/w Hadatt.

- Dis, euh ... T'as du temps devant toi ?

Je regarde Hadatt, d'un regard presque implorant. Je crois que j'ai besoin de lui, en fait, mais j'en suis pas cent pour cent sûr, non plus ... C'était compliqué, comme histoire. Disons que j'avais besoin de leçons. Pour quoi faire ? Pour apprendre à être un connard. Ou plutôt, en langage plus courtois, j'avais besoin de lui pour savoir comment on faisait, lorsque les souvenirs devenaient trop douloureux et que le Panadol ne servait à rien pour atténuer leur violence. Là, il y avait pas grand monde, encore, dans le réfectoire ... Enfin, la cuisine ... Enfin, vous m'avez compris. J'avais besoin de son aide, donc, de ses conseils. Mais avant cela, il fallait faire les aveux. Il fallait lui expliquer ce qui n'allait pas chez moi ; la cause de cette boule sèche que je ressentais au fond de ma gorge et qui me donnait l'impression de rôtir sur le bout d'une broche. Lorsque j'ai confirmation qu'il a du temps devant lui, je me mets à lui parler, doucement. Je lui raconte mon histoire. Ma vie. Ce qui s'était passé.

- Je ... J'ai fait comme toi, Hadatt.

L'appeler P'pa, c'était pas trop de mon âge, en fait. Surtout pas après avoir passé une vie sans savoir qui c'était, en fait. J'inspire profondément, et je continue sur ma lancée.

- Moi aussi, j'ai laissé une femme et des enfants, derrière moi ... Je croyais que cela ne me ferait rien. J'avais tort. Ça me tourmentait et ça me bouffait, et je me demandais comment il avait fait pour survivre à la douleur et à la culpabilité, lui.

Hadatt le sentait. Il sentait que la question allait arriver un jour. Et il comprenait. Il comprenait que lui, en tant que père absent et fuyant, il devait répondre aux craintes de son garçon. C'était fou d'ailleurs, la façon dont il s'était attaché à Cosmas, alors qu'ils ne se connaissaient que depuis peu. Et très peu de temps intimement parlant. Ils avaient finalement réussi à crever l'abcès après des jours et des jours d'hésitations, à ne pas savoir quoi dire ou quoi faire à l'attention de l'autre. Ils avaient réussi à masquer ce malaise évident que chacun ressentait au creux de lui. Pour Hadatt, c'était la honte, pour Cosmas, la déception en quelque sorte. Mais l'irlandais, bien que si prenant très tard, était motivé pour changer. Pour aider son garçon. C'était son rôle et il acceptait de l'endosser, même trop tard. Néanmoins, ce serait mentir que de dire qu'il n'attendait pas du tout cet instant. Parce que même si il lui avait parlé de lui, de ce qu'il avait fait sans trop lui dire, il n'avait jamais expliqué comment il avait fait pour rayer aussi facilement deux personnes très importantes pour lui. Parce que oui, même si il était parti sans se retourner, il avait vécu chaque instant de son existence avec le souvenir fantôme de son gamin encore tout collant et tout rouge, avec ses petits doigts potelés, prostré dans ses bras. Et cette femme. Cette femme qui resterait sans doute son grand amour, sans vouloir passer pour grand amoureux transit. Mais c'était le cas. Elle lui avait offert ce qu'aucune femme ne lui avait offert : de l'amour, de la compassion et un bébé. Un minuscule gamin qui était venu secouer leur vie. Hadatt ne put s'empêcher de regarder tristement Cosmas qui se tenait prêt de lui, les traits tirés par la tristesse évidente qu'il ressentait à cet instant. Le paternel ne savait pas quel geste amorcer pour essayer d'effacer rien d'un peu la peine sur le visage de son fils. Ni même quel mot exprimer pour répondre au mieux à cet aveux lourd et grave. « Le remord...? » Ressentait-il cela? Des remords? Souffrait-il en y repensant? Que voulait-il qu'il lui dise? Bizarrement, la joie qui était toujours de mise avec l'irlandais n'était plus, et ses épaules se baissèrent presque d'elles même, tant pas le chagrin que par la honte.

J'étais perdu, et je croyais qu'Hadatt était le seul type capable de m'aider, et de me dire quoi faire pour aller mieux. C'était comme cela, que ça marchait, non ? Quand on avait un pépin, nos parents nous aidaient à les régler, non ? C'est un peu nouveau, pour moi, tout ça, en même temps. Il y a un an, je n'avais même pas de père. Et voilà que maintenant, cet homme que je connais à peine convient au rôle ; voilà que je l'ai reconnu en tant qu'antécédent, après quelques semaines tumultueuses passées à apprendre à se connaître. Aujourd'hui, j'étais triste. Je crois que ma famille me manquait, quelque part, et que ce qui faisait mal, c'était que je ne voulais pas qu'elle me manque. C'était à peine si elle ne m'avait pas rayé de chaque photo de famille, lorsque j'y étais rentré, après l'accident ... L'accueil avait certes été chaleureux en substance, mais le tout n'avait été qu'artifice. Sourires éclatants, jolis vêtements, et un manque de sincérité opprimant ... Et décevant. Donc j'étais parti, sans dire au revoir. Et je n'avais pas envie d'y retourner, par peur de me retrouver, à nouveau, esclavagi par cette dure réalité. Je regarde avec Hadatt, les yeux emplis d'espoir. Ils lui parlent. Ils lui disent "regarde moi. Dis moi ... Quelque chose. Dis moi que tout ira bien". J'espère qu'il l'a compris, ça. Mais il me parle de remord, et je me sens enterré, là. Je suffoque dans mon propre crime. Dans ma propre honte. Mes yeux se tournent vers mes pieds, et je sens mes jambes s'alourdir, soudainement. C'était donc ça ... Du remord.

- Je ... Je me laisse tomber sur la chaise la plus proche avant de m'accouder à la table et d'enterrer mon visage dans mes mains. J'avais vraiment une vie de merde, en dehors de Fake Lover, maintenant que j'y pensais. Une putain de vie de merde mal foutue.

Les sourcils d'Hadatt se plissèrent alors qu'il regardait le corps de Cosmas s'affaisser sur son siège, en proie au chagrin, à la honte, au remord. Vingt ans plus tôt, dans un décor beaucoup moins paradisiaque, l'irlandais vivait la même scène. Il avait fallu des jours avant que l'horrible vérité ne s'impose à lui alors qu'il marchait sur le bord d'une route desertée de la Bulgarie : il avait abandonné sa femme et son enfant. Son propre grosse. Quel père était capable de faire ça à sa progéniture? Pourquoi avait-il fallu qu'il se montre si égoïste et stupide? Il aurait pu faire demi-tour, après tout, il n'était pas loin, du moins, pas encore. Mais cette peur profonde, cette angoise qui le prenait aux tripes au point qu'il se sente s'éavanouir ne cessait de le hanter. Il s'était retourné, l'espace de quelques secondes, comme si ça signifiait réellement quelque chose. Cependant, tout ce qu'il vit, c'était la route sans fin qui séparait un père de sa famille et il avait choisi de la continuer, de continuer sa vie comme si de rien était, comme si ces années n'étaient jamais arrivées, comme si il n'avait pas assisté à la naissance de son gosse. « On oublie jamais vraiment. On vit avec, comme une sorte de parasite qui te murmure même dans les plus beaux moments de ta vie que tu as fais un choix très... égoïste. Alors tu cherches quelque chose pour oublier. Moi j'ai continué mon voyage que j'avais arrêté quand j'ai rencontré ta mère. J'ai voyagé pendant des années, j'ai aussi beaucoup... bu. Beaucoup. Je me suis réfugié dans ma dope et la fête. J'ai brûlé la vie par les deux bouts. » expliqua sombrement Hadatt de l'autre côté de la table, observant les mains de Cosmas qui cachaient son visage. « C'est un choix égoïste mais qui au final, va te peser très fort. » Très très fort. Comme un fardeau. Mais il faut assumer.

Je revoyais chaque sourire. J'entendais chaque rire. Et pourtant, j'étais aveugle, à ce que cela voulait dire et aux conclusions que je pouvais en tirer. Et là, j'étais persuadé ... Je savais que toute ma vie, ça me hanterait. Hadatt me dit alors que l'on oubliait jamais vraiment, et mon coeur se fit lourd, dans ma poitrine. Ce n'était pas ça, les mots dont j'avais besoin. Il avait sans doute raison, étant donné que c'était le mieux placé pour savoir, tout ça, à mes yeux ... Mais en ce moment, ça n'aidait pas du tout. J'avais besoin de réconfort, et je n'avais pas l'impression de le trouver, en fait. La vie qu'il me décrit alors ne semble pas en être une ; pas pour moi, et j'en ai des frissons dans le dos.

- Et si on ne veut pas vivre comme ça ? lui demandais-je alors, sortant un instant mon visage d'entre mes mains avant de l'y plonger de plus belles. Alors quoi ? Faut-il retourner dans cette prison qui se fait appeler famille ? Faut-il renoncer à sa liberté et accepter l'oppression, l'ennui et la douleur ? Il me dit alors que j'avais fait un choix égoïste. Ça, je le savais. Mais étais-ce vraiment égoïste, d'être parti dès qu'on s'était rendu compte que quelque chose n'allait pas, et que rien n'y remédierait, pas aujourd'hui, pas demain, pas dans une centaine d'années ? Autant partir vite, comme si l'on avait jamais existé, et les laisser tenter de recommencer une vie agréablement paisible sans nous .... Non ? C'était ce que j'avais cru, moi. Mais dans le fond, je savais qu'il avait raison : j'avais été égoïste. Je crois qu'une larme coule le long de ma joue.

- Je crois qu'ils me manquent, un peu ... Six années, oubliées. C'était beaucoup, quand même, et difficile à s'en défaire.