W. ORSON.

C’est à mon tour d’inviter Orson pour une séance cinéma. Je suis passé le chercher à l’entrée de sa chambre commune, et nous nous sommes regardés avec des yeux ronds avant d’éclater de rire : nous portions la même chemise. Même griffe, même modèle, même couleur. Tant pis, ou plutôt tant mieux, ce sera en Jules et Jim qu’on ira voir ce film. Je choisis ce qu’on regarde – j’ai déjà fait mon choix – mais je laisse planer le suspense encore un peu. Nous entrons dans les écuries et je cherche des yeux le dvd parmi les indémodables. Je le trouve enfin (ils sont classés par ordre alphabétique, malin) et me tourne vers Orson, un sourire malin sur les lèvres. « Toi qui aime les jeux d’indices… Si je te dis « rosebud » ? » Je garde Citizen Kane caché dans mon dos, attendant de connaitre la réponse d’Orson, qui ne tardera pas à venir et qui sera, à n’en pas douter, parfaitement juste. J’adore ce film, que j’ai découvert sur le tard – question d’éducation. J’ai mis du temps à en saisir toute la richesse, et je pense y trouver de nouveaux éléments incroyables à chaque visionnage. Je n’en suis pas cinéphile pour autant, mais Orson a l’air de s’y connaitre mieux que moi. Il jugera du bon goût de ma décision.

En sortant de la chambre, il croisa Celse qui arborait une chemise ressemblant étrangement au sien. Ils portaient la même chemise. Un hasard tout à fait hilarant, d'ailleurs. Ils arrivèrent aux écuries. C'était au tour du blond de choisir un film. Ce qu'il ne tarda pas à faire. Un jeu d'indices ? Rosebud. Il arqua un sourcil interrogateur. - Citizen Kane, of course., qu'il s'exclama. D'accord, c'était facile. C'était tout de même un film culte, non ? L'anglais n'était pas un réel cinéphile. Il avait des vagues connaissances sur cet art. Il ne visionnait que des vieux films. Surtout ceux en noir et en blanc. Puriste ? Pas vraiment. C'était une question d'esthétique. L'absence de couloir était quelque chose qui l'obsédait. Il ignorait pourquoi. - Très, très bon choix d'ailleurs. Ce film était considéré par beaucoup comme le plus grand film de tous les temps. Il ne comprenait pas cette fascination autour de ce film au début. Maintenant, son avis était tout autre. Il aimait parfois le revisionner lors de ces temps libres. Un film qui l'avait particulièrement marqué. - Je commence à croire que tu lis dans mes pensées., dit-il en plissant légèrement les yeux d'un air suspicieux. Il sourit brièvement. C'en était presque perturbant, en vérité. Il ne pouvait que l'apprécier d'avantage. Il commençait déjà à l'estimer d'une certaine manière. Il était rare qu'il se sente à l'aise avec quelqu'un dès la première rencontre. Il appréciait sa droiture et sa vivacité d'esprit. Il mettait toujours une distance entre les autres et lui. Avec Celse, il partageait une franche camaraderie qu'il trouvait plus en plus appréciable. Il s'installa sur un fauteuil, en attendant que son camarade mette en route le lecteur DVD.

Sa réponse fait naitre un sourire sur mes lèvres. Je ne doutais pas qu’il trouve, bien entendu. J’insère le dvd dans le lecteur et reviens m’assoir aux côtés d’Orson, qui en est à se demander si nous ne serions pas reliés par la pensée. Je hausse un sourcil, mon sourire se change en sourire malicieux. « Je suis certain qu’elles sont beaucoup trop denses pour être aussi facilement décryptées. » Orson est intelligent. Or, je n’aimerais pas qu’il finisse par s’imaginer, même si c’est avec humour, qu’il est un homme qu’on peut facilement anticiper. Nous avons certains goûts en commun, et j’apprécie ce fait, mais je pense aussi que nous sommes fondamentalement différents. Ce qui n’est pas un mal : nous avons des choses à nous apporter l’un l’autre, si nous décidons de les découvrir. Nous pourrions, si nous voulions, nous poser les questions que personne ne pose d’ordinaire, les questions profondes qui nous lieraient peut-être d’amitié pour la vie si nous franchissions le pas et, yeux dans les yeux, les prononcions. Mais toujours cette même retenue qui s’impose, même avec une personne qui vous met plus à l’aise que la majorité. Le film commence, l’intrigue se dessine, et, parce que je sais que nous l’avons déjà vu tous deux, je me permets d’ouvrir la bouche. « Tu sais ce que j’aime faire, parfois, devant certains films ? » Je demande, sans quitter Citizen Kane du regard. « Cesser d’être spectateur passif de l’action et regarder les rouages, le tournage du film en lui-même. Réaliser les plans effectués, imaginer les indications faites aux acteurs, pour qu’ils se placent de cette façon, tirent sur leur veste comme ceci et pas comme cela. On trouve énormément d’indices laissés par le réalisateur tout au long du film, pendant que l’intrigue se poursuit. C’est, en quelque sorte, une façon de double-voir le film. » Je me tourne enfin vers lui. « Il t'est déjà arrivé de le faire ? »

L'invitation de Celse lui faisait plaisir. D'autant plus qu'il avait choisi de visionner Citizen Kane. Un classique du genre. Un film culte par excellence. L'anglais le suspectait presque de lire dans ses pensées. Le candidat avait raison sur un point. Les pensées sont indéchiffrables, même pour lui. - Même moi, je m'y perds parfois., répliqua-t-il d'un ton amusé. Il lui lance un regard complice avant de braquer ses yeux sur le film. C'était le moment où son interlocuteur choisit de lui parler de l'envers du décor. Le cinéma était une mécanique bien huilée. Il écouta attentivement son explication et finit par acquiescer à ses propos. - Oui, cela m'est arrivé. Je regarde beaucoup de films muets. Je suis fasciné par comment en absence de son, l'image parvient à transmettre des émotions. Parfois, je coupe volontairement le son pour n'avoir que l'image en mouvement, puis les couleurs. Les couleurs sont aussi des indices laissés par le réalisateur. Hitchcock, par exemple. Il joue avec la symbolique des couleurs. Notamment dans Vertigo. L'apparition de la couleur au cinéma était considérés telle une innovation sans précédent. Depuis, les cinéastes s'en donnait à cœur joie. Jouant avec les couleurs à leur guise et déjouant les codes esthétiques par la même occasion. L'image était une obsession chez Orson. Cela provenait du fait que le langage lui était venu tardivement. Son seul moyen de communication était l'image. Son regard s'attarda un instant sur l'écran avant qu'il ne tourna la tête vers son voisin. - Citizen Kane est-il ton film préféré ?, qu'il lui demanda, un sourire en coin. Le blond connaissait déjà la passion de l'anglais pour la saga James Bond. Il devait aimer d'autres films que celui-ci. Un film pouvait parfois être révélateur de certains aspects de sa personnalité.

La remarque d’Orson fait « tilt » dans mon esprit et je me tourne instinctivement vers lui, le regard brillant comme c’est parfois le cas lorsque quelqu’un devance votre pensée avant même qu’elle ne soit devenue parole. « J’allais justement te citer Hitchcock en exemple, au sujet de la mécanique la plus intéressante à observer », je réponds sur un ton enthousiaste. Décidemment, nous avons vraiment bien fait de nous mater ce film ensemble. Un grand jeu – puéril, certes – pour moi est de trouver le plus rapidement possible le réalisateur lorsqu’il figure dans ses films. C’est aussi le cas de Tarantino, qui aurait de toute façon bien du mal à passer inaperçu où que ce soit avec une tête pareille. Orson me demande s’il s’agit de mon film favori. Je réfléchis un moment avant de secouer négativement la tête. « Non, je pensais ne pas avoir de film préféré, mais maintenant que tu me poses la question, c’est vrai que je crois avoir une réponse à te donner », j’annonce, toujours songeur. « L’Homme qui rit, de Paul Leni, créé dans les années trente, par là. C’est un noir et blanc muet dans lequel Conrad Veidt est vraiment saisissant. En étant muet, ce film raconte mieux qu’aucun autre le livre de Victor Hugo que, pour être honnête avec toi, je n’ai jamais lu », je confie en me penchant légèrement à sa rencontre. « Et depuis que j’ai vu ce film, je refuse de le lire. Je crois que je me suis inventé des dialogues qui m’appartiennent entièrement », j’ajoute dans un sourire confus. Ça va peut-être lui sembler ignare, comme attitude, surtout que je sais parfaitement que mes dialogues n’égaleront jamais ceux d’Hugo, mais je suis certain d’une chose : ils sont venus du cœur et de la fascination en me plongeant dans le film, alors ils sont tout aussi précieux que ceux du poète. Maintenant que je l’observe, Orson a tout l’air d’un professionnel de l’image – à commencer par son image. L’homme est élégant et soigné. Moi, si je le suis, c’est parce que j’ai trop l’habitude d’être minable en combat, je me rattrape lorsque je ne bosse pas, mais Orson n’a pas l’air bagarreur, et je suppose qu’il est apprêté chaque jour de l’année, même le dimanche. C’est intriguant, et je m’assure qu’il soit plus intéressé par notre discussion que par le film avant de poser mes questions. « Qu’est-ce que tu fais dans la vie? Pas forcément ton métier, mais disons… de quoi est fait ton quotidien, à quoi est-ce que tu aspires au jour le jour ? » Je vous l’accorde, ça sonne très philosophique, comme question, mais je veux qu’Orson sache que je m’intéresse bien plus à sa raison d’être qu’au titre banal d’un métier comme un autre.