Nonchalamment assise sur la troisième marche, la princesse déchue aux rêves effilochés faisait rouler une cigarette entre ses doigts agiles. Profondément enfouie dans son fatras de pensées, elle chantonnait doucement, faiblement, pour elle seule et ce silence craquant qui l'enveloppait. Les volutes de ses élucubrations filaient bien plus haut qu'il n'était humainement possible de les saisir mais son corps, sa chair, était bel et bien là, au beau milieu de ce vaste escalier qu'elle ne savait se résoudre à grimper, à vaincre, sans accepter toutefois de renoncer non plus. Elle était, elle était bien. Elle divaguait doucement. Mais elle divaguait toujours. Il y avait un peu de plaisir dans chaque goutte de silence, et elle méditait d'un soin religieux son impérieux besoin de fumer, et d'anéantir chacun de ses souffles dans le mercure crasseux de cet objet de mort portative. Elle avait envie de sublimes photos, et de magnifiques chaos. Et d'un baiser. C'était étrange au demeurant, mais plaisant à l'idée, à l'envie. Oui, elle souhaitait un baiser, mais elle n'en disait rien. Non, elle ne parlait pas puisque, encore une fois, elle était seule.

Si elle leva les yeux vers lui, elle ne sembla guère le voir. Il était là, planté devant elle, mais Deirdre le dévisageait avec absence. Elle était bien consciente, elle avait entendu chaque mot qu'il avait prononcé, mais elle ne disait rien, elle ne répondait rien. Elle demeurait simplement là, à l'observer silencieusement, considérant avec un soin méticuleux chaque trait de son visage. Il était un bel homme, ce genre d'hommes qui le savaient fort bien. Elle en hocha doucement la tête d'approbation, et ce fût l'exact moment que ses lèvres choisirent pour s'entrouvrir et confesser ses restes d'élucubrations. « Les nuits sont si froides... On dirait des souffles de mort sur les nuques fardées. » En dépits du fait que ses propos furent tout aussi incongrus qu'hors de propos, c'était bien à son interlocuteur actuel qu'elle s'adressait. Il pourrait être désarçonné, les individus côtoyant Deirdre l'étaient souvent, mais cela n'empêcha pas la jeune irlandaise de tapoter la marche à ses côtés pour l'inviter... à s'asseoir avec elle, fallait-il croire. Il n'était pas impossible qu'il regrettât déjà de s'être attardé auprès de tel pantin malhabile, mais Deirdre ne s'en offusquait pas. Elle était là, ramenant les pans légers de sa robe sur ses maigres cuisses diaphanes ; la transparence en était saisissante, inquiétante même. Pour l'heure, elle respirait même un sentiment fantomatique, comme la fumée qui s'échappe constamment aux doigts naïfs cherchant à la saisir. Volubile mais tranquille, dans son triste théâtre, elle tourna pourtant son visage vers l'importun malheureux pour lequel elle eut un étrange sourire satisfait. « Je n'aime pas cette maison. Je crois qu'elle m'effraie. » Pourtant, elle le disait tout à fait sereinement, bien à l'aise dans ses certitudes. Et cela simplement parce qu'elle n'était plus une enfant pleine de superstitions mais bien une femme composant avec des sentiments complexes et contradictoires. Et elle ne cherchait aucunement à se dissimuler. « Et j'ai envie de fumer. » Ses doigts laissèrent paraître la cigarette posée dans sa paume et, sans la moindre raison apparente, elle la lui tendit.

A force de scruter les iris du jeune homme, Deirdre crut y percevoir comme un malaise mesuré, familier. Il donnait le sentiment d'être là de bonne grâce sans tout à fait comprendre pourquoi il l'était. Souvent, la jeune princesse trempée de désillusion en avait l'amer sentiment, tant et si bien qu'elle avait fini par en faire son amant. Désormais, ils se côtoyaient, se tutoyaient, et elle recherchait même ce malaise qui s'insinuait en elle avec la douleur de l'insupportable différence. Aussi prit-elle un rare plaisir à garder son regard soigneusement abîmé dans le sien. Il n'en était qu'un peu plus beau. Quant à cette cigarette, elle lui offrit un sombre sourire. Refermant ses doigts sur le poignet du jeune homme, elle y re déposa la cigarette avec nonchalance. Après quoi ses yeux trouvèrent un lointain point d'ancrage où se noyer, elle et ses élucubrations innommables autant qu'innombrables. « Ce n'est pas grave. C'est comme un cadeau. » Bien qu'une cigarette fût un étrange présent, Deirdre s'entêta à le considérer comme tel. Cet homme, quelle que fût sa mentalité, lui semblait étrangement agréable. Il était là. Et il s'était assis. Simplement. Encore maintenant, il demeurait. Elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle s'en moquait. Elle n'avait aucun besoin de comprendre, comme à son habitude. « Tu aimes cet endroit. » Ce n'était pas une question, il va s'en dire, à plus forte raison parce qu'il l'avait sous-entendu quelques secondes plus tôt. « Tu as de belles mains. » Tout à fait naturellement, elle en revint à lui, son regard s'attardant de nouveau sur le poignet, puis les doigts, du jeune à ses côtés. Enfin, elle daigna relever les yeux vers lui. Son visage était alors si sérieux, si serein. « A quoi penses-tu ? l'interrogea-t-elle sans détour. » Et elle donna clairement l'impression d'attendre une réponse.

Il ne comprenait rien. Ils ne comprenaient jamais rien. Mais le plus important n'était pas là car Deirdre n'avait en aucun cas besoin d'être comprise. Elle était là, elle existait à sa façon, sans rien demander au monde. Pas même un regard. Pas même l'ombre d'un sourire, d'une attention. Elle déambulait dans le chaos de son existence, désarticulée et désabusée, comme un pantin dont on eut coupé les fils bien avant de l'avoir pourvu de deux jambes solides afin de marcher par lui-même. Lâchée au milieu d'une hostilité contre laquelle elle frottait soucieusement ses joues rosées, Deirdre était une égarée, une écorchée, qui se souciait autant du monde que le monde devrait se soucier d'elle : jamais. Ce n'était pas essentiel, ni nécessaire. Et, quelque part, elle devait aimer le désarroi de cet homme, d'autant qu'il demeurait tout de même. Finalement, elle n'était peut-être pas la seule égarée. Plus encore quand il admit que ses proches lui manquaient. Deirdre ne conçut pas tout à fait l'idée de manque, mais elle l'accepta cependant d'un hochement de tête incertain. Il avait certainement raison. Car il était seul désormais. Ils l'étaient tous. Ils allaient devoir vivre avec la certitude d'être inlassablement entourés tout en étant plus seuls que jamais. Deirdre, elle, aimait cette perspective, et il lui tardait même de s'écorcher à la lumière obscure de l'abandon sordide. Elle s'y noyait même si aisément que ses pensées s'égaraient à lui faire oublier la réalité, et la présence de l'homme qui, tout à fait naturellement, prit sa main dans la sienne. Éclairés d'un nouvel éclat, les yeux de la petite poupée allèrent de son regard jusqu'à sa main, sans qu'on eut pu tout à fait déterminer la manière dont elle envisageait ce geste. Une atteinte. Un blasphème. Un accord. Ou peut-être tout à la fois. En tous les cas, elle récupéra immédiatement sa main, d'un geste tout emprunt de délicatesse et d'égard. « Il ne faut pas me regarder ainsi, lui dit-elle doucement, son regard parfaitement abîmé dans le sien (quelque part, forcément, il y avait un soupçon d'approbation et de réprobation mêlées). Tu ne sais pas ce que tu regardes ainsi. » Elle fronçait très légèrement les sourcils quand ses lèvres se suspendirent, entrouvertes. « Tes yeux ne peuvent pas voir. Ils ne peuvent pas me voir. » Malgré son délire tout à fait lucide, Deirdre exprimait une idée précise mais subtile : elle n'était ni une enfant, ni une innocente, mais les yeux impies se laissaient volontiers abuser. Les siens, les premiers, puisqu'elle voyait là un monde connu d'elle seule.