Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis quelque peu nostalgique aujourd’hui. Je pense à mes gosses. C’est que malgré tout, mes deux petits monstres me manquent. Ils ont beau nous mener la vie dure, c’est qu’on les aime nos mômes. Je me demande s’ils suivent les aventures de leur pôpa à la télévision. Ou si Erika, mon ex, leur mère, leur interdit de regarder. La connaissant je parierais plutôt pour la seconde solution. Trop petits pour regarder des conneries pareilles. Déjà qu’elle n’approuve absolument pas ma participation dans ce jeu. On s’est bien engueulé à ce propos d’ailleurs, je crois que beaucoup de noms d’oiseaux ont sifflés. Surtout venant de son côté. Certain de ses mots me reviennent en ce moment en tête : père irresponsable, égoïste, immature… Et ça c’est pour les gentils. Dans le fond elle a raison, je suis qu’un putain d’égoïste, mais j’assume. Je ne vais pas arrêter de vivre ma vie sous prétexte que j’ai des enfants. Parfois, faut savoir penser à soit, et bien c’est ce que j’ai fais. Mais bref, là ce soir, je suis en mode penseur. Je suis beaucoup plus calme que d’habitude. Je me suis rendu jusqu’à la grande falaise, et installai sur le banc. Je regarde devant moi, l’océan à perte de vue. Magnifique paysage. C’est alors que je suis rejoins par Errol, qui s’appuie sur la rambarde. « Non Errol, je sais que c’est dur d’être le doyen du jeu, mais ne fais pas ça. T’as encore quelques beaux jours devant toi à vivre. Fais pas le con, recule du bord. » Comme s’il avait des envies suicidaires et qu’il allait sauter. « Penses à tes enfants. Tu ne peux pas leur faire ça. » Non mais en fait, je suis en train de me dire que je ne sais pas si il en a. « T’a des enfants au fait ? » que je demande alors plus sérieusement. Vu son âge, on pourrait supposer que oui, mais bon, ça ne veut rien dire. Faire des enfants n’est pas une obligation.

Comme un vieux digne de ce nom, j'avais pris mes habitudes dans ce nid. Une routine s'était déjà installée. J'étais pourtant venu ici pour interrompre la monotonie de mon existence, mais il faut croire que le naturel revient effectivement au galop chaque fois qu'on s'évertue à le chasser. Toujours est-il que, chaque soir, sans exception, je m'offrais une promenade à l'extérieur du nid – ou me cantonnais à traîner du côté du balcon quand je me sentais d'humeur particulièrement flemmarde. Ce n'était pas le cas aujourd'hui et j'avais donc traîné ma carcasse de presque quarantenaire jusqu'à la falaise. Avec moi, rien de plus que la compagnie d'un verre de whisky. Enfin ça, c'est ce que je m'imagine jusqu'à ce que la voix d'Eryk me tire de mes songeries. Un demi-sourire aux lèvres, je me retourne à moitié vers lui, amusé. « Mais c'est trop dur. J'en ai marre d'être le croûton de la bande. J'ai découvert deux nouvelles rides ce matin ; je crois que c'est la fin. » je déclare d'un ton mélodramatique. C'était faux, bien évidemment. Je ne m'approchais jamais suffisamment d'un miroir pour me rendre compte de ce genre de choses. J'avais été trop horrifié, en seconde, lorsque j'avais découvert l'existence des points noirs, pour réitérer l'expérience. C'est affreux, un visage, de près. Que ce soit celui d'un prépubère ou d'un quadragénaire. Bon, ok, celui d'un quadragénaire peut-être moins. C'est comme regarder un labyrinthe sur Google Earth, ça a un côté fascinant. Je continu de sourire, bon enfant, à la mention de mes bambins hypothétiques, mais au fond, dans la bataille navale qui se joue dans mes entrailles, j'entends un « touché » acerbe. « Non. J'espère que tu vas me trouver un nouvel argument qui appuierait ta tentative d'interruption de ma tentative d'interruption de ma vie, sinon c'est un peu triste pour moi. » C'est vrai, j'ai personne, en fait. Enfin, j'ai des gens, mais ma présence, ma vie, n'est nécessaire a absolument personne. Ma mère, peut-être ? Et encore. Bref, même si je lâche tout ça un peu sur le ton de la déconne, je me sens quand même plus mélodramatique que prévu et c'était pas le but. Je prends une gorgée de mon whisky et vais rejoindre Eryk sur le banc. « Et toi, t'en as ? » Des enfants, je veux dire. Après tout, si Elsa en a, n'importe qui dans cette émission peut en avoir, même Eryk qui a l'air d'en être encore un.

Errol se promène dans les parages. Tant mieux, parce que je ne suis pas contre un peu de compagnie. Rester seul trop longtemps, c’est pas bon. Parce que ça te donne tout le temps de réfléchir, et ça on ne veut pas, non non. Alors comme d’habitude, là je fais le con. J’agis comme si monsieur avait des envies suicidaires, et voulait se jeter du haut de la falaise. Il joue le jeu. « Non ce n’est pas grave. Il y a des crèmes anti-rides qui existent. Ou un peu de botox et le tour est joué. On peut trouver une solution, j’en suis sur. » Alors qu’il déconne pas, cela n’en vaut pas la peine. Je comprends que c’est dur d’être aussi vieux, mais il faut qu’il prenne sur lui. Il ne peut pas faire ça. Et puis il a pensé à ses enfants ? Bon, j’apprends qu’il n’en a pas mais…C’est pas grave. Faut juste que je lui trouve un nouvel argument en effet pour le convaincre de ne pas sauter. Je ne connais pas sa vie, donc ça risque d’être compliqué, alors faut faire appel à ce que je sais. « Penses à Elsa. Elle serait dévastée si tu venais à la quitter. Puis la pauvre, elle serait complètement perdue sans toi. Et moi ? Tu ne peux pas me laisser être le seul trentenaire de l’aventure. Ce n’est pas humain. J’ai besoin de toi. » Non non je ne suis pas du tout dans l’exagération. Mais alors là si ça ne le convaincs pas, je ne sais pas ce qu’il lui faut. J’aurais tout essayé en tout cas. Finalement il me rejoints sur le banc. Victoiiiiiire ! Voyez comme je suis bon. Je devrais peut être penser à en faire mon métier. Ouuuhh négociateur, ça serait pas mal. Il me demande si j’ai des gosses. « Deux, des jumeaux. D’ailleurs j’en ai un de trop, si jamais t’en veux un. » Regardez comme je suis gentil en plus. « Pourquoi t’en as pas ? T’en veux pas ? Ce que je comprendrais parce que pffff… ils te pompent juste toute ton énergie. T’as plus de vie. » Je me dis même pas que ça pourrait être un sujet sensible pour lui. Je demande comme ça naturellement, mais bon c'est tout moi. Puis je suis un mec curieux.

J’ai jamais trop compris les nanas et leurs délires d’anti-rides et de botox, personnellement. Je trouve ça beau, des rides. C’est humain. Ça montre qu’on a en face quelqu’un d’expressif, quelqu’un qui a vécu, qui vit, et qui vivra. De plus en plus, quand je regarde la télé, je vois des nanas refaites de partout et peut-être que je suis vieux jeu mais je trouve ça effrayant. « Va pour l’anti-rides alors. Les aiguilles ça fait trop peur. » Sans parler des trucs qui t’injectent. Comment être sûr que ça va pas te tuer ? Ou pire, t’enlaidir à vie ? « Bon, vu comme ça alors je vais peut-être décider de rester en vie. Mais c’est vraiment pour toi. » Ne nous voilons pas la face : Elsa n’a clairement pas besoin de moi, c’est typiquement le genre de nana qui va devenir amie avec tout le monde très vite, et je suis à peu près sûr qu’elle sera étouffée de câlins au moment de mon enterrement. J’ai bien vu qu’elle avait l’air de bien s’entendre avec pas mal de monde, et le contraire m’aurait étonné. Entre sa joie de vivre naturelle et son absence totale de mauvais fond, ç’aurait été surprenant qu’elle se fasse beaucoup d’ennemis. « Non c’est pas ça, j’aurais adoré en avoir. Mon ex-femme voulait pas. » je confie en m’installant sur le banc à ses côtés. Je note fièrement que je n’oublie plus de mentionner le petit préfix ex- que j’avais tendance à oublier. « Du coup ta proposition me paraît alléchante, j’veux bien celui que t’as en rab ! J’ai de l’énergie à revendre maintenant que mon ex est partie et que y’a plus personne pour me faire suer à longueur de journée. » Un grand sourire vient s’installer sur mon visage ; bien sûr, je n’en pense pas un traître mot. Je suis une lopette et je ramperais aux pieds d’Ava si je pensais qu’il y avait une chance qu’elle me reprenne. Mais je me fais pas d’idée, et je préserve ma dignité – c’est pas plus mal. Alors autant prendre le truc avec humour. Et puis, d’ailleurs, c’est pas complètement faux : à défaut d’un meilleur terme, elle me faisait vraiment suer mine de rien.