Anabel

Ce matin, étrangement, aucun voix de crécelle désagréable ne me sortit brutalement de mon sommeil. Même pas la moindre tape sur le torse d'ailleurs, et ça c'était étrange. Bref, à défaut de me faire violenter, je pensais me faire enguirlander comme tous les matins car j'avais tendance à légèrement m'étaler dans le lit, chose qui ne ravissait pas franchement Anabel. Il me fallu quelques instants après avoir ouvert les yeux pour me remémorer le prime de la veille. Ah mais oui, le con ! La demoiselle était privée de parole. Autant je n'avais pas cessé de m'en réjouir en me couchant hier soir, autant je l'avais complètement zappé ce matin. Je tournai alors la tête et vis ma partenaire allongée à mes côtés, regardant le plafond, visiblement pensive. Je ne pus m'empêcher de l'ouvrir - l'occasion était trop belle et je ne me priverais de rien aujourd'hui. « Ce bonheur de ne pas entendre "Andreas vire ton bras !"... Rappelle-moi de remercier l'autre roukmout. » Pour le coup je lui devais une fière chandelle au Marcus, car monsieur avait imposé le silence à ma partenaire pour la durée d'une semaine. Non mais vous ne vous rendiez pas bien compte du bonheur que c'était pour moi. Ne plus entendre Anabel me faire des reproches le matin au réveil, le soir au coucher et parfois aussi au cours de la journée... moi j'appelais juste ça le paradis, ni plus ni moins. Le rouquin faisait office d'être inutile en ces lieux mais, de temps à autres, il pouvait aussi prendre de sages décisions. Et Anabel, comment la vivait-elle cette situation au fait ? Bah, elle ne risquait pas de me le dire. En tout cas pas avec des mots. Héhé, la vache c'était trop bon. Là je savourais. Clairement.

S’il y avait bien quelqu’un qui se réjouissait de mon malheur, cette semaine, ce devait être mon partenaire. De toute évidence. Tout ce qui pouvait me porter préjudice – que ce soit cette nomination ou bien cette interdiction de prendre la parole – le divertissait au plus au point. Il se nourrissait de ma misère, ce salaud. Il ne payait rien pour attendre, celui-là, d’ailleurs… De toute façon, je savais maintenant une chose pour le blesser dans son orgueil : mon nombre de votes supérieurs au sien. Ce que, j’étais persuadée, il n’avait pas appréciée. Et ça, je devais dire que ça me flattait un peu. Pas qu’il soit frustré, mais qu’on ait pensé à voter pour moi, bien sûr. J’y songeais d’ailleurs toujours, allongée sur le dos, bien installée à ma place, dans le lit, alors que mon regard se rivait sur le plafond de la chambre. Un sourire, presque énigmatique, trônait sur mes lèvres. Je sentis Andreas qui s’agitait à mes côtés : voilà qu’il émergeait enfin du sommeil, celui-là. J’attendais la première pique dans trois, deux, un… « Ce bonheur de ne pas entendre "Andreas vire ton bras !"... Rappelle-moi de remercier l'autre roukmout. » Mes yeux roulèrent un moment, avant que je ne tourne la tête vers ce cher partenaire tendre à mon cœur, lui faisant bien comprendre de mon regard que ces plaisanteries, il pouvait bien se les mettre là où je le pensais. Genre, l’air de lui dire ‘va te faire foutre’ en un seul coup d’œil. N’empêche, j’étais devenu une cible beaucoup trop facile et tentante pour lui, il ne lâcherait pas le morceau comme ça, oh non. Ça l’amusait beaucoup trop. Quel lourdaud, quand même.

Je la faisais juste éperdument chier, je pouvais le lire dans son regard. Oui mais voilà, elle était dans l'incapacité de me le signifier vu qu'elle n'avait plus l'usage de la parole. Ça me faisait des vacances à moi, mais sans doute était-ce particulièrement éprouvant pour elle... « C'est dans ces moments-là qu'on doit regretter de ne pas avoir appris le langage des signes, non ? » Ah ça, c'est sur, elle devait s'en mordre les doigts. D'un autre côté Anabel ne pouvait pas deviner qu'un jovial petit rouquin lui retirerait le droit de parler pour une durée d'une semaine. Personne ne s'attendait à ça d'ailleurs, peut-être même étais-je le seul à m'en réjouir. « Ce qui est d'autant plus con que je le maitrise, moi, le langage des signes. » Ouais, je l'avais en effet appris étant plus jeune, entre deux dictées de Mein Kampf effectuées par mon père. Son livre de chevet. Quand je disais que j'avais eu la pire enfance que l'on pouvait souhaiter à un gosse, c'était pas du crack. J'avais franchement douillé et ce langage des signes, chez moi, s'accompagnait toujours d'une bonne tape sur le bout des doigts avec une règle dès que je n'effectuais pas bien une gestuelle. Parfaitement, comme il y a soixante ans. De toute façon mon père en était resté bloqué à l'avant-guerre. Qu'il n'avait pas connue d'ailleurs, oui c'était con. Mais on allait pas le plaindre non plus, hein. C'était juste un abruti fini qui idolâtrait le Führer. Et lui non plus il ne l'avait pas connu. Grand bien nous fasse.

Oh qu’il semblait flotter sur son petit nuage, mon cher Andreas. Ce devait être le paradis pour lui, le fait que je ne puisse pas prononcer un seul mot. Qu’il en profite le temps que ça dure… que ce n’était que pour une semaine, n’est-ce pas. Après ça, pas question de me faire taire à nouveau… oh non! « C'est dans ces moments-là qu'on doit regretter de ne pas avoir appris le langage des signes, non ? » Mon regard, toujours rivé sur lui, s’illumine un moment alors qu’il mentionne ce détail. Le langage des signes? Mais je connais, relativement bien, même. Peu de gens sont au courant de ce détail sur ma personne. Et pourtant. Je suis appelée dans mon métier à travailler avec des gens ayant des problèmes d’élocutions, forcément, alors l’apprentissage de cette forme de communication à fait partie intègre de mon éducation. Mais ça, bien sûr, il l’ignore. « Ce qui est d'autant plus con que je le maitrise, moi, le langage des signes. » Là, par contre, je suis d’autant plus surprise que je n’attendais pas cela de lui. Je suppose que ce n'est pas pour venir en aide aux autres qu'il est doté de ce potentiel. Voyons, c'est presque impossible. Néanmoins, cela veut dire que je peux lui répondre de cette façon ? Oh, bah d’accord, volontiers. Si je l’envoie balader d’un signe de la main, il captera le message, ou ? Je n’ai qu’à m’exécuter pour voir sa réaction. Et c’est ce que je fais. Je parie qu'il ne s'attendait pas à ça. Encore une fois, mon cher, tu me sous-estimes. Toujours.

Et oui madame, je maitrisais parfaitement le langage des signes moi. Alors oui, d'accord, je pouvais parfaitement comprendre que c'était fort étonnant, mais bon y'avait pas non plus de quoi crier "surpriiiiise !". Un type comme moi, cultivé et tout, excellait dans bien des domaines et j'avais appris le langage des signes contre mon gré, étant jeune. Je n'en faisais d'ailleurs quasiment jamais l'usage, car cela ne me remémorait pas forcément de très bons souvenirs. Néanmoins quand je l'appris à ma partenaire, celle-ci ne parut pas seulement surprise, non, il me sembla également qu'elle le maitrisait elle aussi. Bon, je ne pouvais bien sur pas compter sur Anabel pour qu'elle me le dise elle-même, mais c'est en tout cas ce que je compris sur l'instant. Néanmoins j'avais l'impression de l'emmerder au plus haut point avec mes histoires. Peut-être aussi que le fait de ne pas pouvoir me répondre et, par exemple, m'insulter ou m'envoyer des pics comme elle en avait jusque là l'habitude la frustrait beaucoup. Pauvre choupette. Allez, une semaine sans parler ça n'était pas la mer à boire. Et puis elle pouvait toujours se consoler en se disant qu'elle nous faisait du bien à tous. Vous vous rendez pas compte hein, Anabel qui se la ferme c'est carrément des vacances à Honolulu gratuites ! Tout cela pour dire que peu après ma révélation, elle m'envoya chier d'un signe de la main qui se voulait fortement évocateur. Okay, j'avais compris le message. Mais je n'allais pas m'avouer vaincu aussi facilement, oh non alors. Ce serait mal me connaitre. « Puisque t'es privée de parole, tu pourrais peut-être satisfaire ton adorable partenaire, non ? Histoire de te rendre un minimum utile quoi. » Hm, la question que vous vous posiez était certainement la suivante : avais-je quelque chose derrière la tête à cet instant ? Oh que oui. « Tu pourrais, je sais pas,... me masser ! Oh oui masse-moi Bebelle ! » Je me mis à taper dans mes mains comme un enfant tout enjoué. On aurait dit une otarie qui avait faim, mais bon... En fait j'avais juste mal au dos alors, bien sur, un massage ne serait clairement pas de refus.

Je ne crois pas que mon geste suffit à le convaincre que je maîtrisais bien le langage des signes, mais pour l’instant, ça suffirait. Avec lui, j’avais l’impression qu’il en faudrait plus pour le persuader, de toute façon. Comme il avait toujours cette tendance à me sous-estimer, ça n’avait rien de surprenant, par contre. J’avais l’habitude. Et comme je m’en doutais, mon geste l’invitant à aller jouer ailleurs n’eut pas l’effet escompté. Persévérant, le petit. « Puisque t'es privée de parole, tu pourrais peut-être satisfaire ton adorable partenaire, non ? Histoire de te rendre un minimum utile quoi. » Mes yeux se plissent par scepticisme, me demandant encore ce qu’il osera me demander… ou ce qu’il osera faire. Disons que je peux m’attendre à tout, avec Andreas, alors je me prépare à toute éventualité, vous savez. « Tu pourrais, je sais pas,... me masser ! Oh oui masse-moi Bebelle ! » Et le voilà qu’il se met à taper des mains comme un pauvre gosse surexcité. Oh, misère. D’ailleurs, quel affreux prénom vient-il d’utiliser pour me qualifier… Eww. Par contre, ce cher massage qu’il espérait, il risquait de l’attendre très, très, trèèèès longtemps. De un, parce que je n’en avais clairement pas envie. Et de deux, parce que je n’avais aucun talent, et que j’étais assez gentille pour lui éviter de souffrir davantage. J’étais vraiment beaucoup trop adorable, vous ne trouvez pas ? Je lui jetais donc un regard qui en disait long sur ce que je pensais de sa petite idée, puis me retournant finalement sur le lit, dos à lui. J’aurais très bien pu partir aussi, mais il était encore trop tôt pour sortir du lit, et ce n’est pas parce qu’il s’y trouvait encore que je lui ferais ce plaisir de lui laisser toute la place.

Un massage, juste un petit massage pour calmer ce dos endolori. Franchement j'estimais ne pas lui demander la lune, à la jeune femme. En plus elle n'avait rien d'autre à faire, du moins ce qu'il me sembla sur le moment, alors pourquoi ne pas mettre ses petites mains au travail un petit peu ? Le regard qu'elle me lança ensuite parut clairement signifier "tu peux rêver mon coco". Ah bah sympa, vraiment, on ne pouvait rien lui demander. Surtout qu'elle n'en fasse pas trop, hein ! Et en plus elle se tourna, se mettant dos à moi. Wow de mieux en mieux. « Tsss. Rappelle-moi à quoi tu sers ? Ah oui, à rien. Déjà qu'en ayant la parole, t'es inutile, mais alors quand t'es muette... » Non mais c'est bon, hein, je cherchais pas non plus à me montrer particulièrement méchant là. Même si, tout à fait honnêtement, j'étais plus honnête que jamais. Cette fille ne servait à rien, et je ne manquais pas de lui faire clairement savoir. Après le but était aussi de la faire réagir. Depuis tout à l'heure j'avais droit à des regards, des petits gestes, mais rien de bien concret. Je sais pas, vu qu'elle ne pouvait plus rien exprimer par la parole, autant mettre toute son énergie ailleurs... Oh non je n'espérais pas la voir me sauter dessus, au contraire. Et puis, sur ce plan là, avec Anabel, j'avais lâché l'affaire depuis un moment. Et attention hein, surtout ne pas en parler à la demoiselle... c'était sujet de discorde entre nous. Ceci allait-il être suffisant pour la faire se retourner histoire de me faire face ? Hum, fallait voir...