W. FREDDIE.

J’ai quitté le prime un peu plus tôt que prévu pour aller m’allonger – fatigue étrange, incontrôlée. Avec les baisers que m’inflige Cupidon depuis le début de l’aventure, j’ai peut-être chopé la mono, qui sait. Non, je crois plutôt que ça vient de mes deux heures de sommeil. J’avoue, j’ai un peu déconné. Envie subite de manger des pattes puis me défoncer à la salle de sport vers trois heures du matin. Je me suis musclé jusqu’au petit jour, tellement que j’en avais les pectoraux gonflés à bloc de douleur. La prod a autorisé mon oncle et entraineur à me faire parvenir un mot incendiaire griffonné sur un bout de papier : « putain de bordel de merde (en tchèque, ndlr), arrête d’en faire trop et dors, t’es pas ici pour garder le rythme des combats, merde, chier. » Agréable, comme à son habitude – mais je pardonne tout aux tchèques, c’est ainsi. Je ne suis revenu à pas de loup vers le plateau qu’à la toute fin, avant les résultats des nominations. Ivan va manquer à India et j’espère être là pour elle cette semaine, c’est ce que j’ai pensé en le voyant quitter le plateau, sans me dire au revoir. Je comprends, on ne peut pas dire que j’aie été cool avec lui, en le nominant il y a peu. J’ai aussi vu quelque chose qui m’a cloué sur place, depuis ma petit cachette spéciale candidat qui ne participe pas directement au prime. Freddie a exigé que sa nomination engage mon immunisation. Et elle a été approuvée par Camille, cette espèce de chou qu’il va falloir que j’aille embêter très vite aussi. Vous l’auriez cru ? Freddie, capable d’embrasser Camille plutôt que moi pour faire genre « non mais Celse a beau être séduisant et j’ai beau l’approuver, je ne vais pas l’embrasser pour autant, non mais pour qui vous me prenez ? », exiger mon immunisation ? Je souris dans le noir de la chambre, au chaud sous la couette. Je pense encore à ça quand les camarades entrent dans le dortoir, quand Freddie attrape sa serviette sans me jeter un regard et se barre à la salle de bain. Quand elle revient, j’ai les mains sous la tête, je la regarde se glisser dans les draps et, pensant sûrement que je dors, se retourner sur le côté pour commencer sa nuit. Je me redresse moi aussi sur mon côté, un bras soutenant ma tête, le coude contre l’oreiller, et du bout du doigt, j’appuie sur son dos. Comme un gamin, ouais. Je vais pas lui caresser l’épaule les gars. « Tu m’as immunisé », je souffle à voix-basse. Elle sait, vous savez ce qui me rend dingue là-dedans. C’est pas le fait d’être immunisé. C’est l’acte de Freddie. J’ai envie de lui faire un gros bisou pour la remercier, mais lui sortir un truc plus choquant me ferait plus rire, je l’avoue. Je laisse un silence s’écouler après mon constat évident, avant de reprendre, dans un murmure à peine audible par elle. « C’est ta façon à toi de me déclarer ta flamme ? Ça me donne envie de te faire l’amour, là. » Je souris en maxi format, mais dans le noir, elle ne le verra pas. J’aimerais de la lumière, juste pour voir sa tête à ce moment-là, ses yeux s’agrandir et ses sourcils se hausser style « whaaaaaat », et j’attends déjà la réponse dans laquelle elle me conseillera de garder mes distances si je veux être en état de faire perdurer l’espèce humaine à la sortie du nid.

C'est à l'issue d'un prime qu'elle avait trouvé étonnement divertissant que Freddie avait rejoint sa chambre, pas particulièrement fatiguée mais pensant préférable de ne veiller pas plus tard que ça, histoire de ne pas détraquer encore davantage son cycle de sommeil. Cette histoire d'équipes avait eu le don d'être innovante et l'anglaise estimait être décidément bien tombée avec la sienne, ayant apprécié les échanges au sein du groupe qu'elle avait rejoint. Certes, elle n'avait pas fait preuve de beaucoup d'enthousiasme lors de ses prises de parole, s'étant le plus souvent contentée de glisser un avis plus ou moins constructeur, histoire de s'impliquer et de contribuer aux décisions de groupe, mais le fait est qu'elle avait trouvé tout ça relativement fluide, moins casse-tête qu'elle avait eu tendance à le redouter avant le début de l'activité, elle qui d'ailleurs avait fait son maximum pour coopérer sans s'opposer directement aux avis des autres, chose étonnante quand on connaissait sa détermination légendaire et son désir perpétuel d'obtenir, par moyens de persuasion pas toujours subtiles, ce qu'elle aspirait à avoir. Il n'y avait en fait que sur la fin, lors de l'ultime dilemme, que l'anglaise s'était adressée à ses coéquipiers avec un peu plus d'assurance, parce que c'est véritablement à ce moment-là qu'elle avait tenu à faire respecter l'une de ses volontés. Sur le moment, il fut question de faire gagner au moins une immunité et autant elle avait clairement exprimé l'idée de ne pas en vouloir, autant elle avait expressément demandé à ce que Celse soit sauvé d'affaire. Elle n'avait pas réfléchi, ça lui avait paru naturel. Il était son partenaire depuis de nombreuses semaines maintenant, assurément celui à qui elle resterait loyale jusqu'au bout alors il va de soi qu'elle pensait à lui comme à quelqu'un qu'elle avait envie de voir perdurer le plus longtemps possible ici. C'était peut être absurde de raisonner de la sorte, mais Freddie voulait qu'il soit celui qui, de leur duo, 'survivrait' à toutes ces semaines de compétition, celui qu'elle pourrait potentiellement soutenir lorsque viendrait l'heure de la finale, parce qu'elle n'estimait pas avoir le bon profil pour aller plus loin que là où elle se retrouvait à ce jour, mais elle était intimement persuadée que Celse, lui, avait absolument tout pour être sacré à l'issue de la saison. Alors oui, elle avait tâché de faire en sorte qu'il soit immunisé, parce qu'elle pensait à son aventure à lui avant de penser à la sienne, qui lui laissait un goût suffisamment satisfaisant pour qu'elle ne se soucie pas de la voir prendre fin dimanche prochain. Toujours est-il que l'anglaise s'était glissée dans son lit en pensant que son partenaire y dormait mais qu'elle constata bientôt, lorsqu'elle sentit son doigt tâter son dos, qu'il était bien plus éveillé que prévu. Sa phrase la fit alors sourire. « Techniquement, pas tout à fait » souffla-t-elle d'une voix à demi-rieuse, sans se retourner. Car techniquement, c'est Pavel qui l'avait immunisé, mais elle n'avait décemment pas pu laisser ça au hasard et s'était tout simplement assurée qu'il serait sorti de ce pétrin et qu'il ne soit pas mis en danger. Plus instinctivement qu'autre chose, encore une fois. C'est alors que l'impensable se produisit. Nul autre geste de la part de Celse, mais quelques mots, et pas des moindres. Sa reprise de parole, sur le début, n'eut rien d'affolante. Mais la suite fut pour le moins délirante. Se retenant de pouffer, l'anglaise se retourna partiellement et, sans chercher à le voir dans la pénombre, dirigea son regard vers lui. « Mon grand, si tu t'emballes pour si peu, qu'est-ce que tu vas me sortir quand tu sauras que j'ai glissé plein de 'petits mots' dans tes affaires pour quand tu ne pourras plus profiter de ma savoureuse présence au quotidien. Écrits sur papier rose, les petits mots, attention. » Bien sûr, ça n'était pas le cas, mais il aurait été trop facile de simplement s'étonner de son audace, vous vous doutez bien.

Entendons-nous : je n’ai jamais été habitué aux sacrifices. Dans les pays pauvres, désolé de vous décevoir si jamais vous croyiez aux versions dramatisées des films américains, on pense d’abord à soi, à sa survie, ensuite à celle des autres. L’horreur de l’idée que pendant le siège de Leningrad, les russes aient fini par dévorer leurs propres enfants m’atteindra toujours moins que vous. Là d’où je viens, on se bat pour obtenir ce qu’on veut avoir, on déchire et on brise, on marche sur les autres et quand on gagne, en sang, on sait qu’on ne doit rien à personne. Ce que vient de faire Freddie ce soir signifie plus pour moi que vous ne pouvez l’imaginer. J’ai désormais l’intime certitude qu’elle pense avant tout à moi qu’à elle, dans notre duo, tout comme je pense instinctivement d’abord à elle et ensuite à moi. C’est un sentiment rare (la preuve, Henley s’est immunisée elle-même et la plupart des autres candidats ne pourront pas la blâmer : qui n’en aurait pas eu la secrète tentation ?) qui fait de Freddie une femme rare. Et plus je passe de temps avec elle, plus je réalise à quel point elle est exceptionnelle – pas seulement parce qu’elle est généreuse, prévenante, loyale et pierre de touche de notre duo, mais aussi parce qu’elle ne ressemble à aucune autre femme rencontrée jusqu’ici. Je lui ai déjà fait part, dans un instant de vérité un peu gênant, de ma pensée à ce sujet. En clair, je lui ai dit que je n’aurais pas su rêver meilleure partenaire. Elle m’a répondu qu’il en allait de même pour elle et, content pour de bon, jen’ai plus abordé le sujet. C’était tout ce qu’il y avait à dire, à savoir. Tout le reste n’est que littérature, comme disait Verlaine, jeu, paroles pleines de sens sans profondeur. Nous nous complaisons dans cette légèreté parce qu’elle se cultive au sein de l’absurdité de cette aventure. Nul doute ne fait qu’une fois à l’extérieur, ça deviendra gênant et nous serons obligés de nous calmer question déclarations, au risque de passer soit pour un couple inavoué, soit pour des débiles. Sans se tourner vers moi, elle me reprend, me contredit, comme à son habitude, ce qui, plutôt que de heurter mon égo, me fait sourire. Freddie et le sens du détail, de la précision. Non, c’est vrai, pas techniquement, mais spirituellement, elle a été le gourou de la décision. La muse inspiratrice. Elle est chouette, Freddie. J’attends la suite avec plus d’impatience, je vous l’avoue. Les ingéniosités de Freddie en réponse à mes conneries sont de véritables sucreries pour mes tympans. Elle ne me fait pas attendre et me balance une réplique dont elle a le secret. Elle a l’air bien sûre de partir avant moi, ce qui me chiffonne un peu. On est tous les deux, embarqués là tous les deux, il n’est pas question qu’elle s’en aille alors pourquoi aborder le sujet alors que tout va bien et que je suis de bonne humeur, que je n’y pensais même pas ? Je suis un peu grognon, d’un seul coup, mais je ne le montre pas et quitte ma place de côté, tournée vers elle, pour m’allonger sur le dos et relever mes mains pour soutenir ma nuque. « Tu fais tout pour me rendre fou », je lâche dans un soupir exténué. « En fait tu es une manipulatrice perverse : tu pousses les hommes à se jeter corps et âme à tes pieds pour le plaisir jouissif de les y piétiner. » Je ne parle qu’à voix basse, mais toute la chambre doit sûrement nous entendre, c’est sympa. Je tourne la tête vers elle, la devinant dans la pénombre, observant dans la faible lueur de la lune au travers les stores électroniques baissés les arcs de ses petites boucles noires, et ses yeux brillants de scarabée intelligent posés sur moi. « Mante religieuse », je murmure, mi-sérieux mi-moqueur à son intention, dans un sourire que je n’arrive pas à masquer. Mante de religion juive, qui plus est.

Freddie n'estimait pas avoir agi avec particulièrement d'altruisme, elle qui en soi s'était contentée de raisonner de la manière suivante : en tant que partenaires, Celse et elle se devaient loyauté et solidarité, des mots qu'elle ne prenait véritablement pas à la légère dans ces conditions, et qui l'avaient effectivement amenée à faire passer les intérêts de son binôme avant les siens, mais ni pour passer pour la partenaire idéale, ni pour se faire bien voir de qui que ce soit et donner l'air d'avoir procédé à un sacrifice profondément réfléchi. Ce fut plus instinctif qu'autre chose, très naturel sur le moment surtout, ainsi il est vrai qu'elle n'avait jamais attendu de la part du jeune homme qu'il lui soit reconnaissant d'avoir défendu ses intérêts auprès de Pavel, parce qu'encore une fois elle n'aurait pu faire autrement, ça lui avait véritablement paru légitime. Elle ne se rendait pas nécessairement compte de la façon dont il avait pu interpréter les choses, du fait que ça puisse être plus symbolique encore qu'elle avait tendance à le remarquer, et il est probable qu'elle ne lui en aurait jamais directement parlé s'il n'avait pas évoqué le sujet au moment où elle l'avait cru profondément endormi. Semble-t-il que Celse avait été sincèrement touché par son geste, et c'était en soi une chose qu'elle pensait pouvoir concevoir, bien que ça la dépasse tout de même légèrement. Toujours est-il que ne souhaitant pas se réserver tous les mérites dans cette histoire, la brune crut bon de reprendre son camarade dans ses propos, les nuançant en laissant entendre qu'elle ne l'avait techniquement pas immunisé, qu'en soi ça n'était pas elle qui avait pris la décision finale, étant donné qu'il avait s’agit de Pavel, que ce dernier aurait en soi très bien pu ne pas tenir compte de son intervention et procéder tout à fait autrement, ce qu'il n'avait fort heureusement pas fait. Elle ne doutait pas du fait qu'il avait d'ors et déjà compris tout ça, sans avoir besoin qu'elle le reprécise, mais elle tenait vraiment à ce qu'il n'oublie pas qu'en dehors du fait qu'elle ait naturellement insisté pour qu'il bénéficie de cette immunité, elle n'était pas la seule à avoir contribué à ce qu'il la reçoive. En tous les cas, la suite fut pour le moins perturbante, étant donné que son partenaire se laissa aller à un commentaire à la fois inattendu et assez prévisible venant de lui, étant donné qu'il l'avait déjà habitué, au cours de ces nombreuses semaines, à toutes sortes d'interventions. Nul doute toutefois que celle-ci était de loin la plus saugrenue du genre, bien que Freddie ne souhaita pas se laisser déstabiliser par si peu et tâcha même de masquer sa surprise derrière une répartie qui lui vint assez naturellement. En soi, non, elle n'avait pas glissé de petits mots dans ses affaires, ce n'était pas son genre et il le savait, simplement c'était sa façon à elle de le provoquer gentiment, dans un esprit relatif à celui de la globalité de leurs échanges. La réflexion de Celse la fit alors silencieusement sourire, tandis que c'est finalement un fin rire qui lui échappa par la suite. « Tu vois enfin clair dans mon jeu, tu y auras mis le temps dis donc » souffla-t-elle, à nouveau provocatrice, adoptant un ton effronté. « Parce que oui, je ne vis que pour briser des cœurs, des rêves et des vies, moi, c'est évident. » C'était absolument son genre, en effet. Quant au qualificatif qu'il utilisa ensuite, il ne l'amusa pas moins, car la symbolique du terme prêtait inévitablement à sourire, vu l'absurde de la situation. « Déformation professionnelle, je suppose. Mes années de profilage criminel ont fini par faire de moi une sorte de 'serial-killeuse', qui l'eut cru. » Bien qu'il faille le prendre au second degré, Freddie prétendant ici simplement avoir brisé des cœurs, et non tué qui que ce soit. La mante religieuse, par contre, tombait déjà dans de plus gros extrêmes. En tout cas, rassurons-nous, le jour où elle aurait le sentiment de développer d'inquiétantes pulsions, elle réfléchirait sérieusement à une reconversion.