W/ ELLIOT

La nuit tombe, et dès que les étoiles sont perceptibles dans le ciel, je sors, quittant l’école des filles pour vagabonder, errer dans les rues en toute tranquillité. Je me dis que c’est la seule fois dans ma vie où je peux me le permettre. La plupart du temps, je ne suis pas rassurée quand il faut que je marche seule dans la rue, une fois que les ténèbres se sont abattues sur la ville. Ici, il n’y a aucune crainte à avoir. Qui pourrait nous agresser ? Et quand bien mal un candidat me souhaiterait du mal, il lui serait difficile de passer à l’acte, avec toutes ces caméras, partout. Dit comme ça, ça fait un peu 1984. Mais les caméras ont cet effet rassurant, on ne peut pas le leur retirer. Ma vie privée, je n’y ai jamais attachée énormément d’importance, de toute façon. Elle a toujours été trop privée. Qu’est-ce que je m’en moque, des âmes anonymes qui assistent à mon quotidien banal. Grand bien leur fasse, ça ne m’affecte pas, et je ne vois pas très bien comment ça le pourrait. 23h46. Heureusement que je vérifie l’heure, de temps à autres. J’ai proposé à Elliot qu’on se rejoigne au cinéma pour une séance de minuit. J’ai besoin de ces moments en tête à tête avec elle. Pour ne pas perdre pied. Et j’ai bien senti, hier, qu’elle aussi, elle perdait pied. Je veux être là pour elle, pour la soutenir. Je cours jusqu’à la réserve de nourriture. Y chipe plusieurs pots de glace, et m’enfuis comme une voleuse, jusqu’au cinéma, où j’arrive un peu en avance. Mes bras sont chargés, je dois avoir l’air d’une boulimique en pleine crise émotionnelle. Je pose mes pots de glace, m’approchant de la machine à pop-corn en attendant Elliot. C’est écrit en français, mais un français relativement simple que je déchiffre sans trop de peine – tant mieux.

On est que Lundi. Le temps avance trop lentement et je désespère. Je me lève et n'attends qu'une chose : que le jour se termine au plus vite pour que je rejoigne mon lit, là où je pourrai m'enfouir dans mes draps en me répétant - comme une sorte de litanie - que "Demain est un autre jour". Ce qui est absurde car je me réveillerai encore plus ennuyée que la veille ou l'avant-veille. Au point où j'en suis, j'en ai juste ras-le-bol. La chambre, le seul endroit dans ce nid d'amour où je me sens en paix, où je m'oblige à me confronter à mes propres indécisions - quitte à me torturer l'esprit pendant des heures. Cela m'est bénéfique. Je lis, pensant trouver mes réponses dans la littérature. Seul Jack Kerouac reflète mes états d'âme actuels. Chacune de ses phrases a le don de me remettre d'aplomb. My fault, my failure, is not in the passions I have, but in my lack of control of them. J'ai manqué de constance, de permanence. A trop s'éparpiller, on finit par perdre le contrôle sur notre existence. Ma vie a toujours été rythmée par des rencontres. Des hommes, des femmes, des inconnus qui m'ont apporté tellement plus, qui m'ont aidé à surmonter mes propres peurs. Ce qu'on me reproche toujours, c'est ma constante empathie envers autrui. Cette capacité de se projeter dans la conscience d'autrui, sans perdre l'identité de soi qui est de l'ordre de la compréhension et de la compassion. Et non, de la pitié. J'ai conscience du mal que je fais aux autres. Au fond, j'y trouve du plaisir dans la souffrance d'autrui. Ce n'est que dans la souffrance que les choses ont plus de valeur à nos yeux. Dagga est ma partenaire. Elle est plus que ça. Elle est la personne en qui j'ai une confiance absolue et totale. Je n'ai pas besoin de lui donner des preuves de mon affection pour elle. Elle le sait, du moins j'espère qu'elle peut compter sur moi à tout moment. D'ailleurs, elle m'a proposé une séance de minuit au cinéma. J'ai accepté de l'accompagner. J'enfile une robe à rayures et mets par-dessus ma veste en cuir. Je fume en chemin. J'entre et je la vois près du comptoir à confiseries, les bras chargés de pot de glaces. Je ris et m'avance vers elle, en cachant mes troubles du moment. Je ne veux pas l'embêter avec mes problèmes. Je l'a fais déjà assez souffrir comme ça ... Je m'approche d'elle et prends deux-trois pots pour la décharger du poids. - J'espère que tu ne comptais pas tout manger par toi-même., dis-je d'un sourire mutin. J'attrape sa main pour l'inviter à s'asseoir sur les sièges. Le film, c'est du Kubrick. 2001, l'odysée de l'espace. Sorti en 1968. C'est en français, bien sûre. Mais je le connais par coeur ce film. Je regarde les pots de glace et examine les étiquettes. - Tu préfère quel parfum ? J'ai chocolat, pistache et fraise. Et toi, t'as quoi ? La jeune femme m'apaise avec une facilité désarmante que j'en oublie mes tracas. Il n'y a qu'elle. Et j'en suis heureuse.

« Je comptais sur toi pour m’aider… » je lui souffle en guise de réponse, mon visage s’éclairant dès qu’elle entre dans mon champ de vision ; je suis heureuse de la voir, heureuse de la sentir près de moi, et heureuse qu’elle m’aide à porter tous ces fichus pots de glace – j’aurais dû naître avec quatre bras, oh tout aurait été tellement plus simple alors… Deux pots de glaces coincés entre mon bras et mon avant-bras droit, je me relève à demi tandis que le pop-corn se prépare (j’ai réussi à comprendre comment m’en servir en attendant Elliot) et colle un bécot rapide sur la joue de ma partenaire, par pur caprice. Je ne suis pas très branché bisous à la base, je préfère les câlins – mais de temps en temps, spontanément, comme ça, je me laisse tenter. Le pop-corn fin prêt, je me laisse guider par Elliot jusqu’à la salle. Je ne suis jamais venue ici jusqu’à aujourd’hui, alors je découvre. Je découvre l’univers ouaté du cinéma d’époque, mon regard furète partout, et j’adore, j’adore tout ce que je vois. Tout a l’air si confortable. Je pourrais vivre ici, je crois. Je m’installe sur mon siège, les yeux grands ouverts comme une gosse qui va au ciné pour la première fois. Machinalement le ramène mes longs jambes contre moi, mon pop-corn et mes glaces coincés entre mes cuisses et mon buste. « Oh, chocolat et pistache, je veux ! J’adore la pistache. Mais c’est encore meilleur avec du chocolat. » Il n’en faut pas beaucoup pour m’enchanter. Surtout quand je suis coupée du reste du monde, et que je suis simplement là, dans un cinéma, avec ma partenaire. Même moi qui ai pas mal broyé du noir ces derniers temps, je ne suis pas d’humeur à me lamenter sur mon sort – la vie est trop courte pour ça, pas vrai ? « Alors j’ai framboise, vanille et… Kiwi. Mince, j’ai dû me tromper, pourquoi j’ai pris kiwi ? » Ma lèvre inférieure prend un air boudeur. Enfin, après tout, ce n’est peut-être pas si mauvais que ça, mais ça me laisse un peu sceptique. Je coince le pop-corn entre nos deux sièges, et ouvre le pot de kiwi, trop curieuse pour laisser passer une occasion de goûter un truc nouveau. J’en prends une bonne cuillère, que je porte à mes lèvres… Dubitative durant un quart de seconde, je me mets aussitôt à grimacer et repose la cuillère dans le pot, que je tends vers Elliot. « Tu veux goûter ? C’est délicieux. » je prétends avec un sourire faussement angélique. Loin de moi l’idée de la piéger, ce n’est qu’une plaisanterie – elle doit bien s’en douter vu que ma grimace était quand même sans équivoque. Je grappille alors une poignée de pop-corn, en en laissant tomber un ou deux que je m’empresse de ramasser et me tasse un peu plus dans mon siège tandis que le générique du film démarre.