En temps normal je ne possédais pas le budget adéquat pour me permettre de longues sorties cinéma, à part télécharger mes films ou mes séries sur internet de manière totalement illégale je ne pouvais pas vraiment m’offrir autre chose de toute manière. D’autant plus que je m’étais toujours arrangé pour bénéficier de la Wi-Fi des vieux voisins, l’avantage de leur venir en aide lorsqu’ils étaient en galère à cause de l’informatique, leur piquer leur code WEP sans avoir l’air de le faire, ainsi je me connectais à leurs frais et je ne galérais pas trop avec les factures déjà bien trop entassées sur l’une des tables de chez moi. Voilà à quoi se résumait hélas ma triste vie, une succession inégale de galères plus ou moins importantes et sur lesquelles je devais me pencher tôt ou tard pour trouver une solution parfois douteuse et sur laquelle je n’avais hélas jamais totalement le contrôle. Fake Lover me rappelait parfois cette partie foireuse de ma vie, notamment par le biais des nominations puisque je me retrouvais à nouveau spectateur alors que les téléspectateurs prenaient le rôle que nous avions le reste du temps, les acteurs du jeu. Eibhlin avait eu la chance d’avoir un rôle important lors du dernier prime et c’est en partie grâce à elle que j’étais parvenu à obtenir mon ticket pour une semaine supplémentaire, je ne savais d’ailleurs pas comment m’y prendre pour lui signaler ma reconnaissance sans avoir trop à l’admettre. Du coup, lorsque je m’étais offert une petite séance cinéma gratuite et que je l’avais croisée déjà installée je n’avais pu m’empêcher de venir m’asseoir à côté d’elle, ne reconnaissant ni les acteurs ni le film qu’elle regardait pour le moment. « Salut ma belle ! Tu regardes quoi ? » Demandais-je en ajoutant, faussement prétentieux et plus pour plaisanter qu’autre chose. « Finalement, tu m’aimes plus que tu ne veux bien le laisser entendre puisque tu m’as sauvé la mise. »

Eibhlin a envie de se faire un film, ça fait longtemps et puis, ça la tient éloignée des candidats. Non pas qu'elle n'aime pas les candidats, au final elle les apprécie plus qu'elle en a l'air, mais tout de même. Faut pas pousser le bouchon trop loin Maurice. Du coup elle s'installe sur l'un des canapés de l'écurie, dans laquelle elle aurait préféré voir des chevaux puisqu'elle adore ça, pour regarder le film qu'elle a mit dans le lecteur. Elle l'a prit au hasard. Elle ne sait pas bien ce que c'est, mis à part que c'est en anglais. Un Woody Allen apparemment. Parfait. Un film intello quoi, carrément pour elle. Elle s'assoit en tailleur après avoir enlever ses patins, pour s'appuyer sur l'accoudoir. Quand elle entend quelqu'un entrer. Elle plisse les yeux, mais elle ne veut commencer à beugler pour ça. Non, parce au final, la personne venant d'arriver s’assoit à côté d'elle. Elle bouge un peu la tête, pour voir de qui il s'agit. Tiago. Le mec qu'elle a trop gentiment sauvée. Oh ! Merde ! Ils ne sont pas aux toilettes là, ça ne va pas ! Elle lève les yeux au ciel. Elle est déjà sa belle, chouette. Elle a envie de rire, mais elle se retient, pour lui répondre en regardant la pochette du film. « Scoop. De Woody Allen. » Qu'elle dit en parlant tout bas, pour écouter le film. Ouai, dans une salle de cinéma elle serait du genre à parler fort, mais pas là. Bah non parce que parler fort là, ça la ferait complètement chier et comme c'est toujours du fait ce que je dis, pas ce que je fais, avec elle. Mais non, il l'ouvre encore et elle souffle. Pour dire des conneries en plus, franchement ! « Ouai, on va dire ça comme ça. » Elle lève les yeux au ciel. Et puis finalement elle a quand même envie d'ajouter. « C'est pas que je t'aime bien, c'est que tu m'es indispensable ! T'es un peu mon bouffon, tu sais, comme les rois avaient. Sans toi, je ne rigolerais plus ici et ça serait triste... » Qu'elle dit en fronçant les sourcils. Et pour un merci, il repassera plus tard hein ?

Je me rendais très bien compte du fait que je sois en permanence l’une des sources d’exaspération quotidienne d’Eibhlin et j’aurais été vraiment très hypocrite de ne pas avouer que je prenais un malin plaisir à lui donner les éléments dont elle avait besoin pour se faire un tel avis sur la personne que j’étais. Au-delà je me disais également qu’elle allait finir par me trouver des qualités, tôt ou tard il se pouvait même qu’elle comprenne que je n’étais finalement pas le trou du cul que j’aimais laisser transparaitre, j’étais bien plus complexe que ça et surtout tellement plus… Disons… Sensible et écorché vif. Le problème c’est que l’idée de m’ouvrir à quelqu’un m’angoissait au plus haut point, pas que ce soit désagréable d’y aller de quelques confidences mais parce qu’il était toujours difficile pour moi de ressentir toutes les peines qui m’étouffaient depuis le plus jeune âge venir appuyer un peu plus sur mon cœur déjà bien mis à l’envers par toutes les conneries qui avaient pu être faites en ma présence, toute la méchanceté et la solitude que j’éprouvais depuis le décès de ma sœur jumelle il y a quelques mois. Son absence avait tout fait empirer, tel un cancer en phase terminale qui se développait à vitesse grand V. Retrouver la jeune femme aux écuries ne me dérangeait du coup pas le moins du monde, au contraire, j’étais plutôt satisfait de pouvoir à nouveau partager un moment à ses côtés. « Scoop. De Woody Allen. » Je ne connaissais pas énormément Woody Allen, je devais avoir vu Minuit à Paris parce que ma sœur voulait absolument le voir, pas vraiment le genre de films que je regardais quitte à ce que le stéréotype du banlieusard me colle à la peau jusqu’au bout. Je m’étais contenté d’acquiescer sagement sans faire de commentaires sur le film qu’elle avait choisi de regarder, j’avais plutôt rebondi sur le geste généreux qu’elle avait fait me concernant en me sauvant lors du prime. « Ouai, on va dire ça comme ça. » Malgré tout elle reconnaissait inconsciemment ou non m’apprécier, sinon elle aurait pris plaisir à me contrer de sa manière très incisive, ce qu’elle n’avait pas fait dans le cas présent. « C'est pas que je t'aime bien, c'est que tu m'es indispensable ! T'es un peu mon bouffon, tu sais, comme les rois avaient. Sans toi, je ne rigolerais plus ici et ça serait triste... » Je souriais, répondant fièrement. « S’il doit en être ainsi alors très bien, de toute manière les bouffons partageaient mon rang social, je ne suis pas dépaysé. » J’ironisais la situation précaire dans laquelle je me trouvais parce que je préférais justement m’en moquer plutôt que d’attirer la pitié. « Et… » Commençais-je plus difficilement. « Je t’en dois une et je ne l’oublierais pas ! » Ma manière très personnelle de lui dire merci.

Eibhlin est parfaitement installé devant son film. Evidemment, on vient l'embêter. Ce serait trop demander de passer ne serait-ce qu'une heure tranquillement assise devant un film sûrement bon. Elle peut parler, elle aime faire chier son monde, mais elle tient à sa part de tranquillité. Non, son moment de tranquillité ne sera apparemment pas pour aujourd'hui. Tiago vient la couper et c'est limite si elle n'a pas déjà perdu le fil du film. Du coup, elle lui dit clairement ce qu'il en est. Oui, pour elle, il est son bouffon. Personnel ou elle veut bien partager, ça lui est égal. N'empêche qu'il l'a fait rire une fois alors elle pense qui peut le refaire une autre fois et encore une autre, jusqu'à ce que des êtres non charitables aillent le dégager. Bref, il lui fait une réponse qu'elle n'écoute que partiellement. Elle fronce les sourcils, mais elle ne tient pas compte de sa remarque. Si les bouffons partagent son rang sociale, et bien elle, ouai, elle partage son rang social avec les rois. Ou au moins les courtisans qui s'amusaient aussi beaucoup des conneries des bouffons. « C'est marrant, tu ne comprendra jamais ! » Apparemment, il ne comprend pas bien pourquoi il restera son bouffon. Elle, si elle l'a sauvé, c'est parce qu'il a promis un truc non ? L'avoir dans son lit... Faire tout son possible pour l'avoir, ce qui n'arrivera jamais. Clairement. Elle est homo et même si elle a lancé l'idée qu'elle pensait plus aux mecs lorsqu'elle se sent seule qu'aux meufs, ça ne veut pas dire qu'elle prendrait le premier venu. D'accord, elle se sent largement seule depuis qu'elle s'est fait larguée par Rose, mais quand même. S'il fallait se laisser aller avec un mec, elle n'est pas sûre que Tiago serait son premier choix ici. Elle pose ses prunelles sur lui, alors qu'il continue. Qu'il lui en dois une et qu'il n'oubliera pas. Elle laisse un lourd soupire s'échapper de sa bouche, en faisant une grimace. Genre, super soufflée par le culot de ce mec. Si c'est comme ça qu'il compte la remercier, elle n'hésitera pas à le nominer la prochaine fois. « Non, mais sérieusement, manquerait plus que t'oublies ! Evidemment que tu m'en dois une et évidemment que tu vas pas oublier ! T'inquiètes pas mec, je vais être là pour te le rappeler ! » Qu'elle lâche assez sèchement, avec son accent irlandais et ses manières rustres qui parfois, ressortent beaucoup trop. « Putain, un merci ça t'écorcherait la gueule ! » Qu'elle ajoute. Quand même quoi, il pourrait la remercier, parce qu'à l'heure qu'il est, il aurait pu être chez lui à chialer devant sa télé. « J'peux pas toujours être gentille. Un de ces jours, mon seuil de gentillesse sera atteint et tu vas rien comprendre ! » Autrement dit, dit-lui merci et elle restera plus longtemps gentille avec toi !

Eibhlin était plutôt chanceuse, de tous les participants elle était celle à qui j’attribuais le plus d’attention et c’était suffisamment rare pour qualifier cela de chance. Je n’étais pas un garçon aimable, je ne respirais pas la joie de vivre et j’avais une dent contre le bonheur des autres puisque de mon côté je doutais fort de ma possibilité à être heureux un jour. Du coup je comptais bien faire quelques tentatives à propos du défi que je m’étais proposé de relever mais je n’y pensais pas énormément aujourd’hui parce qu’elle n’était pas du tout réceptive et que je ne m’étais jamais vraiment tué à la tâche pour obtenir le corps de quelqu’un. Pas que je sois fan de la simplicité hein, pas du tout mais je fonctionnais à la motivation et si je n’obtenais jamais le moindre élément me faisant penser qu’il y avait une ouverture alors j’abandonnais très rapidement, surtout à Fake Lover, là où les femmes étaient toutes plus belles les unes que les autres et prêtes à se dépasser. « C'est marrant, tu ne comprendra jamais ! » Je soupirais, jetant un œil à l’écran où le film défilait à une allure folle avec des acteurs plus ou moins charismatiques à première vue. « Il faut croire que non ! » Disais-je exaspéré par la jeune femme. Aujourd’hui j’avais moins envie d’accepter ses petites réflexions malgré le fait qu’elle me soit venue en aide sur le prime en me sauvant la mise et que je lui en étais infiniment reconnaissant. Faudrait-il encore que je sois capable de le lui dire clairement sans avoir cette putain de fierté pour m’étouffer en permanence. « Non, mais sérieusement, manquerait plus que t'oublies ! Evidemment que tu m'en dois une et évidemment que tu vas pas oublier ! T'inquiètes pas mec, je vais être là pour te le rappeler ! » Elle avait parfois des allures de duchesse et je détestais ça, le fait qu’elle me prenne de haut me déplaisait doublement et me bloquait doublement, elle pouvait s’asseoir sur son merci à présent, je n’avais même plus envie de faire un effort puisqu’elle venait de ruiner le précédent. « Putain, un merci ça t'écorcherait la gueule ! » Je la regardais, surpris mais n’ajoutant rien. « J'peux pas toujours être gentille. Un de ces jours, mon seuil de gentillesse sera atteint et tu vas rien comprendre ! » La situation était trop hilarante, j’avais pouffé de rire, un rictus hautement ironique. « Meuf, arrêtes de faire ta racaille, tu es une petite princesse qui n’a jamais connu ce que des gens comme moi ont pu vivre et qui fait que lorsqu’ils s’énervent ils peuvent faire peur. » Je gagnais crescendo en froideur que ce soit dans ma manière de m’adresser à elle que dans mon regard qui était sévère. « Tu es qui pour me parler comme ça d’ailleurs ? On n’a pas élevé les cochons ensemble et saches que je t’attends de pied ferme le jour où tu arrêteras d’être la gentille petite fille pour pouvoir te rire au nez puisque c’est la seule chose que tu pourras m’inspirer. Je n’ai pas peur de tes menaces tu peux économiser ta salive ! » J’avais soupiré une dernière fois avant de m’installer plus confortablement, ne prêtant plus vraiment attention à la jeune femme.  

Elle s'emporte. À juste titre. Pas un merci, rien que dalle. Juste un je t'en dois une qui est, franchement, d'une évidence enfantine. Evidemment qu'il lui en doit une. C'est pas dans ses habitudes à elle d'aider son prochain, alors si elle avait pu, elle les aurait éliminé tout les deux. Vite fait, bien fait, n'en parlons plus. Sauf qu'il fallait en choisir un. Elle a parié sur le mauvais cheval donc. Peut-être que l'autre lui en aurait été plus reconnaissant. Elle-même, elle aurait dit merci les doigts dans le nez. Qu'est-ce que ça lui coûte, un merci ? Parce qu'il a beau la traiter de racaille, de s'exciter tout seul, elle n'en changera pas. Dès qu'elle aura l'occasion de l'écraser, elle ne se gênera pas du tout. « Bouh la princesse en tremble déjà ! » En optant pour des manières, justement, de princesse. Prenant une voix de Barbie bouffe. Princesse et Barbie, ce qu'elle n'est purement pas au vu de sa manière d'être et de sa façon de parler, à la garçonne et foutrement rustre. « Et c'est quoi les gens quoi toi ? Des teubés ? Des bouseux ? C'est pas parce que t'es frustrés d'être pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, que tu vas me faire flipper ! » Bah non, clairement pas. Elle ne sait pas ce qu'il a vécu lui, mais pour tout dire, elle s'en branle absolument. Ca ne conditionnera pas sa façon d'être avec lui. Qu'il soit pauvre, pété de tune ; qu'il soit curé ou qu'il revient tout juste de prison. Il continue. Il doit avoir troué son slip là, pour sortir autant de connerie à la seconde. Elle est qui ? Elle est tout simplement elle. « Ah ! T'as pas tord sur ce point! C'est clair que moi j'ai jamais élevé de cochon... Mais toi... » Qu'elle dit avec une grimace. Il a vraiment une tête à vivre dans la merde. Oh elle ne va pas s'excuser d'être une princesse. Il ne le ferait pas à sa place, alors pourquoi le ferait-elle ? On a de la chance dans la vie, ou on en a pas. C'est tout. « C'est toi qui peut toujours parler, parce que bon, j'crois que le jour où j’arrêtais d'être gentille, en fait ça fera longtemps que t'aura dégagé d'ici.» Une autre grimace. « Non parce que bon, se faire sauver de l'élimination, in-extremis, dès la première semaine, c'est un peu chaud pour toi quoi. » Et encore une grimace. Elle est pas méchante là, elle ne fait qu'une constatation. À moins d'un miracle, il ne va pas rester longtemps ici. « Mais je t'assures, ce n'est pas des menaces. Je constatais simplement que le manque d'éducation est bien flagrant dans les classes 'populaires'. » Oh elle peut parler pour le manque d'éducation, mais pour le coup, c'est pas à elle d'en faire preuve. Elle prend cette situation comme une mise en garde. Juste d'arrêter d'être sympa, tout simplement. Bon maintenant, qu'est-ce qui fout ? Il compte rester là ou bien ? Apparemment oui. Donc genre, il n'a pas comprit que c'est lui qui vient de se taper l'incruste, qu'il est venu la faire chier et tout le bordel. « Quoi ? Parce que tu comptes vraiment rester là en plus ! C'est du Woody Allen ce film, t'es pas assez intelligent pour comprendre ! » Elle dit ça pour lui quoi.