DAGGA.

Un long soupir se filtre un passage entre mes lèvres, qui se presse l’une contre l’autre. Je tente de remettre de l’ordre dans les cassiers qui m’ont été attribué, mais en vérité, j’ai carrément foutu une énorme pagaille dans le dressing. Du moins, dans le coin qui m’a été désigné. Trois piles de vêtements trônent ici et là, sans grande distinction aucune. Si au départ, j’avais bien établit un ordre quelconque, il y a longtemps que cette hiérarchie a pris le bord. Et plus je sors de vêtements, plus je m’enlise. On dirait que mon œil critique à décider de surgir, soudainement, et je ne vois plus que les défauts de ma garde robe : les couleurs ternes, sans éclat, l’absence de motifs quelconque ou de textures, la platitude de l’ensemble, et la sévérité d’une grande majorité des morceaux. Presque un reflet de ma propre personne, quand on y pense. Un nouveau souffle franchit ma bouche entre-ouverte. Puis je détourne la tête, entendant des pas sur le parquet usé. Une tête rousse, plus familière à bien des égards que d’autres, se rapproche. « Ma garde-robe est un véritable fiasco. » je laisse entendre, bien plus découragé et abattu que je ne voulais le croire. « Trouver quelque chose de potable là dedans, ça relève d’une mission impossible. Je n’ai aucun style… que ce look femme d’affaires que je me pavane à longueur de journée. » Et un autre soupir, un autre. « J’ai vraiment besoin d’aide… » De la sienne, en l’occurrence.

Recevoir l’avis mode d’une autre personne complètement extérieur me semblerait bénéfice, vu la catastrophe ambulante qui compose ma garde-robe. Des petites robes à ma même coupe sérieuse, ses complets féminins qui épousent ma silhouette sans toutefois la mettre véritablement en valeur, se contentant seulement de me donner un air sérieux et mature, chose essentielle dans mon travail. Si je pouvais seulement conjuguer à la fois ce style avec quelque chose de plus frais, de plus jeune. Question que mes vêtements arrêtent de me vieillir prématurément d’une dizaine d’années supplémentaires. « Pour commencer, file-moi tous les vêtements qui ne te plaisent pas là-dedans. On pourrait peut-être en obtenir quelque chose qui te conviendrait plus, avec de petites retouches. J’ai du matériel de couture, attends, je vais le chercher. » À peine ai-je le temps d’ouvrir la bouche pour répliquer qu’elle disparait déjà en me lassant en plan, toute seule, avec mes piles de tissus sur le sol. Elle m’a demandé de lui donner ce qui me plait le moins. D’accord, mais je commence par quoi? Ce pantalon gris à la coupe trop droite, cette robe noire trop simple et sans âme. Je prends les deux morceaux, plus quelques autres que je mets à part, attendant son retour qui ne saura tarder. À peine y ai-je songé qu’elle réapparait, une boîte à gâteau sous le bras, et quelques magazines de mode en main. Elle dépose le tout au sol avant de s’y installer à son tour. Je lui tends les vêtements que j’ai sélectionnés, ceux avec lesquels elle pourrait faire ce qui lui plait. Des morceaux auxquels je ne tiens pas. « Commençons par ceux-là. » Il y en a peu, mais je ne vais pas prendre le risque de sacrifier ma garde-robe dès ma première petite crise existentielle. « Quel genre de look te plairait ? Des trucs un peu vintage ? Retro ? Je te verrais bien avec quelque chose d’élégant et bohème à la fois, quelque chose de féminin un peu comme… ça. » Elle feuille l’une des revues, et me désigne au passage l’une des tenues. Je trouve le tout très joli, mais le décolleté plongeant me fait légèrement grincé des dents. « Hm… non, pas ça. » Je récupère l’un des magazines, me posant sur le coin du banc non loin de là, et je tourne les pages, cherchant quelque chose qui pourrait me plaire. L’une des robes attire mon attention, et je lui tends le tout pour qu’elle puisse avoir une petite idée de ce que je recherche. « Je ne veux pas… totalement me défaire de mon côté sérieux. Mais peut-être y ajouter une touche d’élégance, de classe… et pourquoi pas, d’excentricité. Regarde… le détail de petites pierres brillantes à sa taille. Je trouve ça joli. » fit-je en lui pointant ce qui fait la démarcation entre la poitrine et le reste du corps de la mannequin sur la photo.

Instantanément, la première chose qui me saute aux yeux, lorsqu’elle me montre une première image qu’elle a sélectionnée pour moi, c’est cette échancrure sur le devant, qui, de toute évidence, n’a qu’une seule raison d’être, autre celle de faire ‘joli’ sur la robe, avec cet effet lassé. Je n’ai pas envie que ma poitrine se donne en spectacle, pas à ce point tout de même. Limite, je tolérais les robes bustiers – comme celle que je présente à mon tour à Dagga – mais sans plus. « C’est vrai que c’est joli, ça apporte tout de suite un petit plus à la robe. » Je songe un instant à cette même robe, sans ce petit effet cintré brillant, et il me semble que le résultat est beaucoup moins… reluisant, et ce, dans tous les sens du terme. « L’effet drapé est sympa aussi. Ça met en valeur les courbes féminines – surtout que c’est cintré à la taille. Et les robes asymétriques dans ce style sont très à la mode actuellement. Je devrais pouvoir te faire quelque chose dans ce goût là – sauf que la partie ‘traîne’ de la robe sera plus opaque. Tu penses que si je le demandais très gentiment à Cupidon, il accepterait de nous fournir quelques strass dans ce genre ? » Je vois l’air qu’elle tire, figé entre l’amusement et une pointe d’incertitude. Cupidon se montra-t-il clément en répondant à sa requête. Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir. « Peut-être, faudrait lui demander. Offre-lui des cookies en échange, pour l’amadouer. » Je raconte vraiment n’importe quoi, mais bref, tous les moyens sont bons pour parvenir à nos fins. « En attendant, je vais toujours prendre tes mesures. » Ma tête se penche légèrement sur le côté, et je la regarde, un peu incertain. « Enfin, si ça ne te dérange pas. » C’est idiot, elle a besoin de ces mesures pour travailler aisément, et afin que le résultat soit potable, et qu’il m’aille comme un gang. « Euh… oui, ça va. Désolé, je ne suis pas très coutumière avec tout ça. Il va falloir que tu me guides un peu. » Je n’ai jamais fait affaire avec une couturière personnelle, ou bien même une styliste pour me conseiller dans ma garde-robe. Dagga est, pour ainsi dire, la première à occuper cette fonction dans mon entourage.

Je suis un tantinet inquiète et déstabilisé, mais il me faut toujours une toute petite période d’adaptation devant une situation nouvelle. Comme celle-là, par exemple. Ce n’est pas tous les jours qu’on vous mesure de a à z. Mais ça me parait logique, vu les circonstances. « Ne t'inquiète pas, tu n'auras rien de particulier à faire, juste te tenir debout et bien écarté les bras. Tu devrais t'en sortir. » Si ça ne se résume qu’à ça, tant mieux. Je n’aurais qu’à rester là et suivre ces indications. Simple comme bonjour. Je m’exécute donc, levant mon popotin du siège où j’étais posé, et m’installant au centre de la pièce, face à Dagga. Aider de son mètre-ruban, elle entreprend de passer le tout autour de ma taille. « Ça va ? Surtout, respire bien et ne rentre pas le ventre. Ça serait dommage que je te fasse quelque chose de trop petit dans lequel tu étoufferais. » Sans m’en rendre compte, je retenais justement mon souffle, contractant mes minces abdominaux. Je respire un bon coup et relâche cette tension qui n’a pas lieu d’être. Voilà, c’est mieux. La jeune femme procède à la prise des informations, puis poursuit dans sa tâche. Elle m’informe que je dois lever les bras, ce que je fais sans broncher. Mais je vois où elle veut en venir quand son ruban m’enserre le haut du corps. Nos regards se croisent. « C'est bon, ça ne te dérange pas, hein ? » Je suis inconfortable, je ne vais pas le cacher : la proximité avec les gens m’a toujours un peu mise mal à l’aise. Mais je fais tout de même un léger non de la tête, pour la rassurer. Ça ira. Cette situation est juste… étrange. « Je te fais confiance. » j’ajoute même, scellant le tout pas un petit sourire. Elle sait ce qu’elle fait. Je devrais arrêter de m’inquiéter pour des âneries et la laisser travailler.