Cette nuit j'ai rêvé que je me faisais un white russian. J'y ai pensé toute la sainte journée: il me faut ce russe avant d'aller pioncer. Vers minuit, tel l'ivrogne du village dans un roman irlandais, je parcours la ville recomposée et m'arrête au bistro, pousse les portes comme un vieux cow-boy éreinté, me pointe au bar. Évidemment, pas de barman, sinon c'est plus Fake Lover. J'entreprends donc la fabrication de mon propre cocktail. Je suis passé maitre en la matière depuis mes deux ans passés derrière un bar, dans Berlin Ouest. Je balance une paille noire dans le liquide blanchâtre et reste côté barman, appuyé contre le comptoir, sirotant peinard. Il sort du vieux flipper un son surréaliste semblable aux musiques usées des boites multicolores que les enfants d'un autre temps faisaient tournoyer dans l'air. Le tout donne un côté très vintage à ce petit bistrot qui commence à me plaire. Les portes se pressent et une Fake Loveuse fait son entrée. Je la détaille depuis le comptoir et je cligne des yeux: c'est celle aux cheveux roses, qui m'avait tapé dans l'œil le tout premier soir, pendant que ma partenaire me les brisait menu. Plus elle s'approche et mieux je distingue son allure: maigre, voire très, très maigre, absence de poitrine, absence de hanches, son petit minois tout pale fait ressortir ses yeux bleus presque larmoyants. Elle me fait penser à un chaton. Un chaton sur lequel une maitresse cruelle aurait expérimenté une nouvelle couleur. Elle se pose en face de moi et j'arrive vraiment pas à détacher les yeux de ses cheveux. Je crois qu'elle veut boire un truc fait maison. Elle mate ma braguette sans y croire, je souris et acquiesce. « Si c'est pas de la pisse que tu veux, il te faudra un peu plus que des cheveux roses, même si c'est très sexy, je te l'accorde. » Je la détaille de haut en bas – chose que j'ai déjà faite plus habilement sans qu'elle s'en rende compte, mais le refaire sous ses yeux me permet de cerner le personnage qu'elle se donne. Son jeu de nympho lui plait-il vraiment ou s'agit-il d'une énième tentative de self défense dans cette jungle qu'est la télé-réalité? Je lui tends mon russe blanc – après tout, c'est blanc et laiteux, ça devrait lui convenir. Ma main glisse sous le comptoir et cogne contre quelque chose de dur: un jeu de cartes. Je le prends et entreprend de mélanger rapidement. « T'es joueuse? »

Je mélange les cartes en virant les deux premières, sans qu'elle s'en aperçoive parce que mon sourire accroche son regard. J'excelle avec des cartes en main, pour ainsi dire, je n'ai jamais perdu. Je lui tend le paquet en éventail. « Prends-en une, regarde-la, et remets-la dans le tas. Si je te la retrouve, tu fais ce que je veux. » J'ai une idée derrière la tête, je l'avoue, elle m'est venue en observant ce sourire rose faussement gourmand et ces yeux bleus délavés. « Tu gagneras dans tous les cas », j'assure avec un clin d'œil. Les doigts de la fille dont je ne connais pas le prénom pianotent sur les cartes avant d'en choisir une, de me la cacher avec un léger rictus, puis de la remettre dans le tas. Je souris et récupère mes cartes, fais mine de mélanger avec soin sous ses yeux. J'ai l'esprit plus mathématicien que littéraire, je compte tout et retiens tout. Mes calculs se font plus rapidement que dans la moyenne des esprits, je ne rate jamais mon coup. Je retourne le tas après qu'elle ait acquiescé à mon mélange, et fait défiler les cartes à toute vitesse jusqu'à trouver son valet de pique et le lui tendre entre deux doigts. De l'autre main, j'attrape l'une des mèches roses de ses cheveux et la fait glisser dans ma main, observant les détails de la couleur, de la texture. Blonde ou brune avant ça? Je penche pour brune, le blond presque blanc ressemble plutôt aux effets d'une décoloration. Je croise son regard et libère la mèche de ses cheveux. « Ce soir, tu dors avec moi. » C'est Janette qui va encore gueuler, mais après tout, je me barre peut-être dimanche, j'ai plus rien à perdre, pour l'instant.