L'on pourrait croire qu'il n'y avait pas grand chose à faire dehors, à cette heure-ci. Mais ça, c'était assurément sans compter sur la curiosité de Sully, qui le poussait à vouloir légitimement découvrir les environs, ce qui constituait tout de même son tout nouvel environnement, où il se devrait d'évoluer le temps qu'on voudrait bien de lui. Alors il avait débuté une longue marche, quelques instants plus tôt, dans le but d'arpenter les différents lieux qu'il pourrait être amené à fréquenter dans les temps à venir. L'idée était ici de les visiter, tout à fait brièvement, juste histoire de procéder à un petit peu de repérage, ce qui ne serait pas trop, il s'en doutait bien. Car Sully et son sens de l'orientation étaient fâchés depuis que sa famille avait, une quinzaine d'années plus tôt, quitté sa première maison et s'était installée, non pas dans une autre ville, mais simplement dans une autre rue, dans un autre coin, ce qui avait clairement suffi à lui faire perdre tous ses repères et à perdre ses marques. Sans doute en était-il encore un peu traumatisé, en somme. Alors maintenant qu'il devait s'accommoder d'un environnement tout à fait inédit, qu'il devrait qui plus est partagé avec bon nombre d'individus, il n'était pas dit qu'il n'ait pas besoin d'un "petit" temps d'adaptation pour éviter de terminer l'aventure dans un coin paumé dont il ne sortirait jamais. Et tandis que sa promenade se faisait plus longue encore que ce qu'il avait pu prévoir - si tant est qu'il ait prévu quelque chose, en soit - voilà qu'il arriva finalement au niveau de ce qui lui semblait être un ponton. Par réflexe, il avança le long de celui-ci, jusqu'à bien vite se retrouver nez à nez avec cette étendue d'eau qui, rassurez-vous, ne le tentait absolument pas. Non, il était tout aussi bien là, au sec, un peu plus haut. Oui, vraiment. Par contre, il se pourrait bien qu'il culpabilise un peu, subitement, en se rendant compte qu'une jeune femme était assise sur un banc, tout près, mais qu'il n'avait pas vu tant il fut attiré, tel un aimant, jusqu'au bout du ponton. Alors il fit quelques pas vers elle, somme toute un peu confus, parce qu'il ne pouvait décemment pas faire comme s'il ne l'avait pas vu, une nouvelle fois, et volontairement ce coup-ci. « Puis-je espérer partager ce banc avec toi ? » qu'il demanda alors, après s'être approché, et par correction, parce qu'il n'était clairement pas dans ses habitudes de s'imposer, et qu'il préférerait éviter de se faire une ennemie dès la première semaine, hm. « Je me doute que le banc n'y verra aucun inconvénient, lui, mais si la demoiselle qui s'y trouve préfère que j'aille embêter quelqu'un d'autre, je le ferai. » Autrement dit, qu'elle ne se sente surtout pas obligée de vouloir de sa présence, hein. Il était bien placé, après tout, pour savoir qu'un peu de solitude ne faisait jamais de mal.

Qu'est-ce que je fais dehors. À cette heure-là. D'accord, dans le fond, ce n'est pas étonnant. Je suis toujours dehors. Je préfère l'extérieur. C'est mieux que chez moi. Chez moi, dans cet appartement pourri. Avec ma mère. Et mon beau-père. L'extérieur, c'est mieux. Il commence à être tard. Pas tard tard. Juste trop tard pour que le soleil reste encore. La nuit, la lune, les étoiles. C'est à leur tour de faire le spectacle. Je n'ai rien contre les étoiles. Ni contre la lune. Mais elles sont copines avec la nuit alors je peux pas être copine avec elles. Je n'aime pas le noir. L'obscurité. Donc la nuit. Je n'ai aucune idée d'où je suis rendue. Je guette les environs. Il n'y a pas assez de lumière. C'est si peu éclairé. À mon goût, du moins. J'aime voir à des dizaines de mètres devant moi. Là, j'peux pas. J'aime pas ça. Heureusement, j'ai ma propre lumière. C'est un truc qui fonctionne avec des piles. Je l'utilise toutes les nuits. Alors j'espère que la production voudra bien me ravitailler en piles. Je ne vais pas aller loin sinon. Ma petite lampe n'éclaire pas beaucoup. Juste autour de moi, c'est déjà bien. Ça me rassure un petit peu. Et je sais que le mieux serait que je retourne à l'intérieur, dans une pièce éclairée, mais je ne sais toujours pas où je suis. J'ai pas encore repéré les lieux. Pas trop. Et dans le noir, c'est encore plus difficile. Je me promène, à peine rassurée, posant un pied devant l'autre tout en écoutant les bruits autour. J'aime pas ne rien voir. J'ai l'impression d'être une proie facile. Ça me fait frissonner, ça me glace le sang. Je peux rien faire si ce n'est continuer d'avancer. Sauf que plus j'avance, plus ça devient sombre. J'ai dû m'éloigner un peu trop. Je crois que je suis sur le pont, là. Celui avec le bateau pas loin. Quelque chose comme ça. Un banc. Je m'y installe, en espérant y trouver un semblant de réconfort. Je me sens un peu cachée sur ce banc, c'est mieux que d'être en plein milieu de nulle part. Je ne sais pas si je dois tourner le dos à l'étendue d'eau ou à ce qui se passe sur ce ponton. Je ne sais pas. Genoux pliés, je pose mes pieds sur le banc, j'entoure mes jambes de mes bras, ma petite lumière est posée juste en face de moi. Plus les secondes passent, plus je resserre mes bras. J'aime vraiment pas ça. Et pire encore, j'entends des bruits. Des bruits de pas. Des pas. Donc quelqu'un. Quelqu'un. Qui vient par ici. J'en ferme les yeux, comme si ça allait repousser le danger au loin. Ou que ça allait m'aider à me cacher. Duh. J'aurais dû éteindre ma lumière pour ça. J'essaye de garder une respiration calme. J'entends les pas se rapprocher. Une voix. Je frissonne. Évidemment. Pas une présence rassurante. Je ne sais pas quoi lui répondre. Dans le meilleur des cas, il ne restera pas. Mais s'il part, je suis toute seule. Je ne sais pas ce qui est le pire. Quel danger est le pire. Lui ou l'obscurité. Je veux pas qu'il reste. Ou c'est moi qui ne devrais pas rester. Oui, je devrais rentrer. Retourner dans un endroit beaucoup plus éclairé. Un endroit dans lequel je pourrais au moins voir ce qui risque de m'arriver. « C'est tout noir partout... » je murmure simplement en guise de réponse. J'aurais pas dû dire ça. Parce que c'est pas bon de montrer sa peur. Je le sais. Merde. Je secoue doucement la tête de gauche à droite. Qu'il oublie. Qu'il reparte. Je m'en fiche. Je suis mieux toute seule.

Si Sully avait été moins déterminé à rejoindre le bout du ponton, il aurait très certainement pu s'apercevoir qu'il n'y était pas seul, et qu'une jeune femme était assise non loin de lui, sur l'un des bancs qui l'entouraient. Il avait beau faire nuit noire, l'on pouvait tout de même distinguer une silhouette au milieu de cette obscurité certaine, ce qui le fit somme toute un peu culpabiliser, car il ne voudrait pas donner l'impression d'avoir simplement cherché à ignorer sa camarade, ce qui n'était véritablement pas son genre. D'accord, il n'était pas le type le plus sociable du monde, et aimait globalement se retrouver seul pour penser et ainsi sans avoir à s'inquiéter d'embêter qui que ce soit, mais il serait dommage que sa camarade aille imaginer qu'il l'avait tout simplement snobée, alors que non, il ne se serait jamais permis une telle chose. Ainsi donc, il se permit de faire quelques pas vers elle, espérant qu'elle ne lui tiendrait pas rigueur du fait qu'il ait un peu la tête dans les nuages, et se permettant de lui demander s'il pouvait espérer la rejoindre sur le banc sur lequel elle se trouvait assise. Naturellement, il ne s'imposerait pas à elle, mais osait toutefois croire qu'elle ne serait pas contre un peu de compagnie, ce qui pourrait leur permettre de discuter, de faire connaissance. Mais tandis qu'il ne s'attendit pas à recevoir une autre réponse qu'un quelconque "oui" ou un simple "non", voilà qu'il obtint une répartie un peu plus étonnante, moins prévisible, et qui ne manqua pas de l'intriguer. Effectivement, c'était tout noir autour d'eux. Et s'il avait osé se risquer à une tentative d'humour déplorable, il aurait très certainement laissé entendre que c'était un peu le principe de la nuit, d'être sombre. Sauf qu'il se douta bien vite qu'il vaudrait mieux éviter ce genre de terrains, que ce ne serait absolument pas une bonne idée de mettre cette demoiselle mal à l'aise, alors qu'elle devait déjà être peu tranquille à cet instant précis. Mais que faire, alors ? Que dire, surtout ? S'il réitérait sa question, elle se braquerait sans doute. Mais s'il partait, il perdrait l'occasion d'en savoir plus sur cette jeune femme, et il aurait surtout l'impression de l'abandonner à ses angoisses, ce qui le ferait culpabiliser d'autant plus. Alors il se contenta de rester debout, face à elle, et tâcha d'éviter toute éventuelle maladresse. « Est-ce que je peux faire quoi que ce soit pour te tranquilliser ? » qu'il souffla alors, pas franchement sûr que ce soit une chose à dire. Pour autant, il voulait qu'elle soit un peu plus rassurée, et surtout qu'elle n'imagine pas qu'il profiterait de l'obscurité pour s'en prendre à elle. « Ne me demande simplement pas de partir. Si j'aurais pu le faire il y a une minute, je ne peux décemment plus m'y résoudre. » Et là, il espérait qu'elle comprendrait qu'il ne disait pas ça pour être casse-pieds, simplement qu'il se sentait désormais concerné et que la laisser là, dans cet état de crainte, n'était pas une optique envisageable. Alors qu'elle lui demande ce qu'elle veut, sauf de partir.

J'aurais vraiment pas dû m'éloigner autant. J'aurais dû m'asseoir dans un coin et attendre. C'est ce que je fais maintenant. Je suis assise. Et je ne vais pas me déloger tout de suite. Je veux plus de lumière. Beaucoup, beaucoup plus. Un immense projecteur. Ou juste la lumière du jour. Quelle heure il est. Je sais pas. Vivement que le soleil refasse une apparition. C'est une mauvaise idée de sortir en soirée. Très mauvaise idée. Pire encore, j'ai de la compagnie. J'en veux pas. Je préfère encore être seule. Je crois. Je ne sais pas. Sa présence n'est pas une bonne chose. Dans l'obscurité, c'est pire. Je ne vois rien. Du moins, pas grand chose. Pas assez pour me rassurer. C'est déjà pas facile quand je vois les environs alors sans, c'est tellement pire. Là, j'avoue que je sais pas trop ce que je préfère. Au moins, s'il part, j'aurais plus qu'une seule peur à gérer. Je pourrais toujours m'endormir ici. Peut-être. Et le temps passera plus vite, comme ça. De toute façon, je ne compte pas dormir dans ''mon'' lit. Avec mon partenaire. Non, je n'y compte pas. Je pourrais dormir là. Non. Pas avec lui pas loin. Qu'il ne s'approche pas plus, ce n'est pas nécessaire. Me tranquilliser. Bonne question. J'ai juste peur du noir, après tout. C'est pas grave. Ça va passer. En attendant, je rapproche ma petite lumière de moi, je la pose sur mes pieds, je pose mon menton sur mes genoux. Ne pas lui demander de partir. D'accord. J'essaierai de m'en souvenir. Ne pas lui demander de partir. Donc il va rester là. Ah. C'est pas nécessaire. Vraiment pas. Je vais bien. Je suis un peu perturbée et je vais pas oser me lever de ce banc tant qu'il fera noir. Mais c'est pas grave. « Je vais bien. » que je lui signale d'ailleurs. Parce que ça va, c'est vrai. J'ai juste peur. Pas de quoi alerter les médias. Pas de quoi fouetter un chat. Je me trouve même plutôt calme. Terrifiée. Mais calme. Ça vaut presque des applaudissements, je vous assure. Mes bras serrés au maximum autour de mes jambes, je laisse mon regard vagabonder. Pour savoir où il se trouve avec précision. J'en ressens un frisson. C'est pas mieux de savoir où il est, en fait. Je fais en sorte de garder une respiration calme et régulière. Ce n'est pas le moment de céder à la panique. Si je panique, je suis une proie facile. Si je panique, il risque d'en profiter en me pensant faible. Je sais pas. Je suis même pas certaine de savoir à quoi il ressemble. J'ai pas besoin de savoir, je pense. Non, je vais pas m'imaginer le pire. Je vais pas imaginer une tête que je connais. Je ne vais pas imaginer ça. Il ne ressemble sûrement à personne que je connais. C'est pour ça que je déteste l'obscurité. Du calme. Du calme. Du calme. « Je peux voir ton visage ? » je souffle tout de même. Il veut faire quelque chose pour me tranquilliser. Voilà ce qu'il peut faire. Me rassurer sur le fait qu'il n'est qu'un homme quelconque. C'est déjà beaucoup. Beaucoup trop pour moi. Mais déjà, s'il ne ressemble pas à quelqu'un que je connais, ça sera déjà ça. Je crois que savoir à quoi il ressemble serait aussi rassurant que terrifiant. Trop tard. J'ai posé la question, c'est trop tard. Je peux toujours fermer les yeux. Oui, c'est une bonne idée. Je sais pas. Je préfère quand même qu'il n'approche pas trop. J'aime pas du tout cette situation. Pas du tout. Je fais toujours tout ce que je ne dois pas faire. Ça se confirme, là. Je veux pas être là, je veux pas être là, je veux pas être là. Je fais comment, moi, maintenant.

Plus Sully y réfléchissait, et plus il avait tendance à penser que s'il n'avait pas vu sa camarade en arrivant sur le ponton, c'était aussi parce qu'elle n'avait pas voulu qu'on la voit. Peut être était-elle bien, ici, toute seule, et qu'une quelconque compagnie la dérangerait plus qu'autre chose. Si tel était effectivement le cas, il va de soi que Sully ne chercherait pas à lui imposer la sienne, et même qu'il la laisserait tranquille sans se faire prier davantage. Du moins, c'est ce qu'il aurait très certainement fait, quelques instants plus tôt, lorsqu'il avait enfin noté sa présence et qu'il s'était approché d'elle. Car tandis qu'il lui avait posé une question dont elle aurait tout à fait pu profiter pour le prier d'aller se retrouver un autre banc, voilà qu'elle lui adressa une réponse qu'il n'avait pas vu venir, et qui le surprit donc légèrement. A cet instant précis, il comprit que sa camarade était dans une certaine détresse. Il ne prétendait pas savoir quel en était le déclencheur précis, mais pour n'avoir pour répartie qu'un commentaire sur l'obscurité environnante, c'est qu'il y avait sans doute un problème quelque part. Et lui, bizarrement, n'arrivait pas à se dire qu'il n'y avait que cette noirceur pour l'angoisser comme elle semblait l'être. Toujours est-il qu'il se sentait désormais concerné, qu'en s'étant approché et en ayant engagé un semblant de conversation, il s'était en quelques sortes rendu responsable d'elle. Et maintenant qu'il pouvait constater que sa camarade n'allait pas tellement bien, il ne pouvait évidemment pas la laisser ici, toute seule, alors qu'elle était apeurée et qu'il pourrait lui arriver quelque chose. C'était donc décidé, il resterait ici, qu'importe qu'il doive le faire debout, tant qu'il était certain qu'il n'arriverait rien à cette jeune femme. Loin de lui l'envie de se la jouer ange gardien, c'était surtout une question de principe. Il aurait par exemple aimé que quelqu'un soit avec son père le jour où il avait chuté d'un toit, alors pour s'assurer que cette jeune femme ne vivrait aucune expérience plus traumatisante ce soir, oui, il allait rester. C'est d'ailleurs ce qu'il lui fit savoir, après lui avoir demandé ce qu'il pouvait bien faire pour qu'elle aille mieux, qu'elle soit rassurée. La seule chose qu'elle ne pouvait donc pas lui demander, c'était de partir, de la laisser seule ici. Il ne le ferait pas, c'est certain. Et elle avait beau prétendre aller bien, il va de soi qu'elle ne l'en convaincrait pas. « Qui est-ce que tu essaies d'en convaincre ? Toi ou moi ? » Manifestement, elle n'allait pas bien. Elle n'était pas agitée, ne hurlait pas à la mort non plus, mais donnait l'impression d'être fébrile et tétanisée. Aussi, cette façon de dire qu'elle allait bien semblait justement témoigner du fait qu'il y avait bien un problème. Finalement, un court silence finit par s'installer, durant lequel il se demanda s'il ne devrait pas lui proposer de rentrer, histoire de voir si rejoindre l'intérieur pouvait la tranquilliser. Mais il n'eut pas le temps de le formuler, car bientôt, c'est elle qui soumit une requête, et pas des moins troublantes. Elle voulait donc voir son visage. Sans doute pour se rassurer, voir qu'il ne ressemblait pas à un quelconque monstre, ou qu'il avait simplement l'air d'un type normal et a priori sans danger. Ainsi donc, il se voyait mal le lui refuser. A lui, ça ne lui coûterait rien. Et à elle, ça l'aiderait peut être à se tranquilliser légèrement. « Bien sûr » qu'il souffla alors, avant de réfléchir à la manière dont il s'y prendrait. Il avait alors repéré ce qui servait probablement de petit éclairage à sa camarade, et il lui suffit alors de s'accroupir face au banc pour que celle-ci éclaire son visage. Il resta alors là, d'abord inexpressif, puis plus chaleureux, un sourire détendant progressivement son visage. Il fallait qu'elle comprenne que l'homme qu'elle avait face à elle, cet homme qui se prenait tout de même une lumière dans la tronche pour qu'elle ait moins peur, ne lui voulait absolument aucun mal. « Tu m'imaginais autrement, peut être ? » Là, il était plus curieux qu'autre chose. Et la pousser à réfléchir à ce qu'elle avait bien pu imaginer pourrait peut être lui changer les idées. Tout était bon à tenter pour que cette jeune femme se détende.

C'est vrai, je vais bien. Je ne suis pas triste. Je ne suis pas en colère. Je ne suis pas vexée. Donc je vais bien. Je suis juste un peu effrayée. Mais ça, j'ai l'habitude. Donc ça va. Je me trouve même plutôt calme. D'accord, c'est vrai que je ne laisse jamais rien transparaître, de toute façon. À part mes larmes. Pleurer, ça ne veut pas dire que je suis triste. Du tout. Ça peut dire beaucoup de choses. Que je suis heureuse. Effrayée. Émue. C'est vrai, les larmes, ça veut dire beaucoup. Tout le monde réduit ça à la tristesse, en général. C'est faux, totalement faux. Et comme je suis trop sensible, je peux pleurer pour tout et n'importe quoi. Surtout par peur, c'est vrai. Pour plein d'autres choses aussi. Faut bien que je m'exprime d'une façon ou d'une autre. Et comme j'ai pas le droit au reste, je fais ça avec les larmes. C'est agaçant, je sais. On me le dit tout le temps, ça aussi. Pour l'instant, mes joues sont sèches. C'est pas certain que ça dure. Je verrai. Je vais bien, en tout cas. Pas besoin de s'inquiéter. C'est pas important. Il me croit pas, apparemment. Je dis la vérité, pourtant. Je trouve que ça va plutôt bien. Si on exclut la situation. Je ne sais pas. À partir de quel moment on peut dire que ça va pas ? J'ai pas encore atteint ce stade. Non, non, j'en suis encore loin. « Personne.  » je souffle, un peu déboussolée. C'est vrai, je n'essaye pas de convaincre qui que ce soit. Je pourrais aller mal mais dans ce cas, ça serait pire. Donc je considère que je vais bien. À peu près. Je ne brille pas, c'est vrai. Je n'irais pas jusqu'à dire que je vais mal pour autant. Oui. Bref. Je sais pas trop si j'ai envie de voir sa tête ou non. Je suis partagée entre deux idées. C'est peut-être stupide. Sans le voir, je n'ai aucune certitude sur la personne qu'il est. Et même si je veux pas y penser, je ne peux pas m'empêcher de me dire que peut-être, il ressemble à quelqu'un que je connais. Peut-être qu'il est quelqu'un que je connais. J'ai des visages qui apparaissent dans ma tête, je me dis que c'est peut-être l'un d'eux qui se tient, là, à côté de moi. C'est pas possible, je le sais. Je suis dans une émission. Et personne ne peut rentrer. À part les candidats. N'est-ce pas ? Personne ne peut entrer, c'est déjà complet. La production ne laisse entrer personne. J'espère. Si je vois son visage, je saurai qui il est. Je connaîtrai au moins son visage. C'est toujours ça. Je suppose. J'en suis pas certaine. Il accepte. Oui, il veut bien me montrer à quoi il ressemble. Se mettre un peu plus en lumière. Il veut bien. Ça devrait me rassurer. Peut-être. Ça ne me rassure pas. Je retiens même ma respiration en attendant de découvrir ce visage. Ce visage qui m'est inconnu, c'est certain. Ce visage que je n'ose pas regarder trop longtemps. J'ai la confirmation que je le connais pas donc je détourne le regard. Et instinctivement, je me fais glisser sur le banc, je recule un petit peu tout en laissant tomber ma tête contre mon genou. Même si c'est pas quelqu'un que je connais, c'est toujours quelqu'un. Et c'est tout aussi effrayant de ne pas le connaître. Justement parce que je ne sais rien de lui. Tout ce que je peux faire, c'est me méfier. Ma respiration reste coincée alors j'expire, tout doucement, en faisant le moins de bruits possible. Je n'aime pas trop le savoir si proche. C'est trop proche à mon goût. Alors quand j'entends sa voix une nouvelle fois, je peux pas m'empêcher de ressentir un petit vent de panique qui me coupe la respiration pendant quelques secondes. « Non... » Je ne l'imaginais pas. Pas lui. C'est pas lui que j'imaginais se tenir là. Lui, je le connais pas. J'ai pas essayé de lui attribuer un visage. J'en ai pas l'impression. C'est plutôt bizarre, en fait. « Tu ressembles pas aux gens que je connais. » j'avoue ensuite. Et c'est une bonne chose. Je crois. Je les aime pas, les gens que je connais. Donc c'est bien qu'il n'ait rien de physiquement similaire avec eux. Mais je ne sais rien sur lui. Alors je ne sais pas à quoi m'attendre. J'en ai une petite idée, bien sûr. Rien de précis, cela dit. Et ça, ça fait peur.

S'il y avait bien une chose de laquelle Sully se permettrait présentement de douter, c'était du fait que sa camarade puisse aller bien. Il n'était certes près d'elle que depuis quelques instants, il n'empêche qu'il développait la prétention de penser qu'elle n'allait pas aussi bien qu'elle avait tendance à le prétendre. Alors, pourquoi le faisait-elle ? Qui cherchait-elle à en convaincre ? Soit elle tentait simplement de le faire croire à Sully, et dans ces cas là il était très peu probable qu'elle y parvienne, soit elle tâchait surtout de s'en convaincre elle-même, et dans ces cas-là ce serait peut être un peu plus préoccupant. A la question qu'il lui posa alors, Sully se douta de la réponse qu'il obtiendrait, que sa camarade n'admettrait pas chercher à convaincre quelqu'un du fait qu'elle allait bien. Elle ou lui, non, elle ne le reconnaitrait pas. Alors, lorsqu'elle laissa croire qu'elle ne cherchait à convaincre personne, il ne fut guère étonné. Maintenant, il n'était pas certain de savoir quoi faire. Insister, au risque de la braquer définitivement, ou renoncer et lui offrir le bénéfice du doute ? Il ne pouvait absolument pas se résoudre à croire qu'elle allait bien. Pour autant, il voulait à tout prix éviter de devenir lourd, de lui donner toutes les raisons du monde de quitter cet endroit, de s'éloigner de lui, de s'isoler et ainsi d'aller plus mal encore qu'à cet instant. Alors, dans l'immédiat, il allait éviter d'appuyer là où ça pouvait faire mal et préférerait attendre avant d'aviser. Il ne répondit donc pas, hocha pourtant silencieusement la tête, peut être pour qu'elle pense qu'il était convaincu, peut être pour qu'elle finisse par baisser sa garde et qu'ainsi il puisse revenir dessus un peu plus tard, quand elle s'y attendrait le mieux. Ce serait fourbe et mesquin, sans doute, mais il aimait penser que ce serait surtout nécessaire. En attendant, il eut à faire à la requête assez particulière de sa camarade. L'idée était alors de lui présenter son visage, peut être histoire de la rassurer un peu. Car c'était peut être de ça dont elle avait besoin, dans l'immédiat. Qu'on la rassure. Peut être se faisait-elle de fausses idées à son sujet, car peut être pensait-elle qu'il lui nuirait, et qu'en cela, il avait l'apparence d'un homme prèt à lui nuire. Dans tous les cas, il ne vit évidemment aucun inconvénient à ce qu'elle voit son visage. Ainsi donc, le jeune homme finit par s'accroupir afin qu'elle puisse voir à quoi il ressemblait. Il n'ajouta rien et attendit, patiemment, une réaction de sa part. Mais il n'y en eut pas, car il eut plutôt l'impression qu'elle n'était pas plus tranquillisée que précédemment, même si elle pouvait maintenant mettre un visage sur une voix. Alors il chercha à savoir si elle ne lui avait pas imaginé un visage bien particulier, et différent du sien. Elle lui fit savoir que non, que ça n'était pas le cas, et il ne put que penser que ça n'était peut être pas plus mal, au fond, qu'elle n'ait pas trop réfléchi à ce qu'elle verrait. Mais lorsque sa camarade ajouta qu'il ne ressemblait pas aux gens qu'elle connaissait, Sully ne sut pas exactement comment le prendre. Dans un sens, ce qu'elle disait semblait évident. Mais dans un sens différent, elle essayait peut être de lui dire qu'elle s'était attendue à voir quelqu'un qu'elle connaissait, ici, à sa place. « Et c'aurait été grave, que je leur ressemble ? » souffla-t-il alors, comme tentant de réunir les pièces d'un puzzle encore très flou. Il voulait comprendre, car cette jeune femme l'intriguait. Elle semblait prise dans un profond mal être, et s'il pouvait l'aider d'une quelconque manière, il va de soi qu'il essaierait. « Tu crois que tu serais plus rassurée si tu savais autre chose de moi que ce à quoi je ressemble, ou plutôt ce à quoi je ne ressemble pas ? » Peut être avait-elle besoin qu'il ne soit plus un inconnu pour elle, qu'il ait une identité propre, qu'il se distingue ainsi de toute personne qu'elle pourrait avoir peur de voir en lui. Si elle avait besoin d'informations qui lui permettraient de se détendre, il les lui donnerait, c'est certain.

C'est peut-être mieux comme ça. Ou peut-être pas. Même si je connais sa tête, même si je sais qu'il ne ressemble pas à quelqu'un que je connais et que donc, il n'est pas quelqu'un que je connais, ça ne change rien. C'est presque pire. Je n'aime pas ne pas savoir à quoi m'attendre. Dans ma vie, je sais des choses, je sais comment sont certaines personnes, je sais ce qu'elles aiment, ce qu'elles n'aiment pas. Mais ici, je ne connais personne. Je ne sais pas comment ils sont, tous. De quoi ils sont capables. Jusqu'à où ils peuvent aller. Ce que je ne dois pas dire avec eux. Ce que je ne dois pas faire. Je ne sais pas tout ça. Et je préfère savoir. J'ai moins de chance de faire une bêtise, de faire tout ce que je ne dois pas faire. Comme ça m'arrive tout le temps. S'il y a quelque chose à ne surtout pas faire, vous pouvez être sûrs que je vais la faire, cette chose. Comme une idiote. Ça me perturbe d'être dans l'ignorance. Je le suis souvent, sur beaucoup de sujets, mais quand ça concerne ma sécurité ou les dangers autour, là, l'ignorance, ça me dérange. Pas que je suis moins méfiante quand je connais les gens, du tout. C'est juste plus rassurant. Je crois. Lui, je le connais pas. Et même si je sais à quoi ressemble sa tête maintenant, ça ne m'avance pas beaucoup. Ce n'est pas ça que je veux savoir, que j'ai besoin de savoir. Quoique, je sais déjà le principal. Je sais bien comment sont les gens, j'en ai assez vu dans ma vie pour le savoir, pour savoir avec précision comment sont les gens. Comment ils réagissent. Je regarde beaucoup les gens. Tout le temps. Dans les rues de Dublin, je les regarde. Quand ils se promènent, seul ou à plusieurs. Quand ils parlent au téléphone. Qu'ils crient au téléphone. Je les regarde, je les détaille, je note certaines choses. J'aime bien regarder les gens, on en apprend beaucoup sur eux en le faisant. C'est plus simple de fixer les gens que leur parler. Et comme je ne suis pas très douée pour tout ce qui touche à la discussion, je préfère utiliser mes yeux, juste mes yeux. Surtout qu'il n'y a personne qui vient me parler, d'habitude. Pourquoi s'attarder sur moi ? Je suis juste une gamine, une gamine qui vit dans un quartier pauvre, qui est plus intéressée par l'idée de vous piquer votre tune que vous parler. C'est pas grave, si personne ne me parle. C'est bien aussi, la solitude. Parfois. Je ne veux pas être avec gens qui ne me comprennent pas, de toute façon. Des gens qui ne cherchent même pas à me comprendre. Ça arrive jamais, ça. Qu'on cherche à comprendre. Les gens d'où je viens, ils ne sont pas comme ça. J'ai ma petite réputation et c'est tout ce qui compte. Je suppose que c'est comme ça un peu partout. On te catalogue, on te pose une étiquette sur la tronche et les gens voient ça avant de voir le reste. Je ne sais pas, je ne suis pas allée dans plein d'endroits différents, alors, je ne sais pas. En tout cas, chez moi, c'est comme ça. Ici, par contre, les réputations sont loin d'être faites. Du moins, pour moi. Moi, je ne sais pas encore à qui parler, comment leur parler ou même si je dois parler tout court. Parce qu'on m'a appris à me taire. C'est important, de se taire. Ça évite de raconter des conneries. Et comme j'ai tendance à en dire beaucoup, c'est mieux de me taire. Ça ne m'empêche pas pour autant de faire l'inverse de ce que je devrais faire. Toujours. À chaque fois. J'ai tendance à regretter beaucoup de choses, oui. Comme parler. Comme là. Quand je lui dis qu'il ne ressemble à personne de mon entourage. Il ne ressemble pas à toutes ces personnes que je déteste. Et là, il me demande si ça aurait été grave. Qu'il leur ressemble. Je ne sais pas quoi répondre. Donc j'y réfléchis. Grave. Est-ce que ça l'aurait été ? Tout dépend du sens qu'il donne à ''grave''. Je suis plutôt contre l'idée d'avoir un rappel constant des gens de l'extérieur. Et tout ce qu'ils ont pu me dire. Et pourquoi je suis là. Non, je ne veux pas avoir à m'en souvenir plus que ce n'est déjà le cas. Est-ce que ça aurait été grave. C'est ça, la question. « Pas vraiment. » je finis par déclarer après une bonne minute d'hésitations. Non, ça ne serait pas grave. Je ne crois pas. Parce que j'ai l'habitude les côtoyer, tous ces gens. Et puis... et puis, ça serait pas grave, c'est tout. Au moins, j'aurais un point de repère. Même si je les aime pas. Il me pose ensuite une autre question. Qui me demande tout autant de réflexion. Si je serais plus rassurée. J'en doute. Je sais ce que je sais. Il peut bien me dire tout et n'importe quoi, je sais déjà qu'il faut se méfier. Que je dois me méfier. Toujours. Et il peut dire ce qu'il veut, il n'effacera jamais cette certitude. « Pas vraiment non plus. » je lâche, désabusée. Je ne tombe plus dans ce piège, maintenant. J'ai au moins appris ça. À ne pas me faire avoir. Par des mensonges. Par des belles paroles. Par des promesses qui seront brisées trois heures plus tard. Je ne veux rien savoir sur lui, de toute façon. Ça serait inutile de savoir quoi que ce soit. Cette obscurité est vraiment dérangeante, par contre. Ça provoque un frisson qui remonte le long de ma colonne vertébrale. Ça provoque un sursaut dans ma respiration. Ça provoque un nouveau vent de panique. Je sais où il est, lui. Je vérifie d'un coup d’œil qu'il n'a pas bougé. J'hésite avant de tourner un peu la tête, j'hésite, je dois faire un décompte dans un tête pour me donner le courage de bouger un tout petit peu la direction de mon minois. Je regarde par-dessus mon épaule, juste pour être sûre. Et ce dont je suis sûre, c'est que je vois rien. Si bien que je frisonne une nouvelle fois, que je me recroqueville un peu plus sur moi-même. Je ne sais pas pourquoi je suis pas déjà partie en courant et en criant. Ou pourquoi je ne suis pas cachée sous ce banc. C'est comme si j'avais plus accès à mon cerveau, dans un cas comme ça.

Il n'avait pu qu'accéder à sa requête. Il n'avait plus qu'accepter de lui montrer son visage, et ce pour deux raisons. La première, c'est que cela ne lui coûtait absolument rien, à lui, de s'abaisser quelques peu pour qu'elle puisse savoir de quoi il avait l'air, à quoi il ressemblait. La seconde, c'est qu'il voulait l'aider, que n'aimant pas savoir qu'une jeune femme pouvait être dans un certain état de détresse, il était naturellement prêt à tout pour la soulager, dans la mesure du possible bien entendu. Alors oui, il avait fini par s'accroupir en face d'elle, et par laisser la lumière éclairer la majeure partie de son visage. Il ne savait pas tellement si cela la rassurerait, si pouvoir mettre un visage sur le timbre d'une voix aiderait cette jeune femme à se tranquilliser, mais au moins elle serait fixée sur ce point. Maintenant, peut être avait-elle imaginé son visage autrement, car peut être était-ce une surprise qu'il soit comme ça, qu'il ait ce visage-ci, et pas un autre. Elle disait que non, mais en même temps, elle disait qu'il ne ressemblait pas aux personnes qu'elle connaissait. Et en cela, elle l'intriguait fortement. Ne s'était-elle véritablement pas attendue à trouver ce genre de ressemblances, au moment où il lui avait montré son visage ? Si elle était apte à dire que Sully ne ressemblait pas à une personne de son entourage, c'est qu'elle s'était forcément posée la question, c'est qu'elle les avait comparé, plus ou moins longuement, plus ou moins précisément, mais elle l'avait probablement fait. Maintenant, la question que le jeune homme se posait, c'était s'il aurait été grave, pour elle, que le visage de Sully ressemble à celui de l'une des personnes qu'elle disait connaitre. Avait-elle craint que ce soit le cas, et était-elle donc rassurée que ce ne le soit pas ? Ou bien, au contraire, déplorait-elle de n'avoir pas retrouvé un peu de ces personnes en lui, du fait qu'il ne les lui rappelle pas ? C'est ce qu'il se demandait dans l'immédiat, souhaitant savoir comment le prendre, finalement. Car la façon dont elle s'exprimait, la façon dont elle communiquait, l'empêchait assurément de saisir tout le sens de ses propos. Il y en avait un, il le savait pertinemment, mais sans doute n'était-il pas suffisamment perspicace pour le deviner de cette manière, pour savoir ce qu'elle voulait précisément dire par « Tu ressembles pas aux gens que je connais. » Alors, était-ce une bonne chose, ou bien un fait qu'elle déplorait ? Voilà ce qu'il voulait précisément savoir, pour pouvoir comprendre ce qu'elle cherchait exactement à lui dire. Mais la réponse qu'il obtint ne l'aida pas nécessairement à assimiler les choses. Ce n'était certes pas un "oui", mais ce n'était pas un "non" pour autant, ainsi donc ça ne l'aidait qu'à peine. Finalement, c'était comme lorsqu'il lui avait demandé s'il pouvait partager ce banc avec elle et qu'elle lui avait répondu en commentant l'obscurité environnante. Dans un cas comme dans l'autre, il n'était pas plus avancé. Car ici, c'était assez problématique pour lui de se demander si, à travers ce « pas vraiment », c'était véritablement le non du "non, ça n'aurait eu aucune importance que ton visage ressemble à l'un des leurs" qui primait sur le oui du "oui, c'aurait été grave" , ou bien l'inverse. Là, il n'en savait pas grand chose, et ne pouvait que supposer, pencher vers un coté de la balance, mais sans vraiment savoir. Si elle se comprenait probablement, il fallait bien avouer que Sully, lui, ne la comprenait pas autant qu'il le voudrait. Peut être était-ce très clair dans la tête de cette demoiselle, mais Sully ne pouvait malheureusement pas en dire autant des réponses évasives qu'elle apportait. Pour autant, il n'insista pas, préférant taire son ressenti, pour ne pas la braquer. Peut être préférait-elle rester vague, et il le respecterait dans ce cas. Et puis finalement, il chercha à savoir si ce serait plus rassurant, pour elle, d'en savoir un peu plus sur lui. Il pensait à des informations banales mais pouvant lui permettre de le percevoir un peu plus facilement, pas que grâce à son visage ou aux mots qu'il lui adressait. Mais là encore, aucune réponse franchement exploitable ne lui parvint. Sans doute estimait-elle que ça n'était pas utile, qu'elle n'avait pas besoin d'en savoir davantage sur lui, et qu'importe, il n’insisterait pas. Mais s'il devait se satisfaire de cette réponse, il ne pouvait pas s’accommoder de cette situation. Et tandis qu'il réfléchit à une manière de le signifier, il nota bientôt une certaine accélération dans la respiration de sa camarade. Car à la voir à peine et à ne plus l'entendre parler, il l'entendait très précisément respirer. Sans doute paniquait-elle. Mais pourquoi ? A cause de lui ? Parce qu'il lui avait proposé de lui livrer quelques informations sur sa personne ? Ou parce qu'elle ne parvenait pas à se calmer, que l'avoir vu n'avait rien changé à cela ? Elle sembla le chercher du regard, puis lui parut incroyablement vulnérable. S'il avait été un lâche, il l'aurait laissée ici, avec ses angoisses, et aurait peut être prévenu quelqu'un qu'elle était ici, simplement pour se donner bonne conscience. Mais lui, il comptait bien rester. D'autant plus maintenant qu'il avait la confirmation que quelque chose n'allait pas. « Est-ce que j'ai dit ou fait quelque chose de mal ? » souffla-t-il alors, se demandant sérieusement si sa présence empirait les choses ou si la réaction de sa camarade était en soit inévitable. Il ne savait pas. Non, vraiment, il se le demandait. « De quoi ou de qui as-tu peur ? » reprit-il, persuadé que ça n'était pas que cet environnement qu'elle craignait. « De moi ? » Car il finirait véritablement par culpabiliser d'avoir voulu l'aider, au final. Pas suffisamment pour autant pour lui donner envie d'arrêter, de la laisser ici, toute seule. Non. « Personne ici ne te fera de mal. » Il parlait pour lui, tout comme il savait qu'en ces lieux, personne ne nuerait à cette jeune femme. Car si c'était de ça dont elle avait peur, du fait qu'on puisse s'en prendre à elle, il fallait qu'elle sache qu'elle ne courait aucun danger. Surtout pas ce soir, avec Sully. Surtout pas alors qu'il ressentait une forte empathie à son égard.

Je ne sais pas si ça aurait été grave. Je n'arrive pas à me décider. Ma vie me manque un peu. Je crois. Au moins, dans ma vie, je sais plein de choses. Et je sais comment sont les gens. C'est rassurant, de savoir. Je sais au moins ce qui va m'arriver. Quand. Comment. Pourquoi, parfois. Je sais tout ça et je préfère savoir. Eux, ils ne me manquent pas. Je les déteste. Je déteste beaucoup de gens. Beaucoup de gens me détestent. On se le rend bien. Mais ma vie me manque. Mon quotidien me manque. Ici, tout est différent. Plus effrayant encore. Ils sont tellement nombreux, ici. Et je connais personne, ici. Peut-être que ça n'aurait pas été grave, qu'il ressemble à quelqu'un que je connais. Je n'ai pas besoin d'une quelconque ressemblance pour me rappeler d'eux. Leurs visages, je ne risque pas de les oublier. Je ne sais pas, j'hésite. Donc ma réponse me paraît correcte. Pareil pour la deuxième. Mon deuxième ''pas vraiment''. Le connaître, ça ne changera rien. Je sais déjà tout ce qu'il y a à savoir sur les hommes en général. Je n'ai pas besoin de plus. Il pourra peut-être essayer de me faire le coup du ''je suis différent'' mais la vérité, c'est que personne n'est différent. Ils sont tous construits grâce au même schéma. Tous. Je suis naïve, manipulable, stupide. Je le sais, ça. Mais je ne vais pas l'être davantage encore sur le sujet, c'est certain. Je ne vais pas me faire avoir. Il peut me dire tout ce qu'il veut, il cachera toujours ce qui lui plaira de cacher. Il peut dire ce qu'il veut, je m'en fiche. Ça ne changera rien. Rien du tout. Ça ne changera pas le fait que l'obscurité me semble aussi menaçante que lui. Ça ne calmera pas mon cœur qui ne peut s'empêcher de battre plus vite pour me prévenir. Tous les mots du monde ne changeront rien. Il y a même de grandes chances pour que j'ai déjà entendu tout ce qu'il pourrait inventer. Ma réponse aurait pu être un ''non'' clair et simple. Parce que non, ça ne me rassurera pas si je savais quoi que ce soit de plus. C'est facile de s'inventer une vie, une personnalité, pour masquer l'horrible vérité. Il recommence à me poser des questions. S'il a fait quelque chose de mal. Dit quelque chose de mal. Il me demande de quoi j'ai peur. De quoi ou de qui. J'en frissonne. Il n'a pas besoin de savoir de quoi j'ai peur. De qui surtout. Je ne veux pas lui dire. Je ne vais pas lui dire. Il hasarde, se demande si je n'ai pas peur de lui. Ça me perturbe. Beaucoup. Et j'ai droit à un léger tremblement qui me parcourt et disparaît aussitôt. Je ne veux pas qu'il sache, je ne veux pas qu'il sache. Personne n'a besoin de savoir. Personne. Et là, il affirme que personne ne me fera de mal. Ici, précise-t-il. Bah voyons. C'est pas la première fois que j'entends ça. Il veut que je lui cite toutes les fois où on m'a dit ça ? Et toutes les fois où les belles promesses ont foutu le camp ? Je l'ai trop souvent entendu, ça. Je secoue un tout petit peu la tête, juste une seconde, à peine visible. Je devrais peut-être arrêter de serrer si fort mes jambes contre moi, je risque de les broyer, à force. Mais il ment. Je sais qu'il ment. Je le sais. J'en suis persuadée. Et ça se confirmera bientôt. Je suis prête à le parier. « Vous dites tous ça... » je souffle de ma voix lointaine. Tous. Ici. Dehors. C'est ce qu'ils ont tendance à dire. Ne pas me faire de mal. C'est facile à dire. C'est facile à promettre. Et le jour où on me fait du mal, parce que ce jour arrive toujours, tout ce que je peux constater, c'est qu'on m'a menti, une fois de plus. Je ne laisse plus ma crédulité m'influencer quand j'entends ça. J'aimerais bien, pourtant. J'aimerais croire que c'est vrai, qu'il sait que tout va bien se passer pour moi. Mais je sais que je ne peux pas. Parce que je sais que ce n'est pas vrai, ce qu'il dit. Je sais que c'est faux. Et il est peut-être le premier qui me le prouvera. Je ne sais pas. Il y a beaucoup de gens qui pourraient me le prouver dans les quelques jours à venir. Dans les quelques heures à venir. Je ne sais pas. Je reste méfiante. Tout le temps. Parce que ses belles paroles peuvent être brisées, à n'importe quel moment.