SVEN

Clope au bec, les mains fourrées dans mes poches, et regard absent, je foule la terre du sentier sans réellement prêter attention au paysage. J’ai juste besoin d’un endroit isolé où je pourrais me trouver en face à face avec moi-même et mon cerveau dégueulant d’inepties auxquelles je dois trouver un sens avant toute autre chose. J’ai plus le temps de me dire que j’ai le temps. Il existe des choses qui me dépassent, des choses qui parasitent mon esprit non plus un peu le matin et un peu le soir, et parfois entre les deux, des choses qui me parasitent en permanence, sans relâche. Les instants où je n’y pense pas sont devenus collector. Alors je m’isole, au milieu de cette journée d’ordinaire sous le signe de la sociabilité, je m’isole avec l’espoir de ne pas croiser âme qui vive. C’est dans ce but que je pousse le portillon du cimetière, bien conscient qu’ici, les âmes se sont enfuies depuis longtemps. Je n’y trouve rien de glauque, rien d’effrayant, juste un profond calme apaisant qui fait du bien au cerveau. Pas de cris hystériques, pas de compétition d’égo. Juste le calme. Le repos éternel. Je jette quelques coups d’oeil sur les tombes à l’abandon depuis tellement longtemps, et puis j’imagine la peine des familles qui ont du tout abandonner derrière elles, y compris leurs morts. J’arrache une fleur sauvage dont j’ignore le nom, et la dépose sur la pierre tombale la plus proche. Ce n’est rien, un geste symbolique tout au plus, pour tous ces gens qui ne peuvent plus venir se recueillir, et je regrette de ne pouvoir faire plus, tout comme je regrette de ne pouvoir me rendre sur la tombe de mon père. Je range à nouveau mes mains dans mes poches, et reprends ma visite des lieux.

Ma salutaire solitude n’est que de courte durée, voir très très courte, la durée, quand même, puisque, rapidement, des pas résonnent derrière moi. Soit la personne n’est vraiment pas discrète, soit elle cherche, au contraire, à se faire annoncer à l’avance. Quelqu’un cherchant à attirer mon attention ? Je me retourne, mains dans les poches, toujours, tirant sur la clope coincée entre mes lèvres, et découvre le fameux... heu... bah... en fait, non, je ne sais pas. Évidemment je le connais de vue, mais son prénom m’échappe, et tout le reste également. Ce n’est pas sa faute, c’est moi qui suis trop peu attentif. Je sais juste qu’il m’a toujours paru jeune, enjoué, et quelque peu naïf sur les bords. Aussi, lorsqu’il me demande s’il me dérange, je ne peux m’empêcher de jouer de ça. « Non, au contraire, tu vas même pouvoir m’aider. Je cherche les emplacements de Penelope et Dani depuis trop longtemps, sans les trouver. Ils doivent être quelque part par là, à côté de Tasha et Teresa. » j’avance en perdant mon regard au loin, désignant de l’index un lot de pierres tombales semblant plus récentes que les autres. Puis je me tourne vers lui, observant la surprise que je viens de faire naître chez lui. S’interroge-t-il sur ma santé mentale ? Ou bien sur la possible exécution des candidats sortants ? « Quoi ? Tu l’ignorais ? Tu ne croyais quand même pas qu’ils nous laissaient rentrer tranquillement chez nous, si ? » Mon sourire se résorbe, et d’une main sur le thorax, je joue la feinte compassion. « A ton avis, pourquoi n’a-t-on plus jamais entendu parler des autres candidats, ceux des saisons précédentes, ceux qui n’ont jamais atteint la finale ? » j’hoche la tête comme si je suivais son raisonnement intérieur par télépathie. « Morts. » je conclue, un triste sourire aux lèvres. Allez, dis-moi que tu sais que je plaisante, pas vrai ?

Spoiler:

Il y croit. Un instant, il y croit, et je décèle la lueur de surprise dans son regard. Ça ne dure pas, la seconde suivante il remet en question toute ma théorie avant de partir dans une rire bref, m’annonçant par la même occasion qu’il s’agit de “foutaises”. Je ne maîtrise pas suffisamment la langue pour connaître ce terme, mais j’imagine sans mal ce qu’il signifie. Je souris à mon tour, me demandant si la blague du Dahu est nécessaire en cet instant. C’est mon drôle sans témoin, donc je m’abstiens, et récupère la main qu’il me tend. Sven. Comme d’habitude, je me répète son prénom à plusieurs reprise afin de bien le mémoriser, et ne plus l’oublier. Et lorsque je m’apprête à lui offrir le mien, il m’en empêche en m’en demandant la signification. Pardon ? Est-ce à dire qu’il connaît déjà mon prénom ? Dans ce cas, je suppose que, comme tous les autres avant lui, il a croisé la route d’Ismay et que c’est par elle qui l’a appris ? C’est la quatrième ou cinquième fois que je me trouve face à quelqu’un qui me “connaît” sans que la réciproque soit vraie. Et c’est toujours aussi dérangeant. Et qu’entend-il par ce que veut dire mon prénom concrètement ? Je fronce les sourcils, mais il enchaine, m’en demandant l’origine. « Italien. » dis-je en le suivant jusqu’au banc face auquel je reste debout. Ça, je peux y répondre, mais... « Qu’est-ce que tu entends par ce qu’il veut dire ? C’est un prénom, juste un prénom, il ne veut rien dire, pas plus qu’il n’a de traduction. Il a été rendu populaire par Shakespeare et Verdi, mais à part ça... » A part ça, je ne vois pas ce que je peux dire de plus. « Parce que Sven, ça veut dire quelque chose ? » Je demande en me grattant la nuque. Je suppose.

J’en viens à m’interroger sur mon prénom, sur la signification que l’on peut y décelé là où je n’ai toujours vu qu’une appellation, un moyen de m’identifier plus facilement. Sven n’a pas l’air de cet avis. Je lui explique l’origine du prénom, les références qu’on me sort à chaque fois que j’ai le malheur de m’identifier, mais Shakespeare, Rossini et Verdi ne semble pas être les réponses qu’il espérait. Alors je lui retourne sa question, non par simple curiosité, mais par réel intérêt. Il m’explique alors que Sven signifie jeune guerrier dans quelque langue nordique. J’imagine un Drakkar, j’imagine Sven sur la proue, cheveux et barbe au vent, et… et non, ça ne colle vraiment pas. Il en est conscient lui-même puisqu’il me parle d’une destinée autre que celle de chétif trouillard. Je ne le trouve pas trouillard… chétif, c’est autre chose, mais pas trouillard. Un trouillard n’aurait jamais foutu un pied dans le cimetière, même en plein jour. Il reprend sur mon prénom, l’imaginant d’origine divine, et soudain, je sais quel héro littéraire il me rappelle depuis le début : Le petit Prince. Et bientôt, il en viendra à me demander de lui dessiner un mouton. « Non, juste un général vénitien, tuant sa femme après qu’il eut cru avoir été trompé par elle. Ça n’a rien de divin, comme tu peux le constater, c’est même assez sordide. » je crois que, finalement, j’aurais sûrement préféré me nommer ‘jeune guerrier’, surtout que pour moi, en l’occurrence, ce prénom aurait été parfaitement adapté. J’hausse les épaules, et tente d’attraper mon paquet de cigarettes dans ma poche arrière, pendant qu’il change de sujet, me ramenant à la raison de ma présence ici. Est-ce que je suis là pour la sérénité du cimetière ? Peut être un peu, c’est vrai, mais surtout pour l’isolement qu’il apporte, un isolement permettant de me concentrer sur la question qui me taraude l’esprit depuis trop longtemps maintenant, s’insinuant, vicieuse, parmi mes pensées, pour finir par les coloniser totalement. « En fait, je venais ici pour réfléchir à… quelque chose. » J’avoue en glissant une cigarette entre mes lèvres, tandis que mon regard balaie l’espace constellé de petites et grandes stèles. « Mais, finalement, je ne suis plus très sûr d’avoir envie de me pencher sur cette question. Parfois, la politique de l’autruche est très tentante. » Enfouir sa tête dans le sable et prétendre que rien de tout ça n’existe réellement, que ça passera. « Et toi ? Simple promenade ou besoin d’isolement ? » je lui retourne sa question tout en lui tendant, dans le doute, mon paquet de cigarettes.