LOXIAS

C'est bien un truc de télé-réalité, ça. Monter les candidats les uns contre les autres en les laissant s'auto-espionner n'importe quand, n'importe où. Ils braillent, les producteurs se frottent les mains. Je déteste le côté voyeur que peut prendre le nid d'amour avec une salle de vidéo-surveillance entre ses propres murs, mais il est également difficile de résister à l'attraction qu'elle provoque. Une pièce de la sorte, c'est juste le nec plus ultra en matière de chasse aux secrets. Avec ou sans parole, certains gestes ne trompent pas et pouvoir entrevoir les faits et gestes de ses camarades se présente comme une aide non negligeable. J'entre, puis m'installe sans plus attendre en face des écrans, un bol de céréales entre les mains. J'espère que ce n'est pas trop de mauvais goût de prendre son petit-déjeuner tardif en observant ses colocataires. Je ramène mes pieds nus sur la chaise, m'asseyant en tailleur, au moment même où la porte s'ouvre, amenant un halo de lumière sur le sol. J'adresse un léger signe de main à Loxias, une fois m'être retournée pour l'identifer, avant de recentrer toute mon attention devant moi. « Aucun récital accompagné de motards en cuir, indiens ou soldats en ce beau matin ? » je demande la bouche pleine en faisant référence à notre conversation lors de la dernière soirée, un léger sourire aux lèvres. « T'as pas l'impression d'être dans un putain de bouquin d'Orwell avec toutes ces caméras ? » je poursuis, les yeux toujours rivés aux écrans. J'en fremirerais presque.

Avant le prime, j’ignorais l’existence de la salle de vidéo-surveillance. Mais suite à la mésaventure de Swann face à la rubrique “lynchage” des deux maîtres de cérémonie, plus personne n’est dans l’ignorance, à présent. Dans un premier temps, j’ai trouvé cette installation particulièrement abjecte, mais à bien y réfléchir, je dois dire qu’elle représente un avantage de taille, pour moi, plus que pour les autres, d’ailleurs. Cela dit, je ne suis pas encore prêt a afficher mon penchant pour le voyeurisme à la face de tous. Aussi, après m’être retourné à plusieurs reprise dans le lit, et avoir observé les va-et-vient des candidats matinaux, de leur lit jusqu’à la salle de bain, je décide de profiter de l’endormissement de 70% de la population locale, pour tenter ma première intrusion dans la salle infernale. J’enfile un jean et un tee-shirt trainant sur le sol, et me glisse, à pas de loup, jusqu’au couloir. Dire que je rase les murs serait un euphémisme, je tente carrément de rentrer dans la tapisserie dès que je croise quelqu’un. Il est tôt, pour un lendemain de prime, aussi la gueule de bois aidant, je passe inaperçu aux yeux de quasi tous. J’atteins le rez-de-chaussée sans encombre, mais ne reprends ma respiration qu’une fois au sous-sol désert. Qui aurait l’idée de se promener dans ce lieu lugubre juste après le petit-dej ? Anouck, visiblement. C’est ce que je remarque en premier en poussant la porte, sa chevelure blonde et son sourire moqueur. « Aucun récital accompagné de motards en cuir, indiens ou soldats en ce beau matin ? » Bon, bah puisque je suis grillé en flagrant délit d’excès de vice, autant poursuivre et satisfaire ma curiosité. « Répétition annulée, le gars de chantier a décidé d’épiler l’indien, ils en ont, au moins, pour la journée... Tu regardes quoi ? » Je m’approche en récupérant une chaise, dans un coin, pour l’amener au centre de la pièce, à côté de la Gretel arriviste. A peine ai-je posé mes fesses qu’elle me cloue sur place avec une référence littéraire que je pensais inimaginable, au sortir d’une bouche locale. « T'as pas l'impression d'être dans un putain de bouquin d'Orwell avec toutes ces caméras ? » Comment voulez-vous que je ne lui offre pas un regard passant de la stupéfaction à l’adoration ? « Sachant que la toute première télé-réalité se nommait “Big Brother”, je pense que c’est clairement tiré de l’oeuvre d’Orwell. Cela dit, je ne suis pas sûr que beaucoup le savent, ici, pas plus que je pense qu’ils n’aient lu “1984”, ou encore “La ferme des animaux” dont le titre s’applique très bien aussi... » J’enchaine, sans interruption, le regard rivé sur la blonde, avant de continuer encore, ne reprenant ma respiration qu’en bout de course : « Oublie tout ce que j’ai dis à la soirée, je t’offre mon royaume contre un petit moment de remise en marche de mon cerveau. » Respire, Loxias, respire. Suis-je entrain de la supplier du regard, là ? Ha bah oui.

« Répétition annulée, le gars de chantier a décidé d’épiler l’indien, ils en ont, au moins, pour la journée... Tu regardes quoi ? » J'éclate de rire, recevant très nettement une image improbable de la scène, Marvel et Hamad en interprètes respectifs de ces rôles. Très étrange et surtout à méditer. « Jamie prend sa douche. A part se rincer l'oeil, il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. » je réponds d'une voix égale. Il n'y a guère beaucoup d'action ce matin dans le nid. Une bonne partie des candidats dorment encore et l'autre partie se prépare, oscillant entre dressing et salle de bain, ou encore prend son petit-déjeuner. Rien d'intéressant en soit en ce qui concerne ce qu'ils cherchent tous à cacher et que j'aimerai par-dessus tout découvrir. J'adorerai avoir la satisfaction de trouver un secret. « Sachant que la toute première télé-réalité se nommait “Big Brother”, je pense que c’est clairement tiré de l’oeuvre d’Orwell. Cela dit, je ne suis pas sûr que beaucoup le savent, ici, pas plus que je pense qu’ils n’aient lu “1984”, ou encore “La ferme des animaux” dont le titre s’applique très bien aussi... » Je ris une nouvelle fois, de cette façon féminine qui parvien presque à me faire rougir parfois. Façon pouffement d'adolescente en fleur, mais je ne peux pas y faire grand chose. « Oublie tout ce que j’ai dis à la soirée, je t’offre mon royaume contre un petit moment de remise en marche de mon cerveau. » J'arque l'un de mes sourcils. Voilà quelque chose d'intéressant, l'opportuniste qui se trouve au fond de moi en dresserai quasiment l'oreille. « Quoi, tu veux qu'on discute littérature ? Politique ? » je lui demande avec un léger sourire. C'est le genre de sujets que la production aurait du mal à digérer. Impossible de diffuser de telles images à moins de vouloir se retrouver avec tous les partis politiques sur le dos. « T'as une gueule de Trotskiste... » je décide, lui accordant un petit sourire moqueur. Non, en fait j'ai pas la moindre idée de ce que peuvent être ses idéaux, quoi que l'aspect révolutionnaire colle assez bien avec ce qu'il dégage. « Je te l'accorde, on a une belle brochette de blondes écervelées et d'accro de la gonflette, mais certains sont intéressants. » je précise, pensive. Ou du moins ils donnent l'impression d'être au-dessus de la moyenne. « Ma grand-mère n'a jamais parlé de la guerre, pas un seul mot. Mais elle a insisté pour que je lise des bouquins de ce genre. Je ne cherche pas à la comprendre, mais en attendant je connais les pratiques de monde totalitaires sur le bout des doigts. J'aime bien Huxley, aussi. » J'hausse les épaules. Il n'y a pas grand-chose à ajouter de plus. « Tu fais quoi au juste dans la vie ? »

« Jamie prend sa douche. A part se rincer l'oeil, il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. » Oui, non, désolé, pas trop ma came en fait. J’ai tendance à préférer les formes plus voluptueuses quand même. Mais bon, cette information ne m’empêche pas de tirer une chaise jusqu’à elle, pour m’installer à ses côtés face aux écrans offrant une vue d’ensemble sur la quasi totalité des pièces. Tiens, y a même le labyrinthe, ce qui nous permet de jouir de la vue d’un candidat en plein pétage de plomb. Je me demande depuis combien de temps il tourne ainsi, et si, par hasard, il n’y serait pas coincé depuis la veille au soir, lorsque j’entends Anouck me parler d’Orwell. C’est plus fort que moi. Trouver quelqu’un doté d’un cerveau, ici, a quelque chose d’assez inespéré pour que je laisse éclater mon enthousiasme, ce qui la fait marrer. Je la supplie de permettre à mes neurones de se remettre en activité et de cesser la grève, et elle me propose un choix entre littérature et politique... Heu... On va peut être oublier la politique, hein ? Ça risquerait de générer un conflit interne et une censure par le CSA. Oui, mes idées, bien que jugées trop pacifistes et lâches par mon entourage, demeurent encore trop choquante pour tout un panel de téléspectateurs devant leurs écrans. On va éviter. « T'as une gueule de Trotskiste... » me dit-elle, tandis que j’affiche une moue septique. Hum... Non. Si j’exècre le capitalisme, tout comme Léon, je n’ai aucune affinité particulière avec le communisme non plus. Si je devais choisir une figure politique à suivre, alors ce serait, aussi incohérent que cela puisse l’être, le dalaï-lama. Quelques pulsions violentes en plus. Cela dit, je ne lui réponds pas. Répondre entrainerait une demande de précision, et les précisions me gonflent d’avance. Et puis, elle est déjà partie sur autre chose. Elle me parle des blondes écervelées, puis, sans transition, me parle de sa grand-mère et de la guerre. J’y vois un lien direct avec l’évocation de la seconde oeuvre d’Orwell, et parviens, sans trop d’effort, à dénouer le fil de ses pensées. Elle a bien de la chance de ne pas avoir connu la guerre. Moi j’en ai connu plusieurs, qui n’en forme qu’une seule, qui se déroule encore aujourd’hui, jusque dans mon coeur. Elle me parle d’Huxley, et je pense “Le meilleur des mondes”. Je suppose qu’elle y fait référence aussi, puisqu’il est le pendant inverse du “1984” d’Orwell, sa version pseudo positive, bien que toujours extrêmement pessimiste. « Tu fais quoi au juste dans la vie ? » me demande-t-elle, brusquement. Et je lui réponds « Je la vis. » tout aussi brusquement, avant de me raviser. Je n’ai pas envie qu’elle perçoive ça comme une absence de réponse ou un manque de respect. « Je suis un nomade. Je vais de ville en ville, sans boulot stable, alors je n’ai pas vraiment d’autre réponse à te fournir. Dernièrement j’ai photographié et dessiné des touristes pour gagner ma vie. » Rien de bien intéressant en soi. C’est à mon tour d’hausser les épaules. « Qu’est-ce que tu crois qu’Orwell et Huxley penseraient en nous voyant ici, entrain d’observer des gens via écran, pendant que d’autres nous observent entrain de les observer ? Ça fait un peu mouvement perpétuel, tout ça. » J’énonce, pensif, imaginant qu’on détourne notre attention de la surveillance dont nous sommes les sujets, en nous offrant la possibilité de surveiller à notre tour. « Tu viens d’où ? » je lui demande, finalement, afin de savoir dans quel pays il m’aurait fallu naître pour ne connaître la guerre qu’au travers de la littérature.

« Je la vis. » me répond-il. Plus théâtrale, tu meurs. Toutefois, ça me fait esquisser un léger sourire. Je croirais m'entendre lorsque je m'adresse à mes parents et refuse strictement d'aller m'aplatir face à des recruteurs pour travailler comme un robot parmi des gens que je haïrai sans aucun doute. « Je suis un nomade. Je vais de ville en ville, sans boulot stable, alors je n’ai pas vraiment d’autre réponse à te fournir. Dernièrement j’ai photographié et dessiné des touristes pour gagner ma vie. » Je termine de mâcher ma cuillérée de céréales en faisant un bruit pas possible en croquant, avant de reprendre la parole: « Tu dois être sacrément bon pour te soumettre au jugement d'allemands bedonnants... » J'aime peindre, mais au grand jamais j'irais essayer de vendre mes productions, ayant trop peur de connaître l'avis d'inconnus. Mon ego si facilement sensible à toute sorte de blessure pour s'essayer à de telles épreuves. « Tu me dessinerais ? Je promet d'être une muse irréprochable. » je lui demande, battant des cils pour essayer de le convaincre. « Qu’est-ce que tu crois qu’Orwell et Huxley penseraient en nous voyant ici, entrain d’observer des gens via écran, pendant que d’autres nous observent entrain de les observer ? Ça fait un peu mouvement perpétuel, tout ça. » Je ris doucement. « Scandalisé ? » j'avance doucement. Les vieilles générations ne voient pas les émissions de télé-réalité d'un bon oeil, je doute que l'avis d'intellectuels centenaires diffère grandement. D'autant plus en nous voyant nous épier les uns les autres. C'est assez troublant quand on y pense, je déteste de savoir mon intimité ainsi livrée sur un plateau autant à des téléspectateurs qu'à des personnes avec lesquels je vis. « Tu viens d’où ? » Question plus compliquée qu'il n'y parait, je réfléchis quelques instants, avant de finir par lui répondre. « J'ai grandit dans les beaux quartiers de Jérusalem, mais ça va faire à présent plusieurs années que je vis à Paris. J'ai beaucoup bougé, mais on ne peut pas réellement dire que je me sois installée dans l'une de ces villes. Ca tenait davantage du tourisme, si tu veux. »

« Tu dois être sacrément bon pour te soumettre au jugement d'allemands bedonnants... » Je ne sais pas vraiment quelle image elle a en tête, mais ça ne semble pas vraiment raccord avec la réalité de mon pseudo job. Les allemands bedonnants achèteraient n’importe quoi estampillé “Paris”, même une caricature pourrie sans rapport avec eux. « Tu sais, je n’expose pas vraiment. Je me contente de m’installer sur la fameuse place de Montmartre, et d’attendre les touristes, peu connaisseurs, qui désirent simplement ramené un truc personnalisé de Paris. Alors, leur jugement... » je m’en balance un peu. Il n’y a aucun travail artistique, là-dedans, juste un moyen de gagner du fric relativement rapidement, sans aucune formation requise. Et puis, je suis mon propre patron, je n’ai aucun compte à rendre à personne, et si le devoir m’appelle ailleurs, je n’ai aucun scrupule à sécher. Enfin, ça, c’était à Paris. C’est la seule ville au monde où un tel job peut rapporter autant d’argent. « Tu me dessinerais ? Je promet d'être une muse irréprochable. » me surprend-elle, brusquement, en me tirant de mes souvenirs. « Je... Heu... » j’ai pas l’habitude de demander l’autorisation, en fait. D’ordinaire je dessine ou photographie à l’insu de mes modèles. C’est là le noeud de ma démarche de voleur. « Si tu veux, oui. » Après tout, pourquoi pas ? Je le fais bien pour les touristes, je peux bien le faire pour elle. Et puis ce sera autrement plus agréable que les doubles mentons made in McDonald, d’américains en bermuda. La conversation bifurque rapidement, revenant à nos références littéraires, et à cette question de savoir ce que penseraient Huxley et Orwell en nous voyant ici, dans ce cercle vicieux de surveillance. Anouck les imagine scandalisés, et j’avoue partager son avis. Nous la preuve palpable que l’Homme n’apprend rien des erreurs du passé. Et en parlant de passé, je me renseigne sur le sien, sur son lieu d’origine, ce lieu qui ne connait pas la guerre. Je viens de piocher dans son bol de céréales pour m’en enfiler une poignée, lorsqu’elle me répond finalement : Jérusalem. Sous le coup de la surprise, un cheerios se coince dans ma gorge, et me force à tousser comme un pneumonique, crachant mes poumons sur le sol, tandis qu’elle poursuit son explication. Il me semble qu’elle parle de Paris aussi, mais étant donné que je suis entrain de franchir la ligne entre vie et trépas, je n’écoute pas vraiment. Finalement, après plusieurs coups dans le thorax, je parviens à déglutir et reprendre une respiration sommes toute correcte. « Jérusalem ?! » je l’engueule presque, les larmes aux yeux suite à mon étouffement. « Tu viens de Jérusalem et tu ne connais pas la guerre ?! » La révolte gronde en moi, pas spécifiquement contre elle, mais plutôt contre ce qu’elle représente, cette naïveté qui relâche une colère longtemps enfouie dans mes veines. « T’as entendu parler des intifadas, au moins ? » Comment tout un peuple peut ignorer ce qu’un autre peuple subit à quelques kilomètres de leurs confortables masures ?! C’est triste à en pleurer. Et pourtant, je me reprends, rapidement, peut être trop rapidement, m’excusant dans la foulée. « Désolé, j’ai tendance à prendre ce genre de truc trop à coeur. Ne le prends pas contre toi, c’est moi qui déraille. » Ou pas. Mais je ne suis pas ici pour ça. C’est n’est plus mon combat. « Tu vois pourquoi je ne veux pas parler politique ? » Et je tente de détendre l’atmosphère en lui offrant un sourire. « Je deviens rapidement chiant. »

« Je... Heu... » se met-il à balbutier face à ma requête, avant de se reprendre et de finir par me répondre: « Si tu veux, oui. » Un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres. On peut presque dire qu'au moins, mon aventure à Fake Lover se retrouvera rentabilisée avec un portrait gratuit. Enfin, j'espère que Loxias est doté d'une bonté assez conséquente pour ne pas me réclamer un service en retour, sinon l'utilité de mon séjour ici risque d'être de nouveau remise en question. Il plonge sa grosse main dans mon bol de céréales avec un naturel déconcertant, si bien que je suis ses gestes en faisant les gros yeux, d'un air presque consterné. Lorsque je l'entends entrain de s'étouffer, j'ai presque envie de lui répondre qu'il n'avait pas qu'à se servir sans me le demander et qu'il l'a bien mérité, mais ma réponse au sujet de l'endroit d'où je viens le fait réagir aussitôt. « Jérusalem ?! » m'hurle-t-il dessus, ce qui me fait tressaillir sous la surprise. Je lève les yeux jusqu'à son visage, ouvrant presque la bouche sous le coup de l'incompréhension. « Tu viens de Jérusalem et tu ne connais pas la guerre ?! » recommence-t-il à me lancer au visage, ce qui me fait presque monter les larmes ux yeux. Je réagis très mal à l'excès de colère, à mon plus grand désespoir, je suis mine de rien d'une sensibilité affolante. Je respire doucement et reprend cette allure impassible, qui m'est tant familière. « T’as entendu parler des intifadas, au moins ? » Je lui jette un coup d'oeil mauvais, avant de parler d'une voix glacée: « Tu veux que je m'excuse d'avoir vécu dans des conditions qui m'ont permis d'échapper aux conflits de mon pays ? » Je ne prends même pas la peine de répondre à sa question au sujet des intifadas, me fermant comme une pierre et me contentent de garder l'oeil river sur les écrans qui me font face. A ce que je sache, les Français, les Américains ou encore les Allemands sont tous autant au courant du conflit israëlo-palestinen que je le suis et c'est pas pour autant qu'on les accuse de ne pas être continuellement désemparé par les évènements. Je ricane lorsqu'il avoue prendre les choses parfois trop à coeur et lui lance un regard éloquent où on peut presque y voir se former les mots "tu crois ?". « Tu vois pourquoi je ne veux pas parler politique ? Je deviens rapidement chiant. » poursuit-il. C'est à ce moment que choisit judicieusement la production de diffuser la production pour diffuser la musique censée nous faire tous nous sauter les uns sur les autres. J'hésite entre l'éclat de rire face au grotesque de la situation ou m'enfuir en claquant des pieds sur le sol, lui faisant perdre par la même occasion une bonne somme colossale de sa cagnotte. Finalement, je me décide à un entre-deux et me relève pour venir plaquer mes lèvres sur celles de Loxias. Une, deux, trois secondes, je reviens à ma place après avoir décrété que j'ai attendu suffisamment de temps pour paraître crédible. Je croise les bras sur ma poitrine dans une attitude rendant difficile le fait d'ignorer à quel point je suis vexée et blessée par les propos précédents du jeune homme. J'ai bien envie de lui demander ce qui le rend si excessif au sujet de la guerre, mais ça reviendrait à parler et mon côté d'enfant gâtée n'a même pas envie d'en faire l'effort. Je reste muette, jusqu'à finir par craquer: « Tu viens d'où, toi ? » je demande en guise de drapeau blanc, bien que ma voix reste encore quelque peu renfrognée.

« Tu veux que je m'excuse d'avoir vécu dans des conditions qui m'ont permis d'échapper aux conflits de mon pays ? » Putain, si j’osais je lui répondrais : oui ! Oui, elle devrait s’excuser d’avoir vécu à dix minutes du carnage et d’être suffisamment déconnectée de la réalité pour prétendre n’avoir jamais connu la guerre. Visiblement, le bruit des bombes ne devait pas l’empêcher de dormir. Mais j’ose pas. A la place, je préfère consacrer mon énergie à me calmer pour ne pas hurler sur cette fille qui, fondamentalement, ne peut être tenue pour responsable des actes de son gouvernement, et des autres. Dans l’idéal, il faudrait que je parvienne à ne plus ressentir ce genre de colère spontanée et ravageuse. Parce que je n’en ai plus le droit. J’ai renoncé à ça lorsque j’ai renoncé à tout le reste, et cette colère, au sortir de mes lèvres, ce mépris et cet frustration, ont quelque chose d’hypocrite. Je n’y ai plus le droit, alors je me concentre, m’appliquant à tout remettre en ordre dans ma tête et à réintégrer l’espace-temps présent, avant de présenter de modestes excuses à Anouck. Je tente même un sourire qui ne semble guère la convaincre puisqu’elle reste là, les yeux rivés sur les écrans, occupée à tirer la tronche comme une gamine boudeuse. Génial. Et paroxysme de l’horreur, un Billy Jean 2.0 se met à résonner autour de nous. J’lève les yeux, à la recherche de la source, mais elle semble venir de partout. Je comprends pas. Ce n’est que lorsque la blonde quitte son siège pour s’approcher de moi que mes neurones se connectent enfin. Quoi ?! Non, mais... J’avais oublié cette connerie d’activité à but lubrique. Dans l’absolu, j’vois pas trop l’intérêt de pousser deux inconnus à se bécoter. C’est pas comme si on avait besoin d’un coup de pouce pour passer à l’acte, on n’a tout simplement pas l’intention de passer à l’acte. Mais j’imagine que je dois prendre ça comme un “ferme ta gueule” de la part de la Prod, lassée de nous voir nous engueuler à propos d’un conflit au moyen-orient, qui n’a rien de vendeur auprès des teubés devant leur poste de télé. Alors je la laisse faire, glissant même une main contre sa joue histoire de dire que j’y ai mis du mien, et puis je la laisse retourner s’asseoir, sans un mot. Et le silence s’étire. Elle, lovée dans son boudage de compétition, malgré mes excuses, et moi, comptant les secondes qui me sépare du moment où je pourrais me lever pour quitter la pièce, sans avoir à la laisser sur un sentiment de conflit. Finalement, elle brise le silence, mais aux vues de sa question, peut être aurait-il mieux valu qu’elle ne parle pas. « Tu viens d'où, toi ? » Une alarme retentit dans ma tête, et je jette un coup d’oeil à l’unique caméra de la pièce, suppliant du regard, n’importe quel technicien, de remettre un coup de Billy Jean afin que je n’ai pas à répondre à cette question. Mais rien ne vient, alors je me résous à lui en donner une, de réponse. « Utopia... Une bande de terre qui borde la méditerranée, où, fut un temps, il faisait bon vivre... » je soupire difficilement, en fuyant le regard de la blonde. J’ai pas envie de la voir, là, maintenant, tout de suite, parce que je ne suis pas encore prêt, je crois. Alors mon regard danse sur les différents moniteurs, laissant mon palpitant calmer ses vombrissements, et puis, lorsque tout semble être rentré dans l’ordre, je lui jette un coup d’oeil en biais, la suppliant du regard. « On peut parler d’autre chose ? » De tout, mais pas de ça.

« Utopia... Une bande de terre qui borde la méditerranée, où, fut un temps, il faisait bon vivre... » J'arque l'un de mes sourcils, sans toutefois quitter les écrans du regard. Le bellâtre Latin qui a rendu son repas hier soir vient de se lever, on va peut-être avoir le droit à une scène en direct de la salle de bain. Etrangement, je trouve l'idée d'un monde utopique presque plus inquiétante que celle de notre très chère planète soumise à tous les conflis possibles et imaginables. Peut-être en raison de la multitude de livres que j'ai lu, traitant de ce sujet. Le meilleur des mondes était loin d'en être un à ce que je sache. J'en veux à Loxias de me reprocher ma façon de vivre. La fortune de ma famille est elle-même due aux agissements de la majeure partie des français face à l'occupation nazie quand on y pense. Mon père fait partit de cette génération d'enfants de juifs ayant connu l'Holocauste, ainsi obligé de faire preuve de perfection pour soulager les esprits de leurs aînés. « On peut parler d’autre chose ? » me demande-t-il, pratiquement dans une supplication. « Tu ne m'écoutes pas. » je me contente de préciser. Il me juge, je le sens, sans me connaître, comme le font la plupart des personnes qui croisent mon chemin. Je suis une parvenue, une égoïste. A l'entendre, j'ai l'impression d'être assez ignoble pour observer du haut du balcon de ma villa les israéliens en sang, abandonnés sur les trottoirs de la ville. Mes parents n'ont eu de cesse à nous éloigner, mes frères et moi, du conflit, d'où l'incontrôlable mouvement qu'était ma vie pendant mon enfance, durant les périodes les plus glaciales dans les relations de mon pays avec la Palestine. Je respire lentement une nouvelle fois, avant de reprendre: « La politique et la littérature font de bien mauvais sujets de conversation pour une émission de télé-réalité... » J'imagine que le brassage de cultures et milieux sociaux n'est pas forcément un avantage dans tous les domaines. On ne peut pas avoir les mêmes idées si l'on a vécu dans des conditions radicalement opposées. Je soupire, longuement, avant d'avancer presque timidement, ce qui est loin d'être une attitude à laquelle je suis familière: « Tu as même droit à de la pornographie gratuite avec cette salle... » je déclare d'une manière neutre, désignant d'un bref mouvement de la tête un des écrans. L'image qui s'étale sur celui-ci montre deux candidats flirtant outrageusement l'un avec l'autre. Et vas-y que je te touche le bras, que je me penche à ton oreille, que je fais des manières. Je ne dis pas que ceux-ci vont forcément passer à l'acte, mais ce serait naif de croire qu'auncun de nos colocataires au château n'ont encore copulé ensemble.