans sa toile confortable. « Ne t’inquiètes pas je n’ai pas l’intention d’exterminer toutes les araignées de la planète. Juste celles qui croisent mon chemin . . . J'aime beaucoup les animaux tu sais, je les défends. Mais généralement ils sont plus gros, je trouve ça moins effrayant.» Encore une fois, cela pouvait paraître particulièrement bizarre. Je me demandais alos comment Kim, candidate de la saison précédente reconnue pour son amour animalier, aurait traité cette araignée. « Bon euh, je t'autorise à la relâcher, tant que tu ne décides pas de l'élever dans la cuisine. Puis ça aurait été dommage de souiller Shakespeare avec.» reconnus-je en soulevant le bouquin. Quoique Juliette aurait bien mérité une bonne araignée dans la tronche pour avoir si mal planifié sa fausse mort.

Elle justifie sa peur en parlant de l'attitude de sa mère quand elle était encore jeune, ce que je peux tout à fait comprendre. J'hôche ainsi la tête d'un air compréhensif, tel un grand expert en ce qu'il s'agit des mamans un peu trop... un peu trop. Pour ma part, je suis prêt à mettre sur le dos de ma propre mère, certaines de mes plus grandes lubies. Un brin castratrice et dévouée en sa foi pour Dieu, inutile de préciser qu'elle et moi n'avons jamais réellement été sur la même longueur d'ondes. Je suis le "Fils Prodigue", ne remplissant aucune des espérances qu'elle a osée avoir un jour pour moi, mais en fait, je ne le vis pas si mal que ça. Une question d'habitude, j'imagine. La jeune femme me dit qu'elle trouve les animaux plus gros moins effrayant, ce que je trouve particulièrement curieux. Quand on y réfléchit, parmi les grands mammifères, la plupart des animaux sont sauvages et/ou dotés de longues dents aiguisées, de surcroît tranchantes. Enfin, personnellement, je n'irais pas défendre la cause des lions et des ours en les prenant par la main pour les emmener dans leurs milieux naturels, comme je consens à le faire avec nos amis à huit pattes. « J'ai peur qu'en en faisant mon animal de domestique je subisse le traumatisme d'une perte intense, j'ai entendu dire que les araignées ne vivaient pas plus d'un an... Enfin, remarque, leur durée de vie moyenne est peut-être réduite par l'aspirateur... Ca fausse sûrement les résultats. » J'avance jusqu'à la porte du jardin, m'accroupie et secoue doucement la main pour libérer la bestiole. Elle s'accroche, avant de daigner tomber sur le sol et de partir d'un pas rapide vers d'autres horizons. J'ai peur qu'en la laissant vaquer à ses occupations à l'intérieur du nid, ça devienne dangereux pour sa sécurité personnelle compte tenu de la présence de candidats beaucoup moins tolérants que la demoiselle. Une fois rassuré sur le sort de l'araignée, je me relève, ferme la porte et retourne auprès de la candidate. « Elvis, défenseur des plus faibles. » me présentai-je, comme un super-héros de la caste de Superman ou encore Green Lantern.

Je me demandais un instant s’il plaisantait en parlant de perte intense. Avec lui c’était difficile de savoir puisqu’il ne souriait jamais. Il était vraiment étrange ce petit bonhomme, mais attachant par sa nature douce. Au moins il n’était pas contrariant, et pas non plus du genre à engueuler les candidats pour un oui ou pour un non. Ce n’était pas non plus le style à user de ses cordes vocales pour s’étrangler dans un jeu proposé par la production, comme moi. Je m’étonnais de voir tant de disparité dans le caractère de tous ces candidats. Ils avaient choisi un large éventail de la population, allant du plus timide des jeunes hommes à la plus méprisante des jeunes femmes, en passant par la poupée fragile et l’homme des cavernes. Le château était un parfait sujet d’étude pour un étudiant en anthropologie. « C’est vrai que ça peut-être triste, j’ai versé une larme pour mon poisson rouge. Tu devrais prendre une tortue, ça dure pas mal de temps à ce qu'il paraît. » Je regardais le garçon déposer sa précieuse bestiole, notant mentalement l’endroit à éviter à l’avenir. Bien sûr il était peu probable qu’elle restât dans le coin, mais on n’était jamais trop prudent. Au moins jetterais-je un coup d’œil pour inspecter les herbes hautes si je décidais d’installer une chaise dans ce périmètre. Lorsque le fameux Elvis se présenta je lui souris. « Enchanté super Elvis, moi c’est Sixtine, défenseuse de la planète. » J’ouvris ma veste dans un ‘‘zip’’ sonore, laissant apparaître un t-shirt sur lequel apparaissait la Terre entourée de l’inscription « Ecolo[geek] ». Un copain avait jugé amusant de me l’offrir, c’est vrai que le jeu de mot était pas mal trouvé.