J'avais oublié de manger. Genre vraiment, j'avais complètement oublié de me nourrir en début de soirée, parce que je n'avais pas franchement faim sur le moment peut-être, et parce que j'avais l'esprit ailleurs. Sauf que maintenant, à dix heures et demi passé et alors que la cuisine avait été désertée, j'avais un petit creux. Plus que ça en fait, mon estomac criait carrément famine en signe de protestation, et du coup j'avais pas eu d'autre choix que de trainer ma carcasse jusqu'à la cuisine ... pour me rendre compte que j'avais aussi carrément la flemme de me préparer quoi que ce soit. Ouais, j'avais faim mais j'avais la flemme, c'était le drame de ma vie. Ou au moins le drame de ma soirée, tant et si bien que j'avais fini au cellier à chercher n'importe quoi qui se mange sans avoir besoin de plus de préparation qu'ouvrir une boite ou un sachet de plastique. Parce que j'avais bien jeté un oeil à la corbeille de fruits, mais pour le coup il n'y restait pas grand chose, et il fallait pouvoir choisir entre une poire bieeeen trop mûre pour être encore consommable et une grappe de raisin tellement écrasée qu'elle était tout juste bonne à presser dans un verre. Mais j'avais la flemme, encore une fois. Alors j'avais fini par me rabattre sur un vieux paquet de fraises tagada que j'avais trouvé au fond d'un des placards ; Très nourrissant, vous remarquerez, et si je ne savais pas depuis quand ce paquet traînait là j'avais le sentiment qu'il valait mieux que je ne le sache pas. Et donc, c'est avec mon paquet de bonbons que j'avais décidé d'aller me regarder un film, sans doute parce que les deux se mariaient bien et parce que je ne savais pas trop quoi faire pour m'occuper. Parcourant au pas de course la distance entre la cuisine et les écuries dehors, pour compenser le fait que je n'avais pas pris de veste et qu'à cette heure-ci il faisait un peu frisquet en tee-shirt, j'avais eu la surprise - enfin, tout était relatif, hein - de trouver l'endroit déjà occupé. Faut dire que depuis le début de la semaine on ne se marchait pas franchement dessus dans le nid, beaucoup de ceux qui étaient revenus le temps de dévoiler leur secret étaient repartis depuis et jamais nous n'avions été si peu. C'était assez étrange, d'ailleurs, quand on repensait à la trentaine de personne qui se côtoyaient tous les jours en début d'aventure. Là en tout cas, j'étais tombé sur Henley, chose assez étonnante puisqu'il me semblait pourtant l'avoir vaguement croisée quand elle allait se coucher ; Alors soit j'avais rêvé, soit elle n'arrivait pas à dormir, et dans les deux cas cela n'allait pas m'empêcher de me faire une place, là tout de suite. Sauf si elle me demandait de partir, quoi, mais pour l'heure je m'étais contenté de me laisser tomber à côté d'elle sur le canapé avant de lui demander avec curiosité « Tu regardes quoi ? Je peux rester ? » Certes, j'avais pas attendu la réponse à cette question pour m'asseoir, mais bon au moins je prenais la même de demander, même après coup. D'ailleurs, pour lui prouver qu'elle ferait une affaire si elle me laissait rester, je lui avais tendu le paquet de tagadas que je venais d'ouvrir en proposant « Tu en veux ? » Ça faisait un peu beaucoup de questions à une heure si tardive, je l'avouais, mais bizarrement j'avais pas du tout l'impression qu'il était si tard. Non à vrai dire pour une fois j'avais encore autant d'énergie que s'il était dix-huit ou dix-neuf heures ; Je crois que Camille avait commencé à déteindre sur moi.

« Non, tu ne peux pas rester, tu viens de débarquer au meilleur moment du film, t'as tout gâché. » J'avais froncé les sourcils, et plissé les yeux d'un air dubitatif tout en laissant mon regard aller successivement de l'écran au visage d'Henley, puis de nouveau vers l'écran et enfin le visage d'Henley encore. Non mais, elle espérait sincèrement me faire avaler qu'elle se passionnait pour le truc qu'elle était en train de regarder ? Je savais même pas ce que c'était, ce que j'avais d'ailleurs demandé, mais franchement j'avais pas besoin du titre pour savoir qu'elle devait se forcer pour ne pas éteindre. Ou alors elle redescendrait franchement dans mon estime pour avoir des goûts cinématographiques aussi ... douteux. « Et ça s'appelle « à mourir d'ennui », figure-toi. Nom très prometteur, je trouve aussi. » Ouais, je voyais très bien le genre du coup. Qu'elle vienne encore me faire croire après ça que mon apparition ne venait pas de la sauver d'un ennui mortel, donc. Tandis qu'elle piochait dans le paquet de bonbons que je lui tendais j'avais fini par répondre « Il est nul celui-là, je l'ai déjà vu. Heureusement que je suis arrivé à temps, je suis sûr que je suis mille fois plus divertissement que ce navet. » C'était pas très dur ceci dit, ça va je m'attaquais pas à trop fort pour moi en disant ça, je restais prudent. De toute façon elle ne semblait pas avoir vraiment envie de regarder un film, à en juger par la nonchalance avec laquelle elle m'avouait trouver ce film parfaitement rasoir. Alors c'était quoi, elle n'arrivait pas à dormir ? Remarquez, moi non plus, alors. « Tu la sens comment, toi, la sortie du jeu ? » m'avait-elle finalement lancé, changeant totalement de sujet. Réfléchissant un très court instant, j'avais attrapé un bonbon à mon tour et l'avait avalé en le mâchant à peine avant de répondre « Je la sentais très bien, en fait, jusqu'à ce que vous commenciez tous à vous poser la question comme si l'apocalypse nous attendait dehors. » Je commençais à me dire que c'était peut-être moi, qui n'avait pas assez conscience de ce qu'impliquait d'avoir participé à ce genre d'émission. Faut dire que j'avais regardé quelques primes des saisons précédentes, mais d'un œil distrait et pas forcément très attentif, principalement les soirées où Leilani squattait à la maison, puisqu'elle n'en loupait jamais un, de prime. Mais du coup je ne savais pas trop ce qui arrivait à ceux qui sortaient de ce genre d'émissions, une fois relâchés dans la nature. « Pourquoi, tu la sens comment, toi ? » C'était quoi qui les faisait tant flipper pour certains, l'exposition médiatique (de toute façon éphémère) que cela engendrait ? Parce que si oui c'était quand même un peu tard pour y penser, quoi. Ça c'était le genre de question qu'il valait mieux se poser avant de se présenter au casting, ou au pire des cas avant de signer le contrat. Contrat que soit dit en passant j'étais sûr que certains n'avaient même pas pris la peine de lire. Enfin bon, moi ça en tout cas ça ne m'inquiétais pas vraiment ... je sais pas, peut-être parce que j'avais déjà eu l'occasion de tester le côté médiatique pendant mes années de sportif, et parce que je savais qu'il n'y avait rien de plus fulgurant mais surtout de plus éphémère. Je crois que j'aurai pu reprendre le surf après mon accident, j'aurai galéré pour retrouver le niveau que j'avais eu le temps de perdre en deux ans d'inactivité mais j'aurai pu ; Le reste du monde lui ne m'avait pas attendu, et avant même que j'ai décidé de mettre définitivement fin à ma carrière j'avais déjà été relégué aux oubliettes, dans la catégorie des sportifs d'hier, tandis que d'autres avaient pris ma place sans se faire prier. Mais c'était le jeu, sans doute, y'avait toujours un moment où on finissait par perdre.

« Ça, c'est ce que tu dis. Je suis sûre que tu dis ça juste parce que tu veux un peu de compagnie. » J'avais fait mine un instant de considérer sa réponse, comme si je ne savais pas déjà qu'effectivement, c'était peut-être le cas. Ouais, je crois qu'inconsciemment j'étais venu ici pour regarder un film, mais aussi et surtout dans l'espoir de croiser quelqu'un. Je savais juste pas si j'avais vraiment envie de donner à Henley la satisfaction de lui dire de but en blanc qu'elle avait raison ... Hm, probablement pas. J'veux dire, elle allait bien le savoir, qu'elle avait raison, mais elle ne l'entendrait pas textuellement de ma bouche, faudrait qu'elle se contente de lire entre les lignes. Un peu comme moi avec elle, en fait. « Disons que la solitude n'est pas vraiment mon état naturel. » avais-je donc simplement répondu en haussant les épaules, avant d'engloutir un nouveau bonbon. Disons que c'était pas dans la continuité de la façon dont j'avais été élevé, j'étais plutôt le genre qui avait des dizaines de cousins au point de ne plus savoir les compter, qui ado se déplaçait toujours en bande, ou qui préférait passer tous ses après-midi à servir bénévolement des cocktails dans le bar d'un pote plutôt que de rester seul à la maison en attendant que son mari rentre du boulot. Mais bon, c'était une question d'état d'esprit, si ça se trouve Henley était plutôt du genre à préférer rester seule plutôt que de risquer de partager son oxygène et son espace vital avec n'importe qui, auquel cas c'était son droit. La voilà en tout cas qui me demandait si j'appréhendais la sortie, ou plutôt ce qui nous attendait une fois dehors ; Peut-être était-ce une connerie que d'avouer que non, mais puisque cela semblait en fin de compte être la même chose pour elle je me sentais un peu moins seul. C'était toujours ça. « Je sais pas vraiment, j'ai juste hâte de retrouver ma famille. » Ah bah ça moi aussi, et pas qu'un peu quoi. Et encore moi j'avais pas d'enfants, alors je savais même pas si je pouvais me faire une idée de ce que ressentais la jeune femme ... Je me disais que ça devait être encore pire que moi avec Ben, et franchement y'avait des semaines où j'en avais tellement bavé d'être loin de lui, et loin de chez moi, que je préférais pas imaginer ce que ça pouvait être, pire que ça. « C'est quoi, la plus longue période où tu as été séparée de ta famille ? En dehors de Fake Lover, j'veux dire. » Parce que y'en avait eu certains ici, j'avais limite eu la sensation qu'ils communiquaient par signaux de fumée avec leurs proches une fois par an, à les voir aussi détachés vis-à-vis de ça. Mais c'était une question d'habitude je supposais, et moi j'avais juste pas du tout l'habitude, quoi. « De toute façon, je me dis que ça ne pourra pas être si terrible que ça. Et si vraiment ça craint, il y a toujours la solution de rester enfermé chez soi. » J'avais grimacé légèrement ; Rester enfermé chez moi c'était vraiment pas un truc que je serais prêt à faire, même pour tout l'or du monde. J'étais un type d'extérieur, je restais à l'intérieur pratiquement le strict minimum, mais avec le climat par chez moi autant vous dire que j'étais plus souvent dehors ... Y'avait même certains étés où on tirait le matelas jusque sur la lana'i pour avoir un peu d'air tant on semblait étouffer à l'intérieur. Et je dormais limite mieux à la belle étoile, quoi. « Ou alors celle d'avoir une vie tellement ordinaire que y'aura peu de chances d'en tirer quelque chose d'intéressant à raconter. Rester enfermé je pourrais pas, mais je pense que y'a plus palpitant que le fait que j'aille faire les courses ou surfer quelques vagues, hm. » Autrement dit j'avais l'espoir qu'on me foutrait rapidement le paix, je me faisais pas trop d'illusion, et donc pas trop de souci. Mais encore une fois c'est vrai que j'avais pas de gosse à prendre en compte, sinon je crois que ça me gênerait un peu plus de voir son visage en ultra mauvaise qualité prise par un paparazzi pour illustrer la demi-page d'un torchon publicitaire. « T'auras qu'à venir te cacher dans la jungle par chez moi, tu seras tranquille. » avais-je finalement ajouté d'un ton railleur. Ça va je plaisantais. Enfin non, si, enfin disons que si elle passait dans le coin ça me ferait plaisir de les voir elle et sa môme quoi, mais bon j'avais bien conscience que je vivais aux yeux des autres au beau milieu de nul part. C'est vrai que c'était quoi Hawaii, sinon un cailloux perdu au milieu de l'océan. Un caillou qui se trouvait être un volcan, en plus.