le vingt-quatre à quatorze heures, Lukas.

Quatorze heures. Je me fais chier. Clairement, je m'ennuie. Ma vie est tout de même plus passionnante en dehors de cette émission. Non, en fait non. Ma vie est chiante, inexorablement, incroyablement chiante. Je la comble avec des recherches, des images de cerveaux, des IRM, je m'en contente. J'en suis même fière. C'est dingue ça ! Je suis dingue d'avoir une vie se résumant à « je suis étudiante chercheuse, dans un an j'aurais mon doctorat, youpi tralala ». Dans le fond je suis un peu ridicule comme fille. Peut-être devrais-je étudier une image de mon cerveau, je ne l'ai fait … par peur du résultat ? Allez savoir. Non bon, n'exagérons rien, je ne suis ni débile ni folle, et je sais mieux que personne pourquoi je fais ce que je fais, je suis claire avec moi même, c'est le principal. Le seul souci est que je demande si j'ai déjà été heureuse un jour. Pendant mon enfance certainement, mais plus maintenant, certainement pas.
Bon, que faire ? Accoudée à la fenêtre, j'eus soudain envie d'aller voir d'un peu plus près les falaises, la mer, l'océan. Par peur du froid, j'enfilais un pull deux fois (et encore!) trop grand pour moi, descendais quatre à quatre les escaliers et sortais en vitesse du pseudo château dans lequel nous étions filmés H24.
Là, à côté des falaises, j’eus presque un haut le cœur, un sursaut d'effroi. Lukas. Probablement un des rares candidats à avoir suffisamment retenu mon attention pour que je me souvienne de son prénom. Et il y avait de quoi : il était aveugle. Mais comment pouvait-il avoir assez de courage pour participer à cette émission. Mais surtout … « MAIS QU'EST-CE QUE TU FOUS LA ? » J'attrapais fermement son bras, sans ménagement. Merde Breathe, c'est pas un enfant non plus … Je le regardais, quelques minutes, avant de m'excuser. « Je suis désolée, je voulais pas t'agresser ni te rabaisser mais … quand même, y'a des falaises, c'est dangereux. » Et là, comble de la stupidité, je me rendis compte qu'il ne savait certainement pas qui j'étais. « Et j'en oublie de me présenter ... » Je suis nulle. Nulle. « Je m'appelle Breathe. »
Ces falaises ... Dieu ce que c'était beau.

La vie dans la maison me convenait très bien pour le moment et heureusement pour moi, une salle de musique existait. Je passerais certainement de longues minutes voire de longues heures dans cette pièce que j'affectionnais particulièrement. Cependant, aujourd'hui, j'avais décidé de découvrir l'extérieur du château. Je voulais ressentir le vent caressant sur mon visage et entendre l'écume des mers s'échouant sur les falaises. Cela me rappellerait ma ville natale, mon chez moi que j'avais quitté spécialement pour Fake Lover. Je marchais donc avec ma canne blanche en direction des falaises. J'approchais et la distance entre moi et une chute possible diminuait à chaque pas. Je finis par me stopper à quelques mètres du vide, près d'une rembarde à laquelle je me tenais avant que des cris effroyables viennent me sortir de mon état de stupéfaction face à tout ce que je ressentais ici. Je tournais mon visage vers ces cris ahurissants d'une jeune femme aux poumons de feu. « Je suis désolée, je voulais pas t'agresser ni te rabaisser mais … quand même, y'a des falaises, c'est dangereux. » « T'inquiète pas pour moi. Je sais ce que je fais. » Lui répondis-je gentillement. Je savais ce que je faisais et je n'avais pas besoin d'aide mais le fait qu'elle me hurle dessus comme ça pour m'aider me fit tout de même sourire. « Je suis Lukas, le premier aveugle de l'émission. » Je pris alors une bouffée tout en fermant les yeux derrière mes lunettes de soleil que je portais continuellement dans la maison. « Dis, tu pourrais me décrire le paysage, s'il te plait ? » Lui demandais-je poliment. « Si tu ne veux pas c'est pas grave, j'ai déjà beaucoup avec le vent qui vient à la rencontre de mon visage et le bruit des vagues venant s'échouer contre les falaises. On peut même recevoir quelques légères gouttes quand elles sont violentes. C'est agréable. »

« T'inquiète pas pour moi. Je sais ce que je fais. » Je souris. Il ne pouvait pas le voir, mais je souris tout de même. Je n'avais jamais eu besoin d'être vue pour dévoiler mes dents de toute façon. « Je n'en doute pas. Enfin si, y'a deux minutes, j'en doutais c'est vrai, mais bon, c'est mon côté wonderwoman qui ressort. »
« Je suis Lukas, le premier aveugle de l'émission. » J'eus une grimace de désapprobation. La façon qu'il avait de le dire me gênait un peu, comme s'il parlait de lui-même péjorativement. « Et à part être un aveugle ? Tu n'es pas que ça, puis ce n'est pas sensée être une étiquette qui te colle à la peau, ce n'est pas sensé être non plus tout ce qui te décris. Alors à part être aveugle, tu es quoi ? » Je n'avais aucunement l'intention d'être méchante, bien au contraire, je supposais simplement qu'il avait d'autres choses intéressantes à dire pour se décrire que son handicape.

Après quelques minutes, alors que j'observais avec délectation le paysage, il me demanda justement de le décrire. Outch. « Te décrire le paysage … C'est que je ne suis pas une femme de lettres mais je veux bien essayer. » C'était bête ce que je venais de dire. Je ne suis pas une femme de lettres … Je devais quand même être capable de décrire assez correctement un paysage. Disons seulement que dans cette situation, pour être tout à fait honnête, j'avais la pression. J'allais être … un peu comme … j'allais être ses yeux. Prenant mon courage à deux mains, je me penchais lentement par dessus la rambarde. J'osais simplement espérer qu'il n'était pas aveugle de naissance, qu'il pourrait imaginer ce que j'allais décrire, comprendre quand je parlerais de couleur. « Je ne saurais pas dire à quel point c'est profond, mais ça l'est. On peut percevoir les rochers en contre bas, qui sont de temps à autres effacés par une vague. Quand les vagues passent sur les rochers, on dirait presque du café au lait, c'est assez joli à vrai dire. Mais le plus beau c'est l'horizon. C'est une étendue immense de bleu, l'écume des vagues formant de temps à autres une ligne de diamants. Au loin, le bleu de l'eau se confond avec le ciel dépourvu de nuages. C'est drôle, tout est pur aujourd'hui, bleu clair, comme pendant les plus belles journées d'été. » Avais-je l'air ridicule ? Certainement … mais j'avais aimé ce moment. Non en fait, je l'avais même adoré. C'était la première fois qu'on me demandait de décrire ce que je voyais, sur un si beau paysage en plus.
« Si j'avais pu, je t'aurais prêter mes yeux. Mais bon, je n'en ai pas les capacités. » Finalement j'espérais maintenant qu'il était aveugle de naissance. Ne plus voir lorsqu'on avait déjà vu ... quel cauchemar.

A ux yeux de tous, je devais être le candidat le plus fragile, le plus vulnérable de part mon handicap. Et contrairement à ce qu'il pourrait croire, j'étais bien plus résistant qu'il ne le paraissait. Cependant, je m'étais toujours sous-estimé. A force d'être rabaissé, on en vient même à se rabaisser soi-même et c'était ce que je venais de faire sans réellement m'en rendre. C'était devenu une habitude. « Et à part être un aveugle ? Tu n'es pas que ça, puis ce n'est pas sensée être une étiquette qui te colle à la peau, ce n'est pas sensé être non plus tout ce qui te décris. Alors à part être aveugle, tu es quoi ? » Breathe me parlait d'étiquette et celle-ci m'avait collé à la peau depuis mes 9 ans. J'étais l'aveugle de la ville, l'aveugle du nid. Rien ne changeait partout où j'allais c'était le même refrain pour moi car il n'y avait que mon handicap (à mon avis) qui me différenciait des autres et je n'avais jamais eu de preuves contre cet argument. « Heu... Bah... Je fais de la musique. » J'avais étais surpris par sa question. Qui étais-je en dehors d'être un aveugle ? Difficile de répondre lorsque l'on ne le sait pas soi-même. J'étais honteux de ne pas savoir. J'étais tellement habitué à être l'aveugle de service que j'avais rejeté tout autre forme d'identification pour me qualifier. Je soupirais et demandais alors une description du paysage car ce que j'en ressentais était déjà captivant. « Te décrire le paysage … C'est que je ne suis pas une femme de lettres mais je veux bien essayer. » J'écoutais alors la jeune femme. Sans un mot, je me remémorais les quelques souvenirs que j'avais de mon enfance. J'étais né dans cette région de l'Irlande. Je vivais depuis toujours dans cette partie de l'île. Mes souvenirs des falaises étaient donc nombreux et entendre Breathe me décrire ce qu'elle voyait me redonner chaud au cœur. J'imaginais la vue que j'aurais eu devant moi si rien de tout cela n'était arrivé et c'était magnifique. « Si j'avais pu, je t'aurais prêter mes yeux. Mais bon, je n'en ai pas les capacités. » Je repris alors mes esprits. « C'est gentil mais ne t'inquiète pas pour ça, j'ai ce qu'il faut en tête pour m'en faire une image. » Je souris en fixant l'horizon. J'avais le cœur qui battait la chamade. J'étais comme envouté par le paysage et mes sens étaient aux aguets. « Fermes les yeux... » Lui demandais-je alors. Je voulais lui montrer ce que moi je "voyais". « Ressens ce vent sur ton visage, cette brise douce et légère nous donnant des frissons qui parcourent notre corps de part et d'autres. Sens les rayons du soleil venant réchauffer tes pommettes pour te libérer de ce froid hivernal. Hume cette odeur de la mer. Ce petit côté salé qui parcoure tes narines et qui te fait immédiatement pensé à l'eau et aux milliers de kilomètres qu'elle recouvre. Imagines que chaque gouttelette retombant sur tes mains est la conséquence d'une force extraordinaire de l'océan associé au vent violent qui s'échoue au final contre la falaise. Entends ces claquements qui proviennent d'en bas. Respires cet air pur marin et tu comprendras alors comment je "vois" ce paysage. »

« Heu... Bah... Je fais de la musique. »  Il faisait de la musique ? Et ben voilà, c'était bien mieux que de se restreindre à « l'aveugle ». J'aimais la musique, et j'imaginais qu'il devait l'aimer plus que quiconque ou du moins, l'apprécier mieux que personne. Il y avait de quoi, lorsqu'on ne peut plus voir mais que notre audition est plus développée et qu'on a presque que ça vers quoi se tourner … « C'est cool ça ! Tu joues de quel instrument ? » Mon instrument préféré était sans aucun doute le violoncelle, quel son magique, quel instrument majestueux … Après quelques minutes, il me demanda de décrire le paysage, ce que je fis de mieux possible. Puis il me dit de fermer les yeux à mon tour, et d'écouter ce que lui voyait, ce qu'il percevait. Il me donna des frissons, me replongea dans quelques souvenirs douloureux, ceux d'une voix qui s’entête à parler sans relâche à quelqu'un qui ne lui fournira jamais de réponse. Je me vis à sa place quelques instants, et j'ouvris les yeux, c'était tellement bien que c'en était gênant, trop vrai, trop réaliste. « Tu vois mieux que moi finalement. » C'était bête, incroyablement stupide, mais il comprendrait, j'en étais sûre. « Depuis quand es-tu aveugle ? » Merde, de quoi tu te mêles ? « Si ça te gêne surtout ne réponds pas, je ne te demande pas le pourquoi du comment, simplement depuis quand. »

Breathe m'était très sympathique. C'était une jeune femme douce et chaleureuse. Je l'appréciais malgré le peu de temps que nous avions passé ensemble. J'étais en confiance et puis pour être perspicace, tous les candidats (ou presque) se montraient certainement sous leur meilleur jour cette semaine. C'était le début de l'émission, il faudrait attendre encore quelques semaines, peut-être même quelques jours avant de voir la face cachée de certains. J'en mettais ma main à couper ! « C'est cool ça ! Tu joues de quel instrument ? » « Je touche un peu à tout. Mais je joue en particulier du piano, de la guitare et du violon. » Après une double description du paysage de la part de la jeune femme et de mon point de vu. Elle me posa une question qui changea légèrement de celle des autres.Tous voulaient savoir comment s'était arrivé. Comment étais-je devenu aveugle ? Breathe, quant à elle, me demanda depuis quand je l'étais. Légèrement surpris, je me redressais. « Heu...Ça fait 12 ans. J'avais...heu...9 ans que c'est arrivé. » Lui répondis-je de manière assez hésitante et tremblante. « Je m'y suis habitué maintenant. »

Je me posais tout un tas de questions inimaginables et toutes plus bizarres les unes que les autres au sujet de Lukas. Parce qu'il était aveugle, oui, et que je me demandais comment il pouvait vivre ce que je vivais, sans la vue. J'en vins même à me demander à un moment ce que ça faisait de faire l'amour avec quelqu'un qu'on n'avait jamais vu, et même faire l'amour sans rien voir du tout, sans même ne percevoir aucune forme ni aucune couleur, en étant juste face à nos sensations. Ca ne doit pas être si déplaisant que cela … « Je touche un peu à tout. Mais je joue en particulier du piano, de la guitare et du violon. » « Du violon ! C'est dur le violon, mais qu'est-ce que c'est beau ... » Ma mère jouait du violon comme une reine, avant.

« Heu...Ça fait 12 ans. J'avais...heu...9 ans que c'est arrivé. » Douze ans ! Douze ans qu'il ne voyait plus rien ! J'en eus des frissons dans le dos. Il n'avait pas insisté sur ce qui lui était arrivé et même si, évidemment et comme tout le monde je me demandais comment il était devenu aveugle, j'étais décidée à ne jamais poser la question. De toute façon si quelqu'un le lui demandait et qu'il répondait, ça ne mettrait pas longtemps à faire le tour du château, à la vitesse de l'éclair et j'aurais vite fait d'être au courant. Puis je partais du principe que s'il voulait en parler, il le ferait. « Tu étais tout petit ... » C'était tout ce que j'avais à dire ...

Piano, guitare et violon : trois instruments pour lesquels j'avais ce don, ce doigter qui me permettait d'être plus qu'un amateur. Grâce à cette oreille que j'avais également développé suite à ma cécité, je jouais mieux que certains voyants. J'avais trouvé l'utile dans le tragique. « Tu étais tout petit ... » J'étais petit oui. J'avais plus vécu en tant qu'aveugle qu'en tant que voyant et le souvenir de ce que j'avais pu voir et regarder me trottait dans la tête à certaines occasions. Mais plus les jours passés et plus j'oubliais les couleurs, les visages et la vue que j'avais de la fenêtre de ma chambre. « Oui. Mais c'est comme ça... Je fais comme je peux maintenant et j'ai appris à "voir" d'une autre manière que peu n'arrive à comprendre. Je "vois" par l'odorat et surtout l’ouïe, le toucher. Je t'en ai montré une partie tout à l'heure. » Je souris. J'étais bien là avec Breathe.