THIS IS IT
RAPHAËL ET GASPARD

Raphaël. Tandis que je le regarde par dessus le livre que je suis en train de lire, je me demande si sa timidité arrive vraiment à lui faire croire qu'il passe pour un fantôme parmi nous. Parce que c'est faux. Au milieu des cris de la foule, de l'hystérie des femmes et des grognements sourds des hommes, je remarque celui qui, comme une ombre, se faufile derrière les corps pour s'enfuir en coulisses. C'est celui qui se dérobe à l'action que mon regard happe en plein parcours, c'est toujours celui qui veut se faire oublier que, précisément, je n'oublie pas. C'est peut-être moi qui ai un goût particulier pour les abstractions. Je regarde sa façon de marcher, de placer une jambe après l'autre, de savoir quoi faire de ses bras et de ses mains, je l'observe jouer au caméléon, essayer de se fondre dans le paysage et pourtant, se jeter sur les âmes qui passent un peu trop près de lui. On a du dire à Raphaël qu'il est malade. Anormal. L'asociabilité ou la peur de l'autre n'a jamais été vraiment assimilée par le plus grand nombre. Le vivre ensemble est notre dette envers l'humanité, la rejeter c'est dire non à la vie? Pas d'accord. Les associables, les timides maladifs, les reculés, ceux-là sont ceux qui ont compris que l'humanité n'est qu'une aberration. Ceux-là sont ceux qui, humains trop humains, tentent de dire non à ce à quoi l'existence nous condamne. Raphaël prenait le contrepied de ce qui « se faisait » depuis les débuts du siècle de l'humanisme et de mieux vivre ensemble, et c'était ça qui foirait tout. Ça qui l'enfermait en lui-même, ça qu'on lui reprochait et ça qui lui faisait cruellement ressentir ce besoin de se « soigner », afin d'arriver, enfin, à être comme tout le monde. Savoir que la société isolait Raphaël au lieu de le laisser venir à lui avec un sourire tendre me déçoit. La cruauté dont font preuve les hommes envers chaque personne qui ne leur ressemble pas m'a toujours déçu. Alors je pose mon livre à côté de moi et regarde le paysage, Raphaël avec, le laissant s'apercevoir de ma présence, le laissant entièrement maitre de lui, de décider si oui ou non il a envie, besoin de m'approcher. Je veux que ce soit un besoin dénué de toute rédemption sociale, je ne veux pas qu'il s'approche parce que qu'il faut s'approcher. C'est pour ça que je me tiens assez loin: pour lui laisser cette rare et merveilleuse, précieuse possibilité de refuser de s'approcher.

Il ne savait pas tellement ce qu'il fichait là, tout seul, statique et le regard lointain. Il ne le savait pas, mais il ne bougeait pas pour autant. Au fond, il aimait ne pas savoir pourquoi il se trouvait ici, pourquoi il ne cherchait même pas à en bouger. Il était bien près de ce ruisseau, dans un silence total, en l'absence de toute compagnie. Il était paisible, détendu, apaisé. Rien ne semblait pouvoir mettre à mal sa quiétude, et il appréciait cela. Ou partiellement, du moins. Parce qu'il est vrai que Raphaël se prenait subitement à rêver à ceux qu'il n'avait pas à ses cotés et qui avaient tendance à beaucoup lui manquer. Ses sœurs. Ses neveux et nièces. Sa mère ... Son père. Il se sentait seul. Oui, il avait beau être habitué au fait de n'être que rarement entouré, au fait d'être bien souvent isolé dans ses pensées, comme si personne ne pouvait de toute manière le comprendre, Raphaël se sentait seul. Profondément seul. Plus seul que si la solitude avait eu dans l'idée de se matérialiser. Plus seul qu'il l'avait bien souvent été. Et tandis qu'il put s'apercevoir de la présence de l'un de ses camarades - un jeune homme aux cheveux roux, dont le nom lui était connu, malgré le fait qu'ils ne se soient probablement jamais tellement adressé la parole - Raphaël en vint à se poser une question existentielle. Devait-il rester dans son coin, toujours aussi seul, comme si cela importait bien peu à ses yeux, comme s'il ne voulait subitement plus changer, s'entourer, se sociabiliser ? Ou bien devait-il faire un effort supplémentaire en prenant sur lui et sur sa grande timidité et en s'approchant du jeune homme ? Il hésitait. Il savait ce qui était préférable comme lui, tout comme il savait ce que son esprit lui dictait, mais il avait peur. Oui, encore et toujours, il avait peur. Peur cette fois-ci de n'être d'une compagnie que déplorable et ennuyeuse. Peur aussi de faire regretter à Gaspard d'avoir pris cet air si accessible, de l'avoir plus ou moins incité à tenter sa chance avec lui. Il trouvait ça gentil de sa part, honnêtement. Généralement, on ne faisait pas attention à lui, ou quand on le remarquait, on évitait de lui laisser croire qu'il pouvait être le bienvenue. Là, ça semblait être le cas. Et le fait de constater que Gaspard ne le brusquait ni ne le forçait à s'approcher avait justement tendance à l'inciter à le faire. Alors, tout doucement, Raphaël s'orienta vers lui. « Toi, je n'ai pas encore eu l'occasion de t'embêter » articula-t-il doucement, dans un fin sourire. Oui, il s'essayait à l'humour. Ça ne lui allait pas du tout, mais bon, ça changeait. « Tu peux encore m'inciter à m’éloigner, tu sais. Il n'est pas trop tard. » Parce qu’après, ce serait déjà plus difficile, sans doute. Ne serait-ce que parce que Raphaël aurait envie d'apprendre à connaitre son camarade, et qu'il lui faudrait du temps pour tâcher de faire les choses bien.