ELLIOT

Au bout d’une bonne petite semaine dans le nid d’amour de Cupidon, on a rapidement fait le tour d’une bonne partie de ses affaires, si bien que depuis plusieurs jours la laverie automatique est fréquemment occupée par un candidat souhaitant laver son linge. Lorsque j’entre dans le bâtiment, un sac plein négligemment jeté sur mon épaule que je maintien d’une main, tandis que je m’amuse à faire rouler les pièces de francs à l’intérieure de la seconde, aucun habitant n’a encore assaillit les lieux de l’après-midi ce qui est pour le moins étonnant. Etonnant, mais loin d’être dérangeant compte tenu que je n’ai pas à faire la queue pour faire mon grand nettoyage. Je pose mes affaires sur un banc juste avant de faire le tri au milieu de celles-ci, entre couleurs, blanc et tout ce genre de choses, comme on le conseil sans cesse. Je suis bien placé pour savoir que c’est loin d’être une mauvaise idée étant donné que ça m’est moi-même arrivé dans les premières périodes de ma vie de célibataire. Je glisse mes vêtements un à un dans chacune des machines disponibles, sans tenir compte du fait que quelqu’un pourrait bien en avoir besoin. Du moins pas avant d’apercevoir une grande jeune femme se presser dans ma direction, à travers la vitrine terne et sale. Elan d’égoïsme retenu au dernier moment, je mordille mes lèvres d’un air coupable quand elle franchit le pas de la porte, en la regardant avec des yeux de fautifs. Je m’éclaircis la gorge, encore un peu enrouée depuis mon week-end placé sous le signe de la maladie qui m’a par ailleurs fournit une dispense pour le prime de dimanche soir. « Est-ce que tu serais d’accord pour qu’on mélange nos affaires pour les laver ? » je propose en la laissant constater à travers les lucarnes des machines, qu’elles sont déjà occupée par une couleur dominante.

La jeune femme répond à ma requête par l’affirmatif. Tant mieux. J’avais peur que l’idée de glisser ses sous-vêtements au milieu de mes affaires ne la rebute, les femmes ont parfois le don de rendre compliquée la chose la plus simple du monde. Du genre laver son linge. Mais ce n’est manifestement pas son cas puisqu’elle s’échine dans la seconde qui suit à trier ses vêtements par couleur tout comme je l’ai fait avant elle. Quatre machine et j’ai tout juste quatre pièces de cinq francs dans la main : celles que la production m’a fournie pour la semaine, ainsi qu’une subtilisée à Mads en marchand mes qualités de partenaire exemplaire. Je commence à les introduire dans chacune des machines à laver sans demander son avis à la candidate, en prenant toutefois garde à ne pas les mettre en marche tant qu’elle n’a pas terminé de remplir les hublots du contenu de son sac. Je me tranquillise en me disant que je me conduis en parfait gentleman en prenant en charge la première étape de notre lessive commune comme il se doit. « Peux-tu m'indiquer si cette robe est rouge ou pas ? Je suis daltonienne, donc j'ai un peu de mal avec les couleurs. » Je lève la tête dans sa direction, laissant mes yeux osciller entre son visage et le vêtement, avant que je ne redevienne maître de mon esprit. « C’est bien du rouge. » je réponds en rivant des iris remplis d’intérêts vers ma compagne. C’est bien la première fois que je croise un daltonien. Ou du moins, pour être davantage juste, que j’ai pleinement conscience d’être en la présence d’un daltonien. Une bonne dizaine de questions se bousculent dans ma tête, mais j’ai peur de soit la mettre mal à l’aise, soit de faire preuve de cliché débordant de manque d’originalité risquant de la remplir d’ennui et lassitude. J’hésite, me mord la lèvre inférieur, puis finit par m’éclaircir la gorge en prévision de ma prise de parole ultime. C’est le moment ou jamais d’en apprendre plus sur cette particularité qui m’a toujours fasciné. « Je peux te poser une question… Elliot, c’est ça ? » je demande en fronçant les sourcils en guettant sa réaction. Aucune hostilité en vue, je n’attends pas qu’elle formule sa réponse avant de poursuivre : « Je me suis toujours demandé comment vous discerniez le gris du rouge. Je veux dire, depuis que t’es gamine on doit te dire, ça c’est du rouge, ça c’est du gris. C’est pas comme si tu avais connu une autre vision. » Je m’arrête un court instant, avant de reprendre de plus belle alors que de nouvelles interrogations fusent dans ma tête. « D’ailleurs, si je peux me permettre, comment as-tu compris que tu étais daltonienne ? » je demande sourcils froncés, avant de pincer les lèvres face à mon manque cruel de discrétion.

Alors que mon esprit hésite entre prendre ou non la parole, mes yeux s’attardent sur le visage de la jeune femme. Elle me sourit, puis je sens que mon regard fixe doit sérieusement commencer à devenir pesant, parce qu’elle a beau essayer de passer outre je finis bien par me rendre compte que je suis trop insistant. Alors je me jette à l’eau et lui demande si je peux lui poser une question. Elle acquiesce et me permet de me la jouer indiscret. « Je dirai dès la maternelle. Quand la maîtresse a remarqué que je ne coloriais pas avec les bonnes couleurs. J'ai colorié les feuilles d'un arbre en rouge à la place du vert. J'ai toujours confondu le vert et le rouge. » J’hausse un sourcil intrigué machinalement, même si ce n’est pas forcément la chose la plus polie à faire lorsque quelqu’un nous parle de sa particularité. « Mes parents m'ont fait passer le test d'Ishihara tout simplement. C'est comme ça que je l'ai appris. » J’hoche la tête, pour marquer le fait que j’ai bien reçu l’information, malgré que j’aie encore du mal à me figurer la vision que peut avoir un daltonien. Je constate que son sac est vide, je m’avance donc vers une des machines à laver du bout, consacrée à la couleur pour vérifier l’air de rien qu’elle n’a pas confondu certaines couleurs par mégarde. Rien à signaler. Je me retourne et me retrouve presque nez à nez avec la poitrine d’Elliot, tout juste protégée par un simple soutien-gorge. Je fixe les nouveaux venus avec étonnement, ayant l’impression que quelque chose vient de m’échapper. « Corto, je crois que les machines sont bien remplies maintenant. » Mon cerveau se remet en marche et je comprends que son haut a disparu derrière l’un des hublots, aucune proposition indécente à l’horizon. Elle rit, je détourne le regard légèrement gêné par ma réaction. En règle général, la nudité n’a pas réellement d’impact sur ma personne, ayant grandi au milieu de représentants de la génération hippie, mais la surprise m’a fait perdre mes moyens un court instant. Je reprends enfin mes esprits et m’avance vers chacun des engins rudimentaires pour les mettre en marche. Contrairement aux modèles plus récents, l’utilisation est particulièrement facile si bien que je suis entrain de programmer la toute dernière d’entre-elles lorsque la voix de la candidate résonne une nouvelle fois dans la pièce. « Tu viens des Etats-Unis, toi aussi non ? » Je me tourne dans sa direction avec intérêt. Je n’ai même pas fait attention au fait que les intonations dans les phrases de la jeune femme me paraissaient tout à fait compréhensibles et familières. Pas comme les irlandais du nid d’amour que je peine à comprendre, même si nous parlons tous la même langue. « En effet, je suis de Savannah. » je l’informe dans un sourire, ravis de trouver une personne qui partagera sans doute un mode de vie plus proche du mien que les européens du village. « Tu viens de l’ouest, non ? » je demande, après avoir réfléchit à la façon dont sonnait ses paroles. Parce que oui, on peut aussi identifier les accents dans l’accent.