Dans une autre vie, j’ai dû être un garçon manqué. Ou peut-être que j’ai seulement été influencé par l’habitude que mon frère avait de grimper aux arbres, alors qu’il tentait de se sauver. Et moi qui trouvais toujours un moyen de le rejoindre, à son plus grand malheur. Je pense qu’avec les années, il s’était mis à apprécier ces petits moments passés dans notre monde, une dizaine de pieds au-dessus des autres. Il n’y avait que nous deux pour grimper aussi haut, les autres avaient tous la trouille, et je me souvenais encore à quel point ça le faisait rigoler. Aujourd’hui, pourtant, c’est seule que je suis parvenue à cette branche en hauteur, celle qu’on qualifiait toujours de parfaite, et qui pouvait supporter notre poids pour des années, voir des siècles. Je sors de ma poche une pomme qui j’y avais glissé avant de quitter le château. Le temps est maintenant venu de me rassasier et de me délecter de cette pomme, que je mange jusqu’à la dernière bouchée. Il ne reste plus que le cœur, et je compte bien m’en débarrasser d’un simple lancer. Hélas, alors que l’élan de mon geste est posé, je remarque une silhouette qui s’aventure en contrebas. Trop tard : ce qui restait du fruit à quitter le refuge de mes doigts, et file directement vers l’inconnu là-bas. « Attention ! » que je lance à son intention. J’espère ainsi attirer l’attention de ce candidat, juste assez longtemps pour lui éviter la mauvaise surprise qui pourrait lui tomber sur la tête.

Des nombreuses choses que l'on avait souvent répété à Freddie, le fait qu'elle soit souvent dans la lune parvenait sans mal à atteindre le top trois de ce vaste palmarès. Il faut dire qu'en dépit du fait qu'elle soit la plupart du temps concentrée, il y avait bel et bien quelques petits moments de 'flottement' où, oui, il lui arrivait de s'évader dans un imaginaire qui la déconnectait ainsi aisément de la réalité. Aujourd'hui par exemple, et alors qu'elle avait entreprit quelques instants plus tôt une petite balade dans les bois, il n'aura pas fallu plus de quelques minutes pour qu'elle se prenne à penser à ce que pouvait être la vie, à l'extérieur, pendant qu'ils étaient ici, enfermés dans ce qui lui semblait être une réalité alternée. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à tous ces faits marquants survenus ces dernières années, de la mort de Michael Jackson à celle d'Amy Winehouse, en passant par les mariages ô combien médiatisés, les naissances qui l'avaient été tout autant, toutes ces choses qu'ils auraient raté et éventuellement appris sur le tard s'ils s'étaient trouvés enfermés à ce moment-là. Non pas qu'elle présente que qui que ce soit allait casser sa pipe pendant qu'ils étaient là-dedans, mais il est vrai que tout ça prenait l'allure de questions assez existentielles à cet instant, et que ça suffisait à la distraire suffisamment pour qu'elle en oublie sa marche. Car voilà qu'au bout d'un petit moment, une voix lui parvint et la reconnecta brusquement à la réalité. Tout se passa alors comme dans un improbable ralenti. Cette voix qui lui parut si lointaine la mit en garde, semble-t-il, mais Freddie n'était à cet instant pas suffisamment disposée à être réactive, si bien qu'elle comprit un peu tard ce qu'on avait voulu lui dire. Elle se prit alors bientôt un reste de pomme en pleine tronche, ce qui au moins ne manqua pas de la réveiller. « Je suppose que je peux m'estimer heureuse que tu n'aies pas été entrain de manger une pastèque » qu'elle lança alors, n'ayant pas prévu de faire un scandale, vu qu'elle devrait a priori survivre à ça, hein, elle avait connu pire. « Dis, ça te prend souvent de grimper aux arbres ? » Oui parce que bon, qu'elle se soit pris son reste de pomme, c'était une chose, mais que sa camarade ait pu le lancer, ça restait plus surprenant.

Trop tard, mon fruit s’est sauvé, et il s’aventure bien vite vers les territoires ci-bas, visant dans son périple la pauvre victime qui s’est trouvée là bien par ailleurs. Mes cries ont beau l’alarmer du projectif qui vol en sa direction, mais son temps de réaction est si lent que la pomme a le temps de la frapper avant qu’elle n’ait décidé de bouger. Je m’en mors les lèvres, presque embarrassées. C’est que nul n’était mon intention de toucher, ni même de blesser quoi que ce soit. Je ne souhaitais que me débarrasser d’un noyau encombrant qui m’aurait gênée dans ma descente.  Du sol me parvienne des mots presque en sourdine, et je dois bien tendre l’oreille pour tout capter. Il est vrai que l’histoire aurait été fort différente si c’est d’un melon que je m’étais accompagnée. Ne trouvant plus aucune raison de rester au sommet de l’arbre qui m’a abritée, je décide de redescendre pour aller retrouver celle que mon lancer à cibler. Je l’entends qui me questionne sur cette étrange habitude que j’ai de grimper aux arbres, et je mets un moment à lui répondre, concentrer à ne pas perdre pied, ce qui, vous devez bien l’avouez, serait fort dommage. Je m’arrête à quelques pieds au-dessus de sa tête pour respirer. « Je me réfugie souvent à la cime des arbres pour décompresser et faire le vide. » lui fis-je savoir, avant d’entamer le reste de ma randonnée. La dernière branche avant de toucher enfin terre est atteinte, et plutôt que de la quitter, je m’y pose à califourchon, bien décider à ne pas tout à faire quitter l’arbre. « Le paysage vaut lui-même le détour, et de pouvoir simplement observer toute l’immensité sous ses pieds, c’est quelque chose de jouissif, je dois l’avouer. » De quoi se prendre un peu pour Dieu, l’espace de quelques secondes. « Rares sont les courageux qui se hasardent à venir me déranger. » Il n’y avait qu’une seule personne pour oser venir ainsi troubler mon paisible repos bien mérité après cette grimpée. Mais elle n’est plus, désormais, et je règne donc seule au sommet.

Autant Freddie pouvait parfois avoir de brillants réflexes et être d'une réactivité pour le moins optimale, autant ici elle n'avait absolument pas été capable de réagir dans les temps. Il faut dire qu'à rêvasser bêtement, elle avait mis un peu trop de temps à se reconnecter à la réalité, si bien que la voix de sa camarade avait du lui parvenir avec quelques secondes de retard, qui avaient fait toute la différence lorsque le reste du fruit de cette dernière s'était précipitée sur elle. Du coup, oui, elle se l'était pris en pleine tronche. Qu'on se le dise, ça ne faisait pas du bien. Mais Freddie allait quand même pouvoir survivre au choc, et le prenait même avec un peu de philosophie. Car oui, il s'agissait là d'un reste de pomme, mais imaginez un peu que sa camarade ait été entrain de savourer quelque chose de bien plus opulent, hm. Donc oui, Freddie avait tendance à estimer qu'elle avait eu de la chance dans son malheur. Mais le fait est qu'elle se questionnait désormais sur le fait que sa camarade se soit trouvée là-haut, car oui, c'était tout de même relativement étrange. Autant elle avait cru noter que l'un de leurs camarades s'était laissé pousser les cheveux à la Tarzan, autant elle ne pensait pas que c'aurait pu donner des idées à d'autres. Mais semble-t-il qu'il n'était ici question que de relaxation. « Moi, généralement, pour faire le vide je me plonge dans un bon bouquin. C'est moins risqué, mais soit, à chacune sa technique. » Oui, il n'était pas dit que l'on ne puisse pas opter pour quelque chose d'un peu moins traditionnel. Sa camarade resta alors à un niveau de l'arbre, expliquant qu'elle aimait la vue de là-haut, ce dont Freddie ne doutait pas, et imaginait même très bien. « On dirait moi, quand je grimpe sur un tabouret. Je me sens puissante, t'imagines même pas à quel point » qu'elle énonça, bien évidemment sans grand sérieux, étant encore suffisamment saine d'esprit pour ne pas se risquer à ce genre d'absurdes comparaisons. Non, c'était en fait une manière comme une autre d'insinuer qu'elle n'avait rien d'une aventurière de ce rang, elle. Elle était beaucoup plus mentale que physique, c'était un fait. Mais voilà que sa camarade l'intrigua. « C'est fou, j'aurais presque l'impression que t'es entrain de me défier. » Freddie s'approcha alors de l'arbre et s'adossa au tronc de celui-ci. « Parce que ce serait un plaisir pour moi de te rejoindre mais, comment dire, je crois que j'y laisserais un peu de ma dignité, du coup j'hésite à tenter le coup tu vois. » C'est qu'elle se voyait déjà retomber gentiment sur les fesses si tôt après avoir essayé de grimper. Elle se connaissait, hein, elle savait de quoi elle parlait.