~ starring malo and loxias

Depuis qu'il est entrée dans la château, le jeune homme peut se consacrer à des activités qu'il a mises de côté pour se concentrer sur les défilés de la semaine de la mode et le lancement de sa boutique. Tellement absorbé par le travail qu'il en oublie de profiter de certains jours de congé. Il lui est même arrivé d'oublier la date du jour. Le travail est en moyen pour lui d'oublier la douleur de la perte et les remords qui ne lui laissent jamais un moment de répit. Ils viennent même le hanter dans ses rêves. Ce jeu de télé-réalité lui permet ainsi de se reposer. C'est comme une année sabbatique, dans un endroit reculé du monde. Un lieu où des regards avides ne cessent de les observer, ses camarades et lui. A force, il n'y fait même plus attention. C'est au bord de la plage que nous retrouvons le couturier. Les cheveux au vent, le regard lointain. Il se perd dans la contemplation de cette étendue d'eau, à perte de vue. Il se laisse choir sur le sable à côté de sa sacoche. Il en sort un carnet à croquis datant de l'époque où il n'était qu'un simple étudiant qui sillonnait les rues de la capitale française, la tête remplie de rêves illusoires. Il sourit en ouvrant la première page, avec une certaine nostalgie dans les yeux. Le dessin de sa première robe. Les traits ont subis les dégâts du temps. Les inscriptions commencent à être illisibles. Il continue à feuilleter et redécouvre ses croquis. Il tombe sur l'un d'eux, représentant un nu. Il se souvient alors des cours de dessins où le professeur ne souhaitait voir que des corps nus car selon lui, c'est ainsi que la robe va être confectionnée. Dans le sens où elle doit s'adapter aux formes du mannequin. Le tissu devient alors une seconde peau pour le modèle et doit lui donner l'impression d'être nue en portant l'étoffe sur elle. Les pages tournent. Il ne peut s'empêcher d'être un peu ému en revoyant ces esquisses. Elles représentent les meilleures années de sa vie. A une époque, il a pensé devenir artiste-peintre si sa carrière de styliste ne décollerait pas. Le destin en a voulu autrement. Néanmoins, il continue le dessin. Qui a été sa passion pendant ses années au pensionnat pour garçons. Ce sont eux qui lui ont permis de développer son côté artistique. Sa mère lui transmis sa passion pour l'Art sous toutes ses formes. Il arrive à la dernière page. Il reconnaît le dessin. Un dessin de sa défunte épouse. Entre deux pages, il y a calé une photo d'elle. Une sorte de miniature. Cette photo lui a servi de modèle pour achever son dessin. Elle lui avait offerte quand ils ont commencé à sortir en ensemble. Les images sont encore vives dans son esprit. Soudain, le vent se lève. La photo s'envole portée par l'air et se dépose aux pieds de Loxias qui s'avance vers lui.

Tout le monde dort encore lorsque je m’extirpe des draps. C’est justement l’absence de mouvement, l’absence de bruit, de voix, de conversations, qui pousse mon esprit à s’inquiéter, et me réveille. Y a quelque chose de pas habituel. A cette heure-là, tout le monde, ou presque, s’est déjà levé, et s’entretient joyeusement avec le reste de la bande sans se soucier de ceux qui tentent de poursuivre leur nuit. Et finalement, je m’y suis fait, et j’ai presque besoin de cette berceuse pour me maintenir en sommeil à cette période précise de ma nuit. Sauf que rien. Nada. Le néant. Ma tête m’informe que c’est comme si j’étais seul au monde, et ma raison me rappelle que c’est impossible à part en qu’à d’alerte incendie, évacuation du bâtiment, ou enlèvement alien. Du coup, je flippe, et ouvre un oeil. Et c’est en constatant les cas de profond coma qui me cernent de toutes parts, que je me remémore la soirée de la veille. Alcool, beaucoup d’alcool, trop d’alcool. Coucher tard ivres morts, signifie lever tard avec gueule de bois. J’ai pas envie d’assister à ça, aux gémissements, aux grimaces, aux plaintes, aux engueulades, aux larves rampantes sur le sol, aux “qu’est-ce que tu fais dans mon lit ? C’est quoi ton prénom, déjà ?” et autres “mais pourquoi j’ai pas de culotte ?!”. Je préfère m’évaporer avant l’Apocalypse selon Jacques et Daniel. J’ai pas touché à une goutte d’alcool, moi, alors forcément, me souvenant de tout, je vais être la carte mémoire de tout ce tas d’alcooliques. Je ne préfère pas. J’attrape un jean, un tee-shirt et un pull sur le sol, et me faufile hors de la pièce. Remarque, je pourrais sortir en chantant à tue-tête, y a peu de risque qu’ils m’entendent ou se réveillent. Il est tôt, et comme chaque fois que je me lève tôt, je décide de profiter d’avoir la nature rien que pour moi, avant que ça grouille de monde et de cris. Mes pas me conduisent directement vers la plage, mais je n’en prends conscience qu’en foulant le sable. A croire que c’est là que tout me portent, souvenirs, habitudes, nostalgie. Je ne suis pas seul sur la plage, mais je ne remarque pas cette présence avant qu’une rafale de vent m’apporte un cliché. En le ramassant, je fouille l’espace des yeux, à la recherche du ou de la propriétaire. Mon regard tombe sur Malo, avant de se poser sur la photographie que j’ai en main. Je ne devrais pas, c’est indiscret, mais il s’agit d’un réflexe plus qu’autre chose. Et en un simple coup d’oeil, je comprends l’étendue de mon indiscrétion. Je comprends certaines choses, trop de choses, notamment une qui porte deux lettres en guise de prénom. Mes pieds foulent le sable en direction du créateur, et ma main lui tend le cliché une fois à sa hauteur. « Elle était belle. » C’est tout ce que je trouve à dire. « AJ lui ressemble trop. » J’ajoute, malgré moi. Et “trop” n’est pas à prendre ici comme une déformation adolescente de la langue, et son usage enfantin à base de “trop” et de “trop pas” pour exprimer un intérêt vif. Il est à prendre en son sens premier, tout aussi péjoratif qu’il soit. La ressemblance est trop marquée. Si je n’irais pas jusqu’à dire que c’est malsain, je pourrais tout à fait soutenir que ça ne l’est pas, sain.

Ses pas viennent fouler le sable tandis qu'il s'avance vers lui. Son regard croise le sien quand il se retrouve en face de lui. Il lui tend la photo qu'il a ramassé en lâchant un compliment. Sa défunte épouse était magnifique. D'une beauté rare. Parfois, il avait l'impression qu'elle sortait tout droit d'un rêve. Des images se bousculent dans son esprit. Il la reprend et la remet à son place originelle. Le prénom de AJ s'échappe de sa bouche. Il remarque la ressemblance avec sa femme est frappante. Il grimace. Les traits de son visage se durcissent. Son ventre se noue. Il caresse du bout des doigts le cliché. Il esquisse un sourire mélancolique et répond : - c'est le seul objet qui me reste d'elle. A la mort de sa femme, il a enlevé les objets et les vêtements de la défunte de l'appartement. Il n'a pas voulu les garder. De peur de raviver des souvenirs trop douloureux. Il a soigneusement entreposé ses affaires dans des cartons qu'il a ensuite envoyés à ses beaux-parents à Paris. Il a même jeté des photos d'elle et lui dans la poubelle. En y repensant, il a un déchirement au coeur. Cela lui a pris un certain pour surmonter son deuil et d'accepter la réalité. Le plus difficile a été de tourner la page et de commencer une nouvelle vie. Au fil des années, il a réapprit à vivre sans elle. Mais il n'a jamais voulu s'engager dans une relation avec une autre femme. Bien que les femmes ne cessent de tourner autour de lui, il ne s'est attaché à aucune d'elles. En participant à ce jeu télé-réalité, il n'aurait jamais pensé tomber sur une personne comme AJ. Oui, elle lui ressemblait. Physiquement parlant. Néanmoins, elles sont différentes de l'une et de l'autre. Il l'a senti en côtoyant de plus en plus la candidate. Ils se sont rapprochés. Et il commence à douter de beaucoup de choses et surtout de lui-même. - je sais que ce n'est pas très sain. Il ferme les yeux, puis soupire. Il n'arrive pas à définir ce qu'il ressent. Est-ce de l'amour ou une simple projection de son amour perdu ? Tant d'interrogations auxquelles il n'a aucune réponse pour le moment. Cela le torture depuis des jours. Il pense que cela lui ferait du bien à en parler à un homologue masculin. - de toi à moi, que penses-tu réellement de ma relation avec AJ ? , lui demande-t-il en posant ses iris clairs sur son interlocuteur.

« C’est le seul objet qui me reste d’elle. » m’avoue-t-il en récupérant le cliché. Je ne m’étais donc pas trompé, il s’agissait bien de sa défunte épouse. « Ca remonte à combien de temps ? » Je demande en m’installant à ses côtés dans le sable, incapable de faire preuve de savoir vivre et de discrétion. C’est plus fort que moi, lorsqu’une question ou une réflexion effleure mon esprit, je ne sais pas faire autrement que de l’évoquer à voix haute. Je devrais, pourtant, et parfois j’y parviens, mais lorsque je ne suis pas attentif, c’est le genre de choses qui m’arrive trop souvent. Je regrette immédiatement, évidemment, parce que ça ne me regarde pas, ça ne me concerne pas, c’est un sujet intime et délicat qui n’appartient qu’à lui, et qui ne devrait jamais franchir mes lèvres. Pourtant, je récidive, évoquant AJ et sa ressemblance, à mon sens, trop marquée avec son amour perdu. Il a souffert, il en souffre encore, énormément, son deuil n’est en rien terminé. Et bien que, encore une fois, tout ceci ne me regarde pas, je ne peux m’empêcher d’émettre un jugement intériorisé. Rien de tout cela n’est sain, rien de tout cela ne sera bénéfique, ni pour l’un, ni pour l’autre... Mais alors que je m’attends à me faire envoyer sur les roses, voir même chassé de la plage, Malo me surprend, confessant que lui non plus ne trouve pas ça sain. Et puis, brusquement, cette question, cette demande, qui me laisse pantois. « De toi à moi, que penses-tu réellement de ma relation avec AJ ? » Vient-il réellement de me demander ce qu’il vient de me demander ? A moi ? En quoi mon avis compte ? Ai-je un pouvoir, un impact quelconque sur leur relation. Je ne suis pas certain de pouvoir assumer ça. « T’es sûr de vouloir le savoir ? Je veux dire... Je n’ai pas envie d’émettre un jugement qui te déplaira, en fait, j’ai pas vraiment envie d’émettre un jugement, encore moins qu’il ait du poids dans tes décisions, c’est... Une lourde charge... Je... » Non, je ne vais pas me défiler, ça ne me ressemble pas. Je ne suis pas dans sa situation, je ne sais rien de ce qu’il traverse et endure, aussi j’espère qu’il en tiendra compte avant de décider quoique ce soit. «... Je ne sais pas où tu en es dans ta tête, et au vu de ta question, tu ne dois pas bien savoir non plus... AJ est une fille bien, très bien, généreuse et altruiste, ce qui est très rare ici... Cela dit, je doute qu’elle soit autant impliqué que tu l’es, et je doute que tu sois impliqué pour les bonnes raisons. Je me demande si tu n’es pas fasciné par sa ressemblance, si tu ne cherches pas a rattrapé ce que tu as raté auprès d’elle... Mais, à un moment, tu réaliseras, ton esprit réalisera qu’elle n’est pas Elle, qu’elle ne sera jamais Elle, et, je pense, qu’à ce moment-là, tu en voudras à AJ de ne pas être celle que tu souhaiterais qu’elle soit, presque autant que tu t’en voudras d’avoir cherché à la remplacer Elle, par une copie, un sosie... » Je ne devrais pas lui dire tout ça, je me sens mal, très mal placé pour parler, moi qui me suis tourné vers Valentina à cause d’une ressemblance, justement. Mais peut être est-ce pour cela que je peux parler en connaissance de cause, non ? « J’ai peur que tu sois entrain de t’éprendre d’une chimère fantomatique. » Je ne le regarde pas, j’peux pas. A la place, je perds mon regard dans les eaux sombres, en priant pour qu’il ne m’en veuille pas trop, à moi et à mon jugement.

Il se laisse choir sur le sable à côté de lui. Ils vont entamer une discussion d'homme à homme. Une discussion qu'il n'a pas pu avoir avec tous les candidats du château. Concernant Loxias, il dégage quelque chose de rassurant. Peut-être du à son côté décontracté et accessible. Quelqu'un de sociable et d'ouvert d'esprit. Il a pu le remarquer lors de leur dégustation dans la cave à vin. - Ca remonte à combien de temps ?, demande-t-il de manière impromptue. Le styliste ne cille pas. Cette question ne lui fait plus rien, vue le nombre fois que l'on lui a posée. Serein, il répond de sa voix suave : - Quatre ans. Sans doute les quatre années les plus douloureuses, les plus éprouvantes de son existence. Pendant lesquelles la dépression est devenue sa nouvelle amie. Les antidouleurs, des remèdes à son mal être. Les séquelles de cette mort ont eu le temps de cicatriser. Les cicatrices sont bien trop vives. Il a préféré demander l'avis de son interlocuteur plutôt qu'un autre car il sent qu'il peut lui faire confiance. Son avis lui ferait voir les choses plus clairement, voire-même réussir à mettre de l'ordre dans ses idées. Le jeune homme hésite : - T’es sûr de vouloir le savoir ? Je veux dire... Je n’ai pas envie d’émettre un jugement qui te déplaira, en fait, j’ai pas vraiment envie d’émettre un jugement, encore moins qu’il ait du poids dans tes décisions, c’est... Une lourde charge... Je... Il lui sourit pour l'encourager à prendre la parole. Il a toujours aimé que les gens soient honnêtes. Même si cela peut blesser. Mais l'avis d'une tiers-personne n'est pas négligeable. Surtout dans cette situation. - Je ne sais pas où tu en es dans ta tête, et au vu de ta question, tu ne dois pas bien savoir non plus... AJ est une fille bien, très bien, généreuse et altruiste, ce qui est très rare ici... Cela dit, je doute qu’elle soit autant impliqué que tu l’es, et je doute que tu sois impliqué pour les bonnes raisons. Je me demande si tu n’es pas fasciné par sa ressemblance, si tu ne cherches pas a rattrapé ce que tu as raté auprès d’elle... Mais, à un moment, tu réaliseras, ton esprit réalisera qu’elle n’est pas Elle, qu’elle ne sera jamais Elle, et, je pense, qu’à ce moment-là, tu en voudras à AJ de ne pas être celle que tu souhaiterais qu’elle soit, presque autant que tu t’en voudras d’avoir cherché à la remplacer Elle, par une copie, un sosie... Il a l'impression de s'entendre penser. Ce sont exactement ces pensées qui lui traversent l'esprit. Mais qu'il n'ose jamais formuler à voix haute. Par peur, par dépit. D'entendre quelqu'un d'autre le lui avouer, cela le rassure d'une certaine façon. Il a l'impression qu'il a vécu une situation similaire. - J’ai peur que tu sois entrain de t’éprendre d’une chimère fantomatique. La sentence tombe. Il ne peut qu'y adhérer à cette idée. Il se contente de hocher la tête en silence. Il évite de le regarder en face après un tel discours, pensant que son jugement l'a plus blessé qu'aidé. Il réfléchit un moment avant de répliquer : - Mais si je décide de m'éloigner d'AJ maintenant et que je me rends compte plus tard qu'en fait, depuis tout ce temps, j'ai été amoureux d'elle. Je passerai peut-être à côté de l'occasion d'être de nouveau heureux, non ? Son esprit commence à s'éclaircir au fur et mesure que leur discussion s'enchérit. - Je vais peut-être regretter de l'avoir laissée partir.

Quatre ans. Quatre ans c’est extrêmement long lorsqu’on souffre, mais extrêmement court aussi. Les jours défilent et se succèdent, toujours les mêmes, toujours de trop. D’abord, on y croit pas, et les six premiers mois passent comme dans un rêve... Ou un cauchemar. Mais un cauchemar duquel on se réveillera progressivement, réalisant au passage, bien plus tard, qu’on ne garde que des bribes de souvenirs de ces mois écoulés. Qui était là, à l’enterrement ? On ne s’en souvient pas... Est-on vraiment allé au travail chaque matin ? Aucun souvenir... Qu’ai-je fait ? Avec qui j’étais ? Un trou noir, rapidement remplacé par trop de souvenirs, des souvenirs d’une vie à deux, d’un amour infini, d’une période heureuse... Et là, le véritable cauchemar débute. Car à présent, on n’est plus paralysé, on se souvient de chaque réveil esseulé, de chaque journée écoulée sans l’être aimé... Le sentiment d’injustice est tel, qu’on en veut à la terre entière, à cette conne qui nous bouscule dans le métro, jusqu’à ce dieu, cruel et salaud, qui nous l’aura prit trop tôt... Peu à peu, la douleur devient plus supportable. Elle ne disparait pas, elle ne disparait jamais, mais on la fait sienne, elle devient comme une seconde peau. Il parait qu’on s’habitue à tout, et c’est à moitié vrai... On s’habitue à la douleur, mais on ne s’habitue jamais à la perte... Les jours défilent, les mois, les années, et on n’oublie. Pas nous, non, nous on oublie rien, mais les autres, ceux qui gravitent autour de nous oublient. Ils sont passés à autre chose, et exige que vous fassiez de même. Au premier anniversaire de mort, on vous accapare, on vous occupe les pensées. Au deuxième, quelques gens pensent encore à vous. Au troisième, on vous évite, on a peur de votre douleur, peur qu’elle soit contagieuse... Et au quatrième, on a oublié, on vous trouve chiant d’avoir encore mal, et de ne pas réussir à la cacher. Les cicatrices sont trop visibles, ça les fait chier... Ça ternit leur bonheur. Bande de cons. Alors oui, quatre ans, c’est extrêmement long, mais c’est bien trop court pour se remettre d’une telle perte. Et si moi je le sais, alors Malo le sait aussi. C’est sûrement pour ça qu’il a tenu à prendre mon avis, certainement pour ça, aussi, qu’il rebondit avec une nouvelle question, une nouvelle interrogation, à la fois vitale et suppliante. « Mais si je décide de m'éloigner d'AJ maintenant et que je me rends compte plus tard qu'en fait, depuis tout ce temps, j'ai été amoureux d'elle. Je passerai peut-être à côté de l'occasion d'être de nouveau heureux, non ? » Je sais ce qu’il attend de moi, je sais qu’il me demande une sorte d’autorisation, une sorte de légitimité à y aller, à foncer, à prendre des risques... « Je vais peut-être regretter de l'avoir laissée partir. » Je le comprends, évidemment, mais il m’a demandé un avis honnête, aussi, je ne conçois d’aller dans son sens juste pour alléger temporairement sa peine. « Il n’est jamais trop tard... » je tranche, en enfouissant mes mains dans le sable, les relevant en écartant les doigts pour laisser les grains me glisser entre les phalanges. « Vous vous connaissez depuis à peine un mois, elle te cache quelque chose, tu lui caches quelque chose aussi... Autant de circonstances qui font que ce n’est pas le bon moment... Je ne te dis pas de t’éloigner, ni de la repousser, je te conseille juste de profiter des moments que vous avez ensemble pour vous découvrir l’un l’autre, sans promesse, sans grand discours et belles déclarations. Il sera toujours temps, plus tard, de définir exactement ce que tu ressens pour elle, et ce qu’elle ressent pour toi. Imagine, si tes craintes sont fondées, et que ce n’est pas elle que tu vois, mais ta femme à travers elle. Tu crois qu’elle mérite ça ? C’est en te précipitant que tu risques de tout gâcher, en brûlant les étapes. » Tout le sable écoulé, je retourne à la pêche, créant un nouveau sablier rudimentaire. « Tu réapprends à peine à marcher, pourquoi veux-tu absolument courir ? »

Par définition, le deuil est une réaction et un sentiment de tristesse éprouvée suite à la mort d'un proche. Souvent associé à la souffrance, le deuil est aussi considéré comme un processus nécessaire de délivrance, nommé résilience. Lorsqu'un événement provoque une crise dans la vie d'un individu, un changement radical est opéré dans la situation établie jusqu'alors. Selon une psychiatre américaine, ce qu'il faut retenir du deuil c'est qu'il y a cinq étapes. La première étape, le déni. A son réveil, on lui annonce la mort de sa femme. Il ne dit rien, il ne pleure pas. Il n'y croit pas jusqu'à ce qu'on le confronte à ce qui a toujours été sa hantise. Voir son cadavre tuméfié, allongé dans cette morgue. Inerte et sans vie. Cela lui a été un grand choc. Il est comme anesthésié : le monde s’est arrêté de tourner, le temps n’existe plus... Il y a une perte de contact avec la réalité. Il se sent dans un état second, en état de choc. C’est la sidération, on ne peut croire à ce qui vient de se passer. Vient ensuite la colère. Une forme d'injustice vous prend aux tripes. Difficile de s'en défaire. La culpabilité vient remplacer cette colère insidieuse. Il aurait du mourir avec elle. Elle n'a pas mérité une telle morte. Commence alors la période la plus angoissante du deuil : la phase de recherche. C’est une période où l’on cherche à retrouver l’être aimé. On a peur de ne plus entendre sa voix, on a peur même de ne plus reconnaître cette voix. On a peur de ne plus reconnaître non plus les traits de son visage, ses mimiques, ... On se sent dépossédé de l’être aimé. On recherche partout autour de soi les habitudes de l’autre qui habillaient notre vie. C’est une période de grande vulnérabilité. Il est resté cloîtré chez lui pendant des semaines. Sans voir personne. Cette phase a duré quelques mois, durant la deuxième année de la perte. Après cela, il est devenu dépressif : c’est une phase de profonde tristesse qui intervient à distance du décès, lorsque la vie de son entourage, si présent au moment du drame, a repris son rythme quotidien, alors que le rythme de la personne endeuillée est toujours au ralenti. A cette période, il s'est senti comme trahi par les gens qui l'avait soutenu. Sa souffrance n'en est plus qu'exacerbée par le sentiment que les autres ne comprennent rien à cette détresse. Mais ce qui l'a maintenu en vie c'est son travail. Il a exorcisé son chagrin à travers ses créations. S'enfermant des heures entières dans son atelier, à confectionner des robes de plus en plus somptueuses. Peu à peu, sans s'en rendre compte il commence à oublier mais la douleur est toujours là. Il sent le vent matinal caresser son visage. Son interlocuteur lui répond : - Il n’est jamais trop tard... Il hoche la tête. Il a raison. Mais il ne peut s'empêcher d'être un peu perplexe. Il poursuit en jouant avec le sable sous ses pieds : - Vous vous connaissez depuis à peine un mois, elle te cache quelque chose, tu lui caches quelque chose aussi... Autant de circonstances qui font que ce n’est pas le bon moment... Je ne te dis pas de t’éloigner, ni de la repousser, je te conseille juste de profiter des moments que vous avez ensemble pour vous découvrir l’un l’autre, sans promesse, sans grand discours et belles déclarations. Il sera toujours temps, plus tard, de définir exactement ce que tu ressens pour elle, et ce qu’elle ressent pour toi. Imagine, si tes craintes sont fondées, et que ce n’est pas elle que tu vois, mais ta femme à travers elle. Tu crois qu’elle mérite ça ? C’est en te précipitant que tu risques de tout gâcher, en brûlant les étapes. Il le sait qu'il a fait une erreur en précipitant les choses avec elle. Du côté de la rousse, ce n'est pas clair non plus car elle a été traumatisé par une déception amoureuse. Qui la tiraille encore, qui l'empêche à aller de l'avant. Au final, ils ne sont pas encore prêts pour construire une relation solide car les bases sont encore fragiles. - Tu réapprends à peine à marcher, pourquoi veux-tu absolument courir ? Il doit avouer qu'encore une fois, il a visé juste. Il soupire : - Je dois dire que tu es très observateur. J'ai l'impression que ça sent presque du vécu, je me trompe ? Il ouvre son carnet à croquis et prend la photo de sa défunte épouse. Il la regarde avant de la déchirer en plusieurs tranches :- Je dois la laisser partir., murmure-t-il en rangeant les morceaux dans la poche de sa veste. Il déchire aussi le dessin d'elle qu'il range dans sa sacoche. Il croise les bras : - J'ai l'impression que le temps est plus long ici. Il perd son regard dans le lointain horizon. Il regarde Loxias, lui sourit et pause une main amicale sur son épaule : - Merci. Tu m'as aidé à y voir un peu plus clair. Je suivrai ton conseil. Je vais y aller doucement avec elle. Son esprit commence à s'éclaircir désormais. Le poids sur ses épaules s'allège un peu. Il se sent apaisé.

Observateur. C’est un qualificatif qu’on m’attribue souvent. Peut être est-ce une déformation professionnelle, j’observe au travers de mon objectif, j’observe au travers de mes coups de crayons. A moins que ce ne soit l’inverse. Peut être est-ce parce que je suis observateur que les autres apprécient mes esquisses et mes clichés ? Quelle est la cause, quel est l’effet ? Ou bien, est-ce simplement mon trop grand vécu qui me rend ainsi, peut être que je parviens à comprendre les gens simplement parce que dans la chronologie de ma vie, je trouve toujours une situation analogue sur laquelle appuyer mon argumentation. Parce que par définition, un observateur se contente d’observer, il ne donne pas son avis. Et moi, je donne le mien. Je ne me contente pas d’être observateur, alors, je deviens analyste... Un peu comme ceux qu’on trouve dans les cabinets huppés, qui vous demandent de vous allonger, et de parler de votre petite enfance, le tout pour la modique sommes de 80€ la séance. A la différence de ceux-là, je ne fais pas payer, et je ne me contente pas d’écouter. Je n’ai pas besoin que Malo me parle pour comprendre le problème, j’ai juste besoin qu’il me demande mon avis, pour le lui donner. Alors oui, j’ai une vague idée de ce qu’il peut ressentir, parce que je n’ai aucun mal à me représenter la douleur de la perte, l’envie d’en finir aussi, l’anéantissement total de toute trace de vie en lui... Et je n’ai aucun mal, non plus, à imaginer les erreurs à ne pas faire. AJ en est une, selon moi. Enfin, pas une erreur en soi, puisque s’il parvient à être à nouveau un petit peu vivant, autant que ce soit auprès d’une fille comme elle. Mais sa ressemblance frappante avec sa défunte épouse, me pousse à croire qu’il est certainement entrain d’opérer un transfert, de chercher, à travers elle, ce qu’il a perdu il y a quatre ans. Je me trompe peut-être, et sincèrement, je l’espère, mais une chose est certaine, il ne doit pas brûler les étapes, il doit y aller progressivement, à son rythme, sans chercher à construire quoique ce soit, il sera toujours temps de le faire plus tard, si ça ne s’est pas fait tout seul. « J'ai l'impression que ça sent presque du vécu, je me trompe ? » Il se trompe... À moitié... Et je renfonce mes mains dans le sable avant de lui répondre. « J’ai perdu beaucoup de monde, mais jamais personne de comparable à ton histoire, je... » je ne sais pas comment dire ça, ni même si je ne devrais pas le taire, finalement. « Je n’ai aucun mal à me représenter ce que tu as pu ressentir et ce que tu ressens encore maintenant. Je me demande comment tu as eu la force de tenir, de continuer sans elle... » Je l’admire pour ça, sincèrement. Et son geste suivant me laisse encore plus interloqué. Le cliché qu’il tenait entre les mains, vole en morceaux dans un bruit de déchirement absolument atroce. « Je dois la laisser partir. » m’explique-t-il, et j’en reste sans voix. Ça non plus, je n’en aurais pas été capable. Surtout chez moi où les clichés ont une valeur particulière, précieuse, comme autant de trésor à conserver et à chérir. Pour moi, ils sont une collection de souvenirs, mon âme en photos. Il fait de même avec un dessin. Je n’ai pas vu ce qu’il représentait, mais j’imagine qu’il s’agissait, là encore, de sa défunte épouse. Je ne sais pas du tout comment il parvient à faire tout ça. J’en serais totalement incapable. « J'ai l'impression que le temps est plus long ici. » Je suis d’accord avec lui. Les jours défilent à la fois à une vitesse fois, et avec une lenteur infinie, nous donnant l’impression d’être enfermés depuis 2 jours et/ou 2 ans. On s’attache plus vite, et on sort trop vite aussi. Je comprends aussi qu’il parle d’AJ, à laquelle il s’est attaché trop rapidement, mais très naturellement. Il vient de se rendre compte que, pendant un long moment, il a imaginé construire quelque chose de sérieux et durable avec une femme qu’il ne connaissait pas le mois dernier. Et puis, brusquement, sa main se pose sur mon épaule, me tirant de mes réflexions. « Merci. Tu m'as aidé à y voir un peu plus clair. Je suivrai ton conseil. Je vais y aller doucement avec elle. » Je souris discrètement, parce que je suis content d’avoir pu lui apporter mon aide, ou simplement qu’il ait pu trouver mon avis constructif. « Et si je peux me permettre une dernière chose ? » Je demande, poussant ma chance un peu plus loin encore. « Ne te ferme pas aux autres. Je sais que dans ce genre de cas on est dans sa bulle, on ne vit que pour ces moments partagés avec l’autre, et que le reste n’a plus beaucoup d’importance, mais... Faut pas oublier qu’on est dans un jeu. A la moindre faiblesse de ta part, les autres n’hésitent pas à te dégager... » J’hausse les épaules, comme blasé par ses règles archaïques. « Ne laisse pas AJ devenir ta faiblesse, et ne deviens pas la sienne. »