Je commence à fatiguer, je n'ai pas l'habitude de me coucher si tard. D'ordinaire ce n'est pas si je tombe de fatigue passé vingt-deux heures. Ici mes journées sont moins chargées, moins éprouvantes, je suis moins fatiguée, j'ai plus de temps pour me reposer. C'est étrange d'avoir du temps pour soit, de ne pas travailler à longueur de journée. C'est bizarre de ne pas parler de mécanique, de ne pas conduire, de ne pas parler voitures. Je réapprends tout ça et j'y prends presque goût. J'y trouve une certaine paix. Je ne suis pas certaine d'être faite pour cette vie, mais elle me convient pendant une temps, cela me permet de prendre du recul. C'est aussi ce que j'étais venue chercher ici. C'est agréable de n'avoir aucun responsabilité, de pouvoir faire pour une fois ce dont on a envie. Il est tard ce soir là quand je décide d'aller me baigner. Tard pour moi, aux alentours de vingt-trois heures. Je ressens le besoin d'y aller le soir, de ne pas m'exposer aux caméras. Le mouvement des vagues tend à m'apaiser. Et je ressors quelques temps plus tard, j'ai pensé à prendre une serviette cette fois-ci. Je me sèche et prends la direction de la chambre. Je commence à fatiguer. J'enfile mon pyjama et je me glisse sous les couvertures. Enoch dort déjà, j'essaie de ne pas le réveiller. Il me tourne le dos. Malgré l'obscurité je remarque les marques dans son dos. Je les ai déjà vu à maintes reprises. Je n'avais jamais osé lui demander d'où elles provenaient, jusqu'à ce qu'il fasse la lumière dessus la semaine passée. Doucement je passe ma main sur une de ses cicatrices. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, je voulais juste les toucher, je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'un père puisse battre son enfant. Je le sens alors bouger. Rapidement je range ma main le long de mon corps. Il se retourne vers moi. Je ne sais pas quoi dire, je suis confuse. « Je ... Je suis désolée, je voulais pas te réveiller. Je ... » Je ne sais pas quoi lui dire, je ne trouve pas d'explication rationnelle à ce que je viens de faire. Je ne sais pas ce qu'il va en penser. Je lui fais un léger sourire pour essayer de ne pas paraître gênée, mais je le suis, affreusement même.

J'aime profiter du bassin artificiel lorsque tout le monde vaque à ses occupations, lorsque personne n'est en mesure de me voir. C'est agréable cette sensation d'être seule au monde, même si les caméras me ramènent toujours implacablement à la réalité. Il arrive un moment où je commence à avoir froid, je me mets à trembler et la fatigue s'en mêle aussi. Je me sèche et je rentre rapidement. La chambre est déserte, peu de personnes dorment à cette heure-ci. Enoch lui est déjà profondément endormi. J'essaie de ne pas le réveiller, de ne pas faire trop de bruit. Je me mets sur le côté, Enoch est tourné dans le même sens, je vois son dos, j'aperçois ses cicatrices malgré l'obscurité. Je passe délicatement mes mains sur celles-ci. Je ne saurais pourquoi j'ai ressenti le besoin de les toucher l'espace d'un instant. Je ne pensais pas l'avoir réveillé, je m'en veux, mais je suis aussi extrêmement gênée, je n'ai pas d'explication à lui fournir face au geste que je viens de faire. Il est face à moi, je scrute ses yeux, sans savoir quoi lui dire. Je suis confuse. Il me caresse la joue, je ferme les yeux. C'est agréable comme sensation. Je l'entends soupirer, et je vois un léger sourire se dessiner sur ses lèvres. Je ne sais pas quoi en penser. Il me demande ce que je veux savoir. « Je ... Non je ne voulais pas te déranger. J'imagine que tu n'as pas envie d'en parler, et puis il est tard. Rendors-toi, je suis vraiment désolée. » Je souris faiblement. Je me sens nulle. Je n'ai pas envie de le déranger, il doit avoir envie de dormir. J'imagine que ça ne doit pas être facile pour lui de parler de tout ça, je n'en sais rien. Je ne vais pas l'importuner avec mes questions, je suis ridicule.

Je ne sais pas ce qu'il m'a pris, je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça. Ces cicatrices m'ont toujours intriguées, sans que je ne trouve jamais le courage de lui demander d'où elles venaient. J'avais fini par le comprendre la semaine dernière lorsqu'il m'avait confié que son père le battait plus jeune. Sur le coup, je n'avais osé lui poser aucune question, j'avais peur de faire remonter en lui de souvenirs trop douloureux. Il ne semblait pas désireux de s'étendre sur le sujet, alors j'avais tout gardé pour moi. Je respectais le fait qu'il ne veuille pas m'en parler, si tel était le cas. Ce que je comprenais aisément. Alors pendant qu'il était endormi je m'étais permis de caresser ses cicatrices du bout des doigts. Je n'avais pas imaginé que ce geste allait le réveiller. J'étais gênée d'avoir fait ça, d'avoir eu ce geste. Et désolée de l'avoir réveillé. Je ne savais pas ce qu'il pensait de moi à ce moment là. Je ne voulais pas le déranger plus, qu'il se rendorme ce n'était pas grave. Pourtant il reprend la parole, et me raconte sans que je n'ai eu à lui poser aucune question. Mon regard se pose sur le sien, et je l'écoute parler en silence. Je ne sais pas quoi lui dire, je le regarde avec tristesse. Je crois que je ne pourrais jamais imaginer tout ce qu'il a vécu. « Je suis désolée de tout ce qui a pu t'arriver. Je ... Vraiment, personne ne mérite ça. » Je voudrais lui dire plus, mais j'ai peur de dire des choses déplacées. Du bout des doigts j'attrape sa main. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Je me sens d'autant plus mal de l'avoir réveillé pour ranimer tous ces souvenirs en lui. « J'imagine que tes rêves étaient bien plus agréables. » Certainement oui, je suis toujours autant confuse. J'ai maintenant mes réponses, je suis contente d'en savoir un peu plus sur lui, sur son passé, mais j'aurais aimé que celui-ci fut différent. Il ne méritait pas qu'une telle chose lui arrive, je me sentais terriblement désolée pour lui.

Je ne lui en demandais pas tant, j'imagine que ça doit toujours être douloureux pour lui d'avoir à repenser à tout cela. Peut-être préfèrerait-il enterrer ses souvenirs dans un coin de sa tête. En tout cas je me sens triste pour lui, je ne peux pas m'empêcher de l'être. Je ne peux pas imaginer à quel point il a dû souffrir. Non je ne peux pas le concevoir, j'ai eu un père aimant et une mère. J'ai eu une mère pas une mère aimante mais elle était là. Je prends sa main dans la mienne, je ne sais pas quoi lui dire, peut-être que ce simple contact le fera à ma place. Il me dit que je ne devrais pas être désolée pour lui, que c'est fini désormais. Je ne peux pas m'empêcher de l'être, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il ne méritait pas une telle chose. « Je ... Je voudrais pouvoir trouver les mots justes. » Je balbutie beaucoup ce soir, plus que d'ordinaire. Je n'ai jamais été douée avec les mots, avec les émotions. Je n'ai jamais su comment les exprimer correctement à voix haute. J'espère qu'il ne m'en veut pas. Je lui souris une nouvelle fois. J'aimerais pouvoir voir le bleu de ses yeux à travers l'obscurité, il tend à m'apaiser. Il me demande alors comment était mon enfance. Je reste pensive pendant quelques secondes. Sa main serre la mienne, je me sens mieux de cette manière. « Je détestais ma mère, je la déteste toujours. Je me sens mal de te dire ça à toi ... Mais je n'ai jamais réussi à l'aimer. Je faisais tout pour ne pas être comme elle, pour faire tout ce qu'elle ne voulait pas que je fasse. Alors indéniablement je suis devenue proche de mon père. Il savait m'aimer pour qui j'étais lui. J'étais la fille à papa et pas dans le sens pourrie gâtée du terme. » C'est tout ce que j'ai à dire sur mon enfance, je l'ai passé à faire tout le contraire de ce que voulait ma mère, à toujours tout faire comme mon père. Ça nous a rapproché, on a toujours été plutôt proche. Je passais mon temps dans son garage, qui est le mien aujourd'hui. J'étais une petite fille heureuse malgré ce que je peux en dire, tant qu'il était là tout allait bien.

Je n'arrive pas à m'exprimer, à lui dire tout ce dont j'aurais envie. Les mots sonnent toujours mieux dans la bouche des autres, je ne sais pas les mettre bout à bout correctement. Je suis maladroite et je fais souvent des gaffes. Je n'ai pas envie d'en faire une maintenant, je n'en ai pas envie après ce qu'il de me raconter. Je lui dis que j'aurais aimé pouvoir trouver les mots justes. Je n'ai jamais su les trouver ces mots-là. Il me répond que je suis là et que c'est suffisant. Je ne peux réprimer un sourire, ça me fait plaisir, sans doute plus que ce qu'il ne peut le penser. Et je lui parle de mon enfance. De ma mère que je n'ai jamais aimé. C'est difficile à dire devant quelqu'un qui a perdu la sienne, mais je ne peux pas réprimer ce sentiment. Ma mère je la hais, je n'ai jamais rien pu contre ça. Je dois aussi évoquer mon père, c'est grâce à lui que j'ai pu avoir une enfance heureuse, que j'ai pu m'évanouir comme je le voulais. C'est difficile de parler de lui, mais quelque part ça me fait du bien de parler de lui en ces termes. « Beaucoup oui. Je ne suis pas certaine de pouvoir être un jour aussi proche de quelqu'un que je l'étais de lui. » Et c'est aussi ça qui me fait mal, de me dire que je ne pourrai peut-être plus jamais retrouver ce degré de complicité avec quelqu'un, nous avions mis près de trente ans à la construire. Je n'ai jamais osé l'avouer, parce que je préfère tout garder pour moi, c'est vrai. Puis il me demande comment j'étais quand j'étais petite. « J'étais un peu turbulente parce que je refusais de faire absolument tout ce que me disait ma mère, et que je faisais subir le même sort à mes sœurs. Mais à côté de ça, j'étais très timide avec les autres. Très enjouée avec mon père aussi. Ça dépendait aussi de la personne avec qui j'étais. » Oui certains me trouvaient charmante, alors que d'autres pensaient que j'étais une petite peste. Je ne lui demande pas comment il était, j'ai peur de m'enfoncer un peu plus. « Tu n'as pas de frères et sœurs j'imagine ? » D'après ce que j'ai compris, mais je préfère lui poser la question.